120 sophique sur l'histoire-objet et l'histoire-science, tantôt la ·tentative de constituer ce que Hegel a appelé, après Bossuet, l' «histoire universelle». Rien ne peut être plus éloigné de l'empirie que cette majestueuse formation de la période des périodes, intégrant tous les tournants, embrassant l'ensemble de l'humanité dans son devenir de tous les lieux. Tout repose sur une loi unique, très simple et catégorique pourtant, ce qui la distingue des lois naturelles, toujours conditionnelles. On l'énonce en disant qu'il y a un commencement, un milieu et une fin. Mais par quoi faut-il commencer philosophiquement ? Par la Fin, qu'il convient ainsi de majusculer. Alors, tout devient intelligible, et le commencement le plus obscur lui-même s'éclaire, tandis que le · centre rougeoie. De Vico à Marx, en passant par Kant et Auguste Comte, l'entreprise a d'illustres cautions. M. Callot juge sainement lorsqu'il remarque que la construction philosophique de l'histoire doit être tirée de considérations extérieures à l'histoire. La fin de l'histoire, toujours postulée, qu'il s'agisse du règne de la liberté, d'empire universel ou de société sans classes, ne saurait appartenir à l'histoire elle-même, dont le déroulement observable est toujours en suspens. C'est ce qui fait dire aux amis de la philosophie de l'histoire ainsi conçue que la période dans laquelle ils vivent est toujours de transition, comme s'il pouvait en être autrement, comme si toutes les périodes n'étaient pas toujours de transition, comme si les voyageurs n'étaient pas toujours en transit, comme certaines marchandises. S'ils étaient arrivés, ce ne seraient plus des voyageurs. En vertu de l'a priori posé au départ intellectuel par la sophie, afin de dominer l'empirie qui, de gré ou de force, doit se loger dans ces schémas, aux enchaînements de causalité immanents que l'on pourrait extraire de la matière première de l'histoire, à la façon des sciences de la nature opérant sur l'histoire naturelle, se substitue une finalité transcendante. La ·théorie physique. ordinaire est une. systématisation de lois causales ou statistiques cautionnées par· l'expérience, dont, en dernière analyse, elle admet toujours de relever. Une théorie philosophique de l'histoire n'est pas une systématis~tion de lois, puisque l'historiographie ne dispose que de faits. Elle doit donc introduire du dehors sa loi unique. Par l'artifice du barbier qui demain rasera gratis, elle échappe au contrôle de l'expérience, lequel est admis par les hommes de science vulgaires comme juge en dernier ressort. Il ne faut pas celer l'avantage de la procédure, comparée aux moyens plus simplistes de conquérir l'intelligibilité historique précédemment envisagés. Pour rendre intelligible ce qui précède, on pourrait s'en tenir au point où nous en sommes, considéré comme fin provisoire, mais déjà susceptible de donner un « sens » : l'histoire universelle antécédente, ne manquant pas d'esprit, aurait conspiré pour amener les temps Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES modernes, dont chacun peut constater la présence. L'inconvénient est d'induire une révision perpétuelle, du type de celle qu'un George Orwell a imaginée. Au contraire, avec une authentique philosophie de l'histoire, au. lieu de son pauvre • • • A ersatz, on ne varie Jamais, meme en apparence, à moins bien entendu que l'on change de principe transcendant, par suite d'une contre-révélation. Quelque part, assis sur le talus, un obstiné qui a déjà versé une ou plusieurs fois, laisse désormais passer les trains : il sait qu'il en est un qui parviendra à destination, et c'est celui-là qu'il attend. Quand passera-t-il ? Là est le mystère. Les philosophes de ce genre sont les vaches paisibles de l'histoire. Après la perte de ses illusions de jeunesse, Hegel était devenu l'une d'entre elles.. Il y a aussi les obscurs militants dont la foi charbonnière a résisté à toutes les épreuves. Apocalypse veut dire révélation. Une fois posé l'alpha, qui est aussi l'oméga, le reste s'ensuit logiquement. Mais d'où vient le principe ? La simple historiographie répond qu'en Occident la philosophie constructive de l'histoire est l'héritière - assez peu légitime, les circonstances l'ayant ~éduite à l'état laïque - de la théologie chrétienne, elle-même faisant suite à la théologie païenne des cycles qu'inspirait l'astrolâtrie. Illégitimité, parce que l'état civil est bâtard : mère théologienne, père d'esprit scientifique ou positif, aimant de moins en moins qu'on parle religion. Mais l'aveu échappe parfois au gendre de l'athée: Paul Lafargue, citant Bossuet, selon qui « l'homme s'agite et Dieu le mène », voudrait mettre à la place de Dieu les «forces productives » 6 • Hegel étant obscur, comme il se doit, admet encore qu'on puisse invoquer la Providence, à condition d'en faire une personne raisonnable et assez rusée. Le statut bâtard de la philosophie constructive de l'histoire correspond assez bien au signalement de la métaphysique selon Auguste Comte : mélange instable, en proportions diverses, d'esprit théologique et positif. On serait tenté de parler de «méta-histoire» si le terme n'était lui aussi équivoque, s'il ne pouvait servir à désigner aussi bien la réflexion philosophique sur l'histoire, en soi fort légitime, que l'entreprise contestable de construire a priori le développement de l'humanité depuis l'origine jusqu'à la fin. Et l'on sait bien aussi ce qui retient de stigmatiser la «métaphysique de l'histoire », lorsqu'on s'abrite derrière Comte: sous le terme de« dynamique sociale», en postulant comme tous les autres un stade final, le fondateur du positivisme, malgré ses profondes intuitions rétrospectives, a bâti une variante du genre prophétique. Et c'est précisément parce que la prophétie de Comte sur l'avenir intellectuel de l'humanité est controuvée par les faits, parce que nos contemporains, en dehors de leurs occupations profes6. « Idéalisme et matérialisme», controverse JaurèsLafargue, in Spartacus, 1946, p. 28.
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