256 nes que Tchernychevski portait avec résignàtion, la triste débauche désespérée de Dobrolioubov, la manie égocentrique et la schizophrénie de Pissarev. Loin de rabaisser ces personnages dans l'esprit du lecteur, la révélation de leurs faiblesses humaines et des problèmes personnels qu'ils n'avaient pu résoudre ne fait qu'accroître notre admiration pour leur lutte héroïque, à la fois politique et intellectuelle, qui rencontra des obstacles insurn1ontables. Des trois, _Tchernychevski est sans conteste celui qui a le plus de poids, et c'est à juste titre que M. Lampert lui fait la plus belle part. Seul Tchernychevski, avant d'être complètement absorbé par ses tâches de journaliste, eut le temps et le talent d'écrire des œuvres relativement méditées telles que sa thèse de doctorat sur les Rapports esthétiques de l'art et de la réalité et son Principe anthropologique en philosophie ( quoique ce dernier ne soit qu'un compte rendu étoffé), Ces livres fournirent aux révolutionnaires des années 60 leur maigre arsenal d'idées ; mais il est difficile d'y voir quoi que ce soit de pénétrant ou d'original. La « philosophie » de Tchernychevski était l'espèce la plus naïve d'un matérialisme et d,un déterminisme pseudo-scientifiques, amalgamée à l'utilitarisme de Bentham, le tout coiffé d'un appel franchement gratuit à la volonté révolutionnaire. M. Lampert s'évertue à faire de ce fatras quelque chose de respectable et il lui fait trop d'honneur en invoquant à son propos les noms de Spinoza, d'Helvétius et de Marx comme termes de comparaison. A la fin, cependant, il est bien obligé de convenir que la pensée de Tchernychevski est parfaitement fruste et limitée. « Il tirait de gros chèques sur un fonds scientifique inexistant, en faveur de ses interprétations matérialistes », écrit-il, « et écartait les faits gênants en usant d'expressions péjoratives aussi graves que " métaphysique ", " fantastique " ou " illusionniste ", tout comme des écolières indignées feront usage des épithètes " terriblement " et " vachement " ». Cela donne très exactement l'impression que l'on vient de lire quelques bonnes pages de la prétendue «. philosophie » de Tchernychevski. En dépit de ces critiques en feu roulant, M. Lampert ne s'efforce pas moins, avec un héroïsme digne d'éloges, d'accorder à Tchernychevski le statut d'un penseur d'envergure. Et là on ne peut s'empêcher de penser que son admiration pour le courage et la droiture de l'homme, que sa sympathie pour sa position politique dans les années 60, l'a conduit à confondre de manière regrettable l'intention morale de Tchernychevski avec sa réussite intelBibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL lectuelle. Selon M. Lampert, alors qu' « une bonne part des conceptions " extérieures " de Tchernychevski est fruste et découle d)dées erronées ( ...), l' " intérieur " recèle une profonde expérience morale et intellectuelle dans laquelle il faut s'efforcer de pénétrer. » L' « intérieur » de Tchernychevski, tel que M. Lampert le définit, est un humanisme froid, un désir de voir l'homme comme un tout; et son matérialisme, son naïf réalisme épistémologique et son utilitarisme mal équarri font partie de son désir de descendre des hauteurs désincarnées de l'abstraction métaphysique pour en revenir à l'homme en chair et en os. A l'appui de sa thèse, M. La1npert cite mainte phrase dans laquelle « l'homme » est exalté et glorifié, par exemple celle-ci : « Dans le monde sensible tout entier, l'homme est l'être suprême. » Or pareilles phrases ne sont, en fait, que des clichés empruntés à Feuerbach et aux hégéliens de gauche, rien de plus que la monnaie courante d'une époque sur laquelle, en définitive, Marx imprimera la marque la plus originale. Tchernychevski était un fervent admirateur de Feuerbach, comme M. Lampert le sait bien, lui qui va jusqu'à citer Tchernychevski avouant, dans les dernières années de sa vie, avoir toujours été un« fidèle partisan » de Feuerbach. M. Lampert admet toutefois que « Tchernychevski soupçonnait à juste titre qu'en élevant l'homme au statut d'une déité, Feuerbach avait perdu de vue l'homme réel, tel qu'on le connaît ici-bas ; qu'il avait substitué une idée abstraite de l'homme, ou du genre humain, ou de l'humanité en général, à la personne humaine concrète ». Telle est la critique que Max Stirner aussi bien que Marx adressaient à Feuerbach, chacun à sa manière ; mais on aimerait bien savoir où M. Lampert l'a trouvé dans Tchernychevski. Pas la moindre citation, et il y a de bonnes raisons de croire que toute la minutie dont M. Lampert sait fajre preuve dans ses recherches ne suffirait pas à lui faire déterrer un texte à l'appui. De toute manière, en admettant même que pareil texte existât, cela ne prouverait pas que l' « humanisme » de Tchernychevski ait trouvé son expression dans une quelconque forme conceptuelle vraiment importante. Avoir conscience de cet « humanisme >> peut nous aider à comprendre le~ mobiles profonds de la pensée de Tchernychevski, mais de là à convertir ses faiblesses philosophiques en forces... Dans l'ensemble, malgré ce copieux plaidoyer tout à la fois spécieux et irritant, et, à l'occasion, un recours à la tactique marxiste qui consiste à vilipender moralement l'adversaire, les pages de M. Lampert sur Tchernychevski e1;1tant que
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