Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

Z. JEDRYKA. sacré e\ l'art frofane. L'homme ne peut plus se reconnaitre qu en tant q~e gouvernant ou gouverné, clerc ou rustre (cf. Discours sur l'inégalité éd citée, pp. 92-93). ' · A l'échelle sociale, c'est le même drame des inégalités, des prestiges, de la corruption · le A l' 1 ' maitre et esc ave se partagent les dépouilles de la liberté primitive. La dépravation de l'un et de l'autre correspond à la solidarité qu'ils manifestent dans leur commun désir de maintenir intact le théâtre des prestiges et des préséances. Le maître et l'esclave ne se découvrent antag?ni~tes . que lorsqu'il s'agit de procéder à la distribution de leurs rôles respectifs dans la société · périssent l'homme et sa liberté pourvu que le~ inégalités subsistent : On voit une poignée de puissants et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l'obscurité et dans la misère, c'est que les premiers n'estiment les choses dont ils jouissent qu'autant que les autres en sont privés, et que, sans changer d'état, ils cesseraient d'être heureux si le peuple cessait d'être misérable (Discours sur l'inégalité, éd. citée, p. 90). Le luxe corrompt tout, et le riche qui en jouit et le misérable qui le convoite. On ne saurait dire que c'est un mal en soi de porter des manchettes de point, un habit brodé et une boîte émaillée ; mais c'en est un très grand de faire quelque cas de ces colifichets, d'estimer heureux le peuple qui les porte et de consacrer à se mettre en état d'en acquérir de semblables un temps et des soins que tout homme doit à de plus nobles objets (Réponse au Roi de Pologne, éd. Desenne, 1831, Lettres, p. 100). * )f )f Au MOMENT précis où nos amis se réunissent au Panier Fleuri, au moment où Rousseau va voir son ami au donjon de Vincennes, des éléments très précieux de la dialectique, c'està-dire de la sciencede l'action historique placée sous le double signe de la liberté et de l'homme, existent déjà. On connaît les lois qui régissent l'accession de l'homme à une plus large liberté par l'avènement des arts, sciences et lettres purement « humains » et « utiles » à la société, telles l'agriculture et la forge; on sait aussi quelles sont les sources de sa chute historique dans les sociétés civiles. Le règne de l'inégalité, les contradictions de l'état social, l'état de guerre, Rousseau en fait la description détaillée en généralisant son propos à toutes les formes d'activité mentales et morales des individus, à toutes les formes du comportement politique des sociétés civiles dans l'histoire. Cependant, si Diderot conseille à son ami de soutenir devant l'Académie de Dijon un paradoxe« qui ouvre à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond» (Marmontel, Mémoires, Paris 1884, p. 283), il se garde bien, quant à lui, d'aller jusqu'à la condamnation du mercantilisme et de l'esP.rit de luxe corrupteur qui fleurit dans les sociétés civiles, grâce aussi aux arts, aux sciences et aux lettres. Et lorsque Rousseau condamne la monarchie au nom de la démocratie, Diderot ne Biblioteca Gino Bianco 163 le suit que sur un point très précis : s'il rejette la monarchie, c'est parce que, monarchie catholique, elle se fait le défenseur des droits et privilèges acquis non par la bourgeoisie, mais par le clergé et la noblesse. Condamnant l'aliénation de l'homme dans l'ordre moral et religieux essentiellement, Diderot s'en tient là et ne propose point de remède à cet état de choses. La lutte contre la monarchie et le clergé, entretenue par des pamphlets d'essence déiste, ou largement matérialiste, et par l'Encyclopédie, devrait suffire, dans S?n esprit, pour abattre tous les jougs qui asservissent les Français ; il n'y a là, à l'encontre des grands traités de Rousseau sur le droit, l'éducation et l'anthropologie, aucune recherche de solutions constructives. Sa conception de Dieu et du rôle que celui-ci pourrait jouer dans l'histoire civile si l'homme parvenait à s'établir dans une cité libre, c'est-à-dire dans la démocratie, ont déjà éloigné Rousseau de Diderot et des Encyclopédistes 3 • · Le Dieu de Rousseau; après avoir entièrement aliéné à son profit la liberté et la création humaines, devient pour l'homme un sujet de contemplation, enrichissant son être social d'une discipline rationnelle, armant son être moral de l'impérissable souveraineté d'une loi. De même, puisque le retour à la nature n'est plus possible, au lieu de s'enfermer, comme son « frère ennemi», dans le conformisme de la morale bourgeoise, au lieu de donner des armes idéologiques à une fraction infime de la nation dont la corruption est en passe d'égaler celle de la noblesse, Rousseau lance son messagedu Contrat social et de l' Emile. Il condamne ainsi la monarchie au nom de la république démocratique et du règne du citoyen nouveau. L'homme libre de Rousseau n'est pas un citoyen anonyme du Con_tratsocial, ~ai~ l'Emile de son roman pédagogique et le Vicaire savoyard de son traité de théologie naturelle. A la « dépravation » totale et universelle s'appliquent des remèdes radicaux et universels que Rousseau sera le seul à préconiser, et qui restent aujourd'hui valables. En effet, l'étude condillacienne de l'homme, du développement progressif de ses facultés mentales, de se~ 3:rts et de se~ indu~tries n'implique point la theorie de sa « depravatlon » ou de son « aliénation » dans la société civile. La réforme de l'entendement, jugée par Rousseau nécessaire, est donc sans objet pour notre abbé. Il a une confiance illimitée dans les progrès bienfaisants des sciences et des lumières du siècle. Les industries et les manufactures nouvelles allégeront la peine des hommes, le reste est affaire d'une bonne éducation, d'un commerce avisé et du sagegouvernement des élites. Diderot tente bien, comme ~ouss~u, la réforme de l'entendement, mais, mconsetent des ravages causés par l'esprit de lucre, le mercantilisme, la morale utilitaire, il 3. M. J can Fabre, dans l'article déjà cité, sera un guide très sOr dans le labyrinthe des motivations philosophiques de cette brouille célèbre.

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