Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

AnniY-ersaire UNE UTOPIE RUSSE • • 1863-1963 par Joseph Frank SI L'ON DEMANDE à des non-Russes quel est le roman russe du XIX8 siècle qui a exercé la plus grande influence sur la société russe, leur choix se portera probablement sur .l'-q.ne des œuvres du fameux triumvirat, Tourguéniev, Tolstoï, Dostoïevski: Pères et Enfants, Guerre et Paix, Crime et Châtiment, telles seront sans doute les réponses, mais elles seront également fausses. Aucun autre titre choisi parmi les nombreuses œuvres de ces grands écrivains ne se rapprocherait davantage de la vérité. Le roman qui peut à juste titre revendiquer cet honneur, c'est Que faire?, de N. G. Tchernychevski, livre dont on a fort peu entendu parler en Occident, et qu'on a encore moins lu. Pourtant il n'est point d'œuvre dans la littérature moderne, à l'exception peut-être de La Case de l'oncle Tom, qui puisse le disputer à Que faire? ·quant à l'influence sur la vie des hommes et la faculté de faire l'histoire. Bien plus que le Capital de Marx, le roman de Tchernychevski, dont le centième anniversaire tombe en avril 1963, fournit la dynamique émotive d'où sortira la révolution russe. Les témoignages de l'influence de Que faire ? ne manquent pas dans la littérature russe. L'un des premiers se trouve chez Dostoïevski, doué d'un flair peu commun pour déceler les courants importants de la culture russe de son temps. Dostoïevski distingua d'emblée Que faire? et ne tarda pas à l'attaquer dans ses Mémoires écrits dans un souterrain. Dix ans plus tard, un passage des Démons confirme son extraordinaire influence. Stepan Trophimovitch Verkhovenski, l'idéaliste libéral des années 40, s'efforce de sonder lamentalité déconcertante de son rejeton, Pierre Verkhovenski, et ne peut, pour comprendre, que remonter à la source, Tchernychevski. Le narrateur se présente chez le vieux monsieur: « Un livre ouvert était sur la table. C'était Quefaire?, de Tchernychevski. Je me rendis compte d:~l s'était emparé du roman et qu'il l'étudiait s Biblioteca Gino Bianco l'unique dessein de connaître d'avance leurs arguments et leurs méthodes dans leur " catéchisme ", afin de poul'oir, lors du conflit inévitable avec les " braillards ", les réfuter victorieusement... ,, Dostoïevski ajoute un détail historiquement exact : sans répudier Tchernychevski, qui, à l'époque déjà, était un «catéchisme», Pierre Ver- ' khovenski propose sardoniquement d'apporter à son père, plongé dans les ténèbres de l'ignorance, des livres « plus forts » encore. A l'autre extrémité de l'éventail politique, vin&tannées plus tard, nous pouvons faire appel à quelques observations sur Que faire ? contenues dans la première version de l'ouvrage fondamental de V. Plékhanov sur Tchernychevski (1890). « Qui n'a lu et relu ce livre fameux ? »; demande le « père du marxisme russe » qui fut longtemp~ l'idole de son jeune disciple V. I. Lénine. « Qui n'a subi son attrait et, sous son influence bénéfique, qui ne s'est purifié, amélioré, fortifié, enhardi ? Qui n'a été frappé par la pureté morale des personnages principaux ? Qui, après avoir lu ce roman, n'a pas réfléchi sur sa propre vie, n'a pas soumis ses propres aspirations et inclinations à un examen rigoureux ? Nous en avons tous tiré et de la force morale et la foi en un avenir meilleur. » La résonance émotive de cet extrait témoigne clairement de l'influence de Tchernychevski sur la sensibilité révolutionnaire, même lorsque, comme c'était le cas pour Plékhanov, on pouvait encore avouer que le roman souffrait d'évidentes faiblesses artistiques. Aujourd'hui, Que faire ? est tiré à des millions d'exemplaires en U.R.S.S., et aucun critique soviétique n'oserait insinuer que le livre n'est pas un joyau littéraire de la plus belle eau. * ..,,. L'IMMENSEsuccàs du roman de Tchernychevski est d'autant plus remarquable que l'auteur s'intéressait fort peu à la littérature d'imagination.

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