Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

DÉBATS ET RECHERCHES les devoirs de l'homme, il appartient au gouvernement d'en connaître». Pas besoin d'assemblée, ni de Parlement, ni de suffrage libre, car « il n'est point sûr que sa décision [du peuple entier] füt l'expression de la volonté générale >, et « les chefs savent assez que la volonté générale [au sens de Rousseau] est toujours pour le parti le plus favorable à l'intérêt public». En somme l'autorité de l'Etat, immanente dans la masse, ne peut être exprimée par cette masse : l'Etat la discerne, la met en forme, l'impose et il y trouve sa légitimité. Il n'est pas besoin d'insister davantage. Derrière la façade des institutions, des votes, se tiendra le groupe des fidèles organisés, armés, dépositaires de la vérité, incarnation nécessaire de la volonté générale, dont les adversaires, quels que soient leur nombre, leur respect des formes, leur dévotion à la démocratie ne seront jamais que des factieux, des conspirateurs, des intrigants, des réactionnaires, des porteurs de catastrophes et, à l'occasion, des usurpateurs. Désormais, il y aura un peuple légitime, comme il y avait un roi légitime, avec cette différence toutefois que le roi montait au trône selon une règle de succession qu'il ne pouvait violer et sous condition de respecter des lois fondamentales qu'il ne lui appartenait pas d'abroger. Le peuple légitime s'est désigné lui-même: étant la Vertu, le Bien, la Volonté générale, il n'admet aucune limite à son pouvoir, car le Bien et la Vertu ne peuvent composer sans devenir le Mal et le Vice. Ces idées ont fait leur chemin, à travers diverses philosophies politiques. Pour le moment, on n'en a point mesuré l'importance. Rousseau lui-même a écrit que le Contrat social ne pouvait concerner qu'une petite république et on l'a tenu pour un livre de polémique genevoise. Il n'est plus guère lu: les théoriciens qui s'en sont inspirés l'ont rejeté dans l'ombre, parce qu'ils ont dit avec brutalité (et parfois réalisé) ce que Rousseau présentait avec des fleurs. Son importance n'en est pas diminué~. Le xx:e siècle a vu un recul général de la liberté; l'année Rousseau tombait donc bien. Mais elle a un sens que n'avaient certainement pas prévu les princes, les ducs et les belles dames qui allaient contempler le solitaire bougon en train de copier de la musique. Napoléon, lors de son pèlerinage à Ermenonville, a vu plus loin, beaucoup plus loin. Mais c'était Napoléon. Pour M. Pierre Gaxotte, le Contrat social est parfaitement clair, et c'était aussi l'avis de Simone Weil qui, pourtant, comprenait la « volonté générale » d'une tout autre manière, plus pénétrante et subtile, tout en admettant implicitement que personne ne l'avait entendue comme elle. Dans le remarquable article où elle préconisait la suppression générale des partis politiques (Ecrits de Londres, Paris 1957, pp. 126-148), elle traite de la notion de volonté générale en ces termes: Notre idéal républicain procède entièrement de la notion de volonté générale due à Rousseau. Mais le sens de la notion a été perdu presque tout de suite, parce qu'elle est complexe et demande un degré d'attention élevé. Quelques chapitres mis à part, peu de livres sont beaux, forts, lucides et clairs comme le Contrat social. Biblioteca Gino Bianco 123 On dit que peu de livres ont eu autant d'influence. Mais en fait tout s'est passé et se passe encore comme s'il n'avait jamais été lu. Rousseau partait de deux évidences. L'une, que la raison discerne et choisit la justice et l'utilité innocente, et que tout crime a pour mobile la passion. L'autre, que la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. Par suite si, sur un problème général, chacun réfléchit tout seul et exprime une opinion, et si ensuite les opinions sont comparées entre elles, probablement elles coïncideront par la partie juste et raisonnable de chacune et différeront par les injustices et les erreurs. C'est uniquement en vertu d'un raisonnement de ce genre qu'on admet que le consensus universel indique la vérité. La vérité est une. La justice est une. Les erreurs, les injustices sont indéfiniment variables. Ainsi les hommes convergent dans le juste et le vrai, au lieu que le mensonge et le crime les font indéfiniment diverger. L'union étant une force matérielle, on peut espérer trouver là une ressource pour rendre ici-bas la vérité et la justice matériellement plus fortes que le crime et l'erreur. Il y faut un mécanisme convenable. Si la démocratie constitue un tel mécanisme, elle est bonne. Autrement, non. Un vouloir injuste commun à toute la nation n'était aucunement supérieur, aux yeux de Rousseau - et il était dans le vrai, - au vouloir injuste d'un homme. Rousseau pensait seulement que le plus souvent un vouloir commun à tout un peuple est en fait conforme à la justice, par la neutralisation mutuelle et la compensation des passions particulières. C'était là pour lui l'unique motif de préférer le vouloir du peuple à un vouloir particulier. C'est ainsi qu'une certaine masse d'eau, quoique composée de particules qui se meuvent et se heurtent sans cesse, est dans un équilibre et un repos parfaits. Elle renvoie aux objets leurs images avec une vérité irréprochable. Elle indique parfaitement le plan horizontal. Elle dit sans erreur la densité des objets qu'on y plonge. Si des individus passionnés, enclins par la passion au crime et au mensonge, se composent de la même manière en un peuple véridique et juste, alors il est bon que le peuple soit souverain. Une constitution démocratique est bonne si d'abord elle accomplit dans le peuple cet état d'équilibre, et si ensuite seulement elle fait en sorte que les vouloirs du peuple soient exécutés. Le véritable esprit de 1789 consiste à penser, non pas qu'une chose est juste parce que le peuple la veut, mais qu'à certaines conditions le vouloir du peuple a plus de chances qu'aucun autre vouloir d'être conforme à la justice. Il y a plusieurs conditions indispensables pour pouvoir appliquer la notion de volonté générale. Deux doivent particulièrement retenir l'attention. L'une est qu'au moment où le peuple prend conscience d'un de ses vouloirs et l'exprime, il n'y ait aucune espèce de passion collective. Il est tout à fait évident que le raisonnement de Rousseau tombe dès qu'il y a passion collective. Rousseau le savait bien. La passion collective est une impulsion de crime et de mensonge infiniment plus puissante qu'aucune passion individuelle. Les impulsions mauvaises, en ce cas, loin de se neutraliser, se portent

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