Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

A. PATRI c'est que du consciencieux recours à l'indispensable présent, l'historien engagé peut tirer des effets du plus sûr comique : un historien de Marc-Aurèle s'est montré de nos jours de fort méchante humeur à l'égard de son héros, lui reprochant tout au long d'avoir été insuffisamment «matérialiste» et «dialectique». L'empereur-philosophe, qui n'était pas dans la ligne intellectuelle de la seconde après-guerre mondiale, ne pouvait commettre que des sottises. Culture systématique de l'anachronisme. A-t-on remarqué que la théorie de J.-P. Sartre, suivant laquelle le passé ne s'illumine qu'aux couleurs du présent, a trouvé son illustration dans I984, de George Orwell, lorsque le romancier évoque la méthode qui consiste à réimprimer sans trêve les anciens journaux, moyennant des modifications indispensables pour les mettre au goût du jour ? Est-il cependant nécessaire de puiser dans l'imagination d'un futuriste lorsque l'histoire originale de notre temps montre qu'effectivement cela se pratique? L'histoire réfléchissante induit M. Callot à poser de nouveau la vieille question : l'histoire est-elle une science ? Question que les candidats au baccalauréat ne sauraient du moins esquiver. A l'usage de ces jeunes gens, on fera remarquer que la solution dépend des définitions. Nous nous étonnerons un peu que l'auteur n'ait pas cherché à rajeunir le problème en se référant à Misère de l'historicisme, de Karl Popper 2 , qui ne se contente pas d'en dégager les implications académiques. Le philosophe austro-britannique montre que si l'on veut élucider le mot «science» à partir du modèle indiscuté de la science physique, l'historiographie, originale ou réfléchissante, n'est certainement pas une science. Sa démonstration a peut-être une portée plus limitée que celle qu'il lui attribue lui-même, mais sa clarté et sa sûreté s'imposent à ceux qui ne font pas fi de la pensée logique lorsqu'il est question d'épistémologie. En effet, les sciences de la nature, dont l'ensemble peut encore servir à constituer la physique au sens large des Anciens (ce sont aujourd'hui les matières du P.C.B.), ont pour objet de dégager, par les voies de la théorie et de l'expérience, des formules du type: « Pour tout A, si A, alors B. » Ces formules autorisent d'une façon sinon certaine, du moins très probable, des prévisions fécondes en applications : si l'on constate que A est donné, alors on doit s'attendre à B. Rien de tel en historiographie, quelle que soit !'échelle considérée. L'historiographe, agissant ès qualités, se contente d'enregistrer, après avoir fait effort pour les établir, des suites de faits a, b, c, d, dont il ne tire, ni ne saurait tirer, la moindre loi. Henri Poincaré, mettant en scène un historien qui vient lui annoncer avec enthousiasme sa découverte, le repousse avec dédain, faisant valoir que si Jean sans Terre a passé par là, cela 2. Paris, Pion, 19SS· Biblioteca Gino Bianco 117 lui importe peu puisqu'il ne s'ensuit pas que tout Jean sans Terre suivra cet illustre exemple 3 • Tout cela est bien connu. Mais il est moins académique d'avoir à constater que l' « historiciste » qui se prévaut des succès de la prévision dans les sciences physiques, un peu comme le geai se parait des plumes du paon, prophétise sans vergogne, au nom de son personnel « sens de l'histoire », l'inévitable venue de B, non seulement sans avoir souci de montrer que A existe effectivement., mais encore sans consentir à nous faire connaître ce qui l'autorise à soutenir que de A s'ensuit nécessairement, ou très probablement, B. Cet animal ne sévit malheureusement pas uniquement dans la fable, mais il se · rencontre en mainte occasion sur la place publique. Ce qui paraît limiter la portée de la démonstration de Karl Popper, c'est la question, en soi légitime.,de savoir s'il y a jamais eu un pur historien exempt de tout péché «historiciste », se contentant de collectionner des faits passés sans jamais chercher à les expliquer ou à les comprendre en présupposant lois et théories. L'historien qui se consacre à la « petite histoire » se fait psychologue, celui qui aborde la grande histoire devient sociologue. En un temps et en un pays où l'antique Faculté des Lettres a cru bon de se donner une rallonge pour annoncer qu'elle se voue également aux «sciences humaines », psychologie et sociologie ont la prétention de devenir des sciences au même titre que les sciences physiques. Les fins devenant géomètres, Pascal n'a plus qu'à se cacher. Le bénéfice de la revendication ne sauraitil rejaillir sur l'historien, lequel, opérant dans les mêmes parages, aimerait bien être considéré lui aussi comme un « savant humaniste», cela dans un autre sens que celui de simple érudit ? Evitant de scruter de trop près les réalisations nationales du moment, nous ne contesterons pas, en principe, le bien-fondé du projet « scientifique ». Il y a bien, à l'actif d'une autre psychologie que celle du « mondain », d'une autre sociologie que celle du « politique », quelques petites lois de caractère statistique, sinon causal, qui fondent des prévisions, voire des applications. Contre les « sciences humaines», il n'y a rien à tirer de la démonstration de Popper puisque le philosophe n'a jamais entendu soutenir que tout ce qui est humain est réfractaire aux lois. Mais un grave danger de confusion demeure : la tâche propre de l'historien n'est ni celle du psychologue ni celle du sociologue. Lorsqu'il est en veine d'expliquer ou de comprendre, la psychologie et la sociologie qu'il présuppose ressortissent au sens commun : psychologie mondaine et sociologie au niveau de la politique. Le psychologue et surtout le sociologue « scientifiques » risquent de devoir beaucoup à l'histoire, comme l'industrie doit à la mine et aux champs, mais la réciproque, peut-être souhaitable, est encore loin d'être évidente. En tout cas, l'histo3. La Val,ur d, la science.

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