144 termes d'échange entre les produits industriels et les produits agricoles, nettement défavorables aux paysans, ne firent qu'aggraver cette situation. Si bien que la fraction commercialisée de la récolte globale, qui s'élevait à 20,3 % en 1913, tomba à 14,3 % en 1924-25, à 13,2 % en 1925-26, à 12,1 % en 1927-28 et à 11,1 % en 1928-29, compromettant le ravitaillement des villes et bloquant l'exportation de blé, une des principales ressources de l'Etat. C'est cette situation critique, en vérité prérévolutionnaire, qui amena les théoriciens bolchéviques à reprendre à leur compte le concept d'accumulation primitive, chargé jusque-là d'une signification quasi démoniaque. La controverse sur l' « accumulation socialiste primitive », dernière grande discussion théorique entre marxistes, peut légitimement être considérée comme la première prise de conscience de la problématique socio-économique de la croissance dans les pays qualifiés depuis de sous-développés. Si, en 1905-06, Lénine et Trotski ont, pour la première fois, prospecté les potentialités particulières des pays précapitalistes (et ils sont allés beaucoup plus loin que Max Weber, ce qui n'est pas peu), Trotski, Boukharine, Préobrajenski, Chanine, Sokolnikov, Groman, Bazarov et leurs émules ont eu le mérite de poser avec une vigueur et une franchise dont la pensée marxiste nous a depuis déshabitués, les problèmes économicosociologiques de l'industrialisation des pays neufs. Encore une fois, ce n'est pas là la moindre des contributions marxistes à l'enrichissement de la théorie sociale. Au centre de la controverse se trouvent deux questions intimement liées : celle du rythme de l'industrialisation ou du taux maximum de formation du capital, celle de la politique agraire, c'està-dire de l'attitude qu'il fallait adopter à l'égard des paysans les plus entreprenants. Ne pouvant plus confisquer le blé, l'Etat devait se le procurer par la voie des échanges, donc inciter le paysan à augmenter sa production et à écouler ses excédents sur .le marché en lui offrant des quantités croissantes de biens manufacturés à des prix abordables. Or ces conditions d'équilibre ne se réalisèrent pas : la crise dite des « ciseaux» de 1923, la « disette de marchandises» de 1925-26, la grève des ventes et des semailles de 1927-28 et la crise des céréales de 1927-29 furent des indices de la disproportion croissante entre l'industrie et l'agriculture qui minait la Russie de la nep4 • Une conception « harmoniste » SELONBoukharine, la « crise des ciseaux» était due à une demande insuffisante de la part des 4. Pour ce qui suit, cf. les articles de N. Valentinov sur le communisme de droite, in Contrat social, nov.-déc. 1962, janv.-fév. et mars-avril 1963. Biblroteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL paysans : pour stimuler celle-là et pousser ceux-ci à produire davantage de denrées alimentaires pour le marché, il fallait encourager le développement des fermes prospères et supprimer tous << les vestiges du communisme de guerre » qui faisaient obstacle à l'enrichissement des paysans. Il faut, disait-il en 1925... ...combattre le capital privé non pas en fermant ses boutiques, mais en produisant des articles de meilleure qualité et moins chers que les siens. (...) Le paysan aisé et le paysan moyen qui veut devenir aisé ont peur d'accumuler. Une situation est créée où le paysan a peur de couvrir son isba d'un toit métallique parce qu'il craint d'être traité de koulak; s'il achète une machine, il fait en sorte que les communistes ne le sachent pas. Toute amélioration technique devient clandestine. (...) Le paysan aisé est mécontent parce que nous ne lui permettons pas d'accumuler et de louer de la main-d' œuvre ; d'un autre côté, les paysans pauvres qui souffrent de la surpopulation protestent parce que nous ne les laissons pas s'employer comme salariés 5 • Il fallait donc supprimer ces entraves, favoriser le regroupement des paysans dans des coopératives véritables, affranchies de la tutelle du Parti, et investir de préférence dans l'agriculture et l'industrie légère, où les besoins en capitaux étaient bien plus faibles, par rapport à la production immédiate, que dans l'industrie lourde. Dans le choix des investissements, il fallait accorder la priorité aux branches où le capital était le plus faible et exploiter au mieux les avantages d'un rapport réduit capital-production. Tel fut le point de vue de Lev Chanine et de Vladimir Bazarov qui insistaient aussi sur les avantages que le pays pourrait tirer de l'exportation accrue de matières premières d'origine agricole et de produits alimentaires : les machines importées grâce à l'exportation des produits agricoles seraient moins coûteuses que si elles avaient été produites sur place. Ecoutons Chanine : Les pays en voie d'industrialisation ont commencé avec l'industrie légère en important à bas prix des pays avancés les produits industriels semi-finis et l'outillage perfectionné dont ils avaient besoin. Leur industrie ·légère fut ainsi édifiée dans les conditions les moins coûteuses. Et ce n'est qu'après avoir accumulé des stocks suffisants de biens de consommation qu'ils se sont lancés dans le développement de l'industrie lourde 6 • L'industrialisation devait se faire « à pas .de tortue », en évitant les investissements lourds, qui pourraient comprometrre la stabilité monétaire. Staline écrivait en 1925 (Œuvres complètes, VII, 315 sqq.) ; Comme l'insuffisance des capitaux est sensible chez nous, le développement ultérieur de notre industrie 5. Boukharine: « La nep et nos tâches», in Bolchévik, 1er juin 1925. Cité par Erlich : The Soviet lndustrialization Debate, 1960, p. 15. 6. Cité par Erlich, p. 30.
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