Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

M. SPERBER Nous savons aujourd'hui que les masses des grandes agglomérations ne sont que ce qu'on désigne en langage militaire comme « masses de manœuvre ». L'organisation des personnes a fait place à une organisation-objet, semblable à une unité militaire : comme celle-ci, elle fait - ou s'abstient de faire - ce qu'on lui ordonne ou interdit, avec un enthousiasme ou une aversion dont l'intensité est savamment graduée sur commande. Il existe une autre notion de masse, correspondant à un certain niveau de la production industrielle, et notamment à la standardisation sans laquelle ne serait guère possible la fabrication de quantités toujours croissantes de marchandises distribuées, consommées ou abandonnées en des laps de temps toujours plus brefs. Il s'agit alors de la masse des consommateurs dont l'importance sans cesse accrue imprime son cachet à la culture dite de masse. On le saisira mieux si l'on met en lumière certaines èaractéristiques de l'homme de masse. 1. L'homme de masse se sent frustré s'il n'est pas assuré d'avoir à sa portée tout article de consommation nouvellement apparu sur le marché, qu'il s'agisse d'une pâte dentifrice « scientifiquement » préparée, de cigarettes prétendues inoffensives, d'un nouvel appareil de radio ou de chauffage, du disque de la dernière scie en vogue, voire du film en couleurs qui étale les charmes de la star, dernière en date. L'être social de l'homme de masse ne se concrétise pour lui que dans la mesure de sa possession du produit industriel. Bien qu'il gagne sa vie en travaillant, la place qu'il occupe dans la société est, au point de vue psychologique, beaucoup plus déterminée par son rôl: de consommateur que par la part prise par lu1 à la production. 2. L'homme de masse échappe en quelque sorte au temps-espace pour revenir, par une régression sans douleur, au temps linéaire. Son monde et les choses de son monde sont pour ainsi dire soustraits à l'action dégradante du temps qui passe ; ils ne comportent pas d'ombres tel un portrait fait par un dessinateur sans' talent. Cet homme est attiré presque exclusivement par la nouveauté, le dernier cri. Il aspire aux objets qui semblent s'élancer vers l'avenir. Ainsi, en l'an 1966, son rêve est de posséder un transistor modèle 1967 et une voiture modèle 1968. (Cela n'empêche guère le psychologue d'admettr~ que cett_enéo-manie frénétique est tout à fait compatible avec le misonéisme, c'est-à-dire la peur de ce qui est vraiment nouveau. Mon essai : Le Public et son âme, inclus dans Le Talon d'Achille, montre Biblioteca Gino Bianco 9 comment la passion d'une nouvelle présentation répond chez l'homme de masse à une incurable nostalgie d'un fond ancien, répété jusqu'à l'obsession.) 3. A la lumière d'une analyse psychologique et sociale, la culture de masse pourrait apparaître comme la surcompensation inachevée d'un complexe d'infériorité qui, engendré par la misère, menace de survivre à celle-ci. Il est agréable et utile de disposer d'une salle de bains à soi, d'avoir sa propre voiture, de remplir à son gré des loisirs toujours plus iongs. L'homme de masse y voit la preuve que la zone dangereuse où il courait le risque d'une régression sociale est désormais derrière lui. Il ne lui suffit pas d'avoir échappé aux quartiers misérables, aux tavernes, à la saleté dégradante, il lui faut chaque jour renouveler sa certitude d'être porté par un fleuve miraculeux, un fleuve qui monte. Saint-Just proclamait, il y a quelque cent soixante-dix ans : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » La nouvelle idée qui, sans aucun doute possible, s'est emparée de l'humanité industrielle, ne vise pas en premier lieu le bonheur, mais ce qu'on pourrait désigner comme la fuite incessante du temps devant lui-même : il n'est plus permis au présent de s'arrêter, fût-ce un instant ; pour l'homme de masse, l'unique temps est l'avenir. Il croit que, pour en être digne, il doit le conquérir, et pour ce faire, un seul moyen : une prospérité tou- . Jours accrue. 4. Comme pour la liberté, c'est par la négative qu'on ressent plus intensément le bonheur et qu'on le définit de la manière la plus exacte. L'homme de masse s'observe presque en hypocondriaque : est-il assez heureux ? Il lui arrive de se sentir malheureux uniquement parce qu'il ne se croit pas heureux. Ne pas être heureux est suspect, car ce pourrait être un indice alarmant d'insuccès. Pour mesurer son bonheur, l'homme de masse emploie des méthodes quantitatives ; il compare le nombre d'articles de consommation de toutes sortes dont il dispose par rapport aux autres. Quel que soit ce nombre, il se révèle insuffisant ; l'évasion éperdue dans le bonheur n'est qu'une aventure désespérante. Cet homme a bien des points communs avec le parvenu ; toutefois, il refuse d'être, comme ce dernier, l'héritier du passé ; il veut, lui, le monopole de l'avenir. Le passé, à ses yeux, ne signifie rien. Une dernière caractéristique de l'homme de masse mérite d'être relevée : il voudrait pos-

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