Le Contrat Social - anno VI - n. 3 - mag.-giu. 1962

162 « lettre sur la folie de la science humaine et de la philosophie » et dénonce, lui aussi, les abus de la propriété en des termes que Rousseau reprendra : « Ce chien est à moi (...) c'est là ma place au soleil - Voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre » ( Œuvres, éd. Brunschvicg, Paris 1904, XII, pp. 68, 95, etXIII, p. 222). Il se souviendra aussi de « l'archevêque du quiétisme», du« bon Fénelon» dont il recommandera plus tard la lecture à Sophie. Les habitants de la Bétique (dans son roman philosophique Télémaque) vivent « tous ensemble sans partager les terres ... [car] tous les biens sont communs. Les fruits des arbres, les légumes de la terre, le lait des troupeaux sont des richesses si abondantes que des peuples si sobres, si modérés, n'ont pas besoin de les partager. Chaque famille errante dans ce beau pays transporte (...) ses tentes d'un lieu à l'autre quand elle a consommé les fruits et épuisé les pâturages de l'endroit où elle s'était mise. Ainsi ils n'ont point d'intérêts à soutenir les uns contre les autres et ils s'aiment tous d'un amour fraternel que rien ne trouble. C'est le retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs qui leur conserve cette paix, cette union, cette liberté. ·Ils sont tous libres, tous égaux » (éd. de 1782, p. 133). Les arts, les sciences et· les lettres « n'ont pas contribué à épurer les mœurs » des sociétés civiles, car l'homme, destiné à la liberté et au bonheur, connaît l' « asservissement social» et les « dérèglements de l'âme ». La science de l'homme, la . psychologie de Condillac seront revues et corrigées par Rousseau à la lumière du scepticisme de Montaigne, Pascal et Fénelon. Semblable à la statue de Glaucus, que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu'elle ressemblait moins à un dieu qu'à une bête féroce, l'âme humaine, altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l'acquisition d'une multitude de connaissances et d'erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a pour ainsi dire changé d'apparence au point d'être presque méconnaissable; et l'on n'y retrouve plus, au lieu d'un être agissant toujours par des principes certains et invariables, au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité dont son auteur l'avait empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner, et de l'entendement en délir'e (Préface du Discours sur l'inégalité, éd., Garnier, p. 34). L'HOMME est né libre et partout il est dans les fers. Cette apostrophe célèbre du Contrat social dénonce l'existence des « aliénations » dans toutes les manières d'être: celles de l'homme moral, doté d'un entendement soumis désormais à l'erreur et aux « passions artificielles » ; celles de l'homme public, esclave des préséances et de la corruption; celles de la politique, où l'état de guerre primitif se masque sous les beaux mots de droit et de vertu. , · . . BibliotecaGino Bianco ANNIVERSAIRES L'étude du droit, entendu au sens que Rousseau donnait à cette science - discipline morale et technique juridique de la liberté, - implique donc la connaissance préalable de l'homme, c'est-à-dire la connaissance des fondements réels de la société humaine et la possession d'idées claires sur la nature humaine considérée dans les développements successifs de l'histoire. C'est, en effet, « de la nature même de l'homme, de sa constitution et de son état qu'il faut déduire les principes de cette science», disait-il (toujours dans la Préface du Discours sur l'inégalité, éd. Garnier, p. 36)~ On voit donc que les techniques juridiques de la liberté rejoignent l'expérience morale plusieurs fois millénaire de nos civilisations, et en tirent l'essentiel de leurs motivations. L'expérience morale de son existence historique fait naître en l'homme la conscience du joug politique qui pèse sur lui dans chaque société civile, en même temps qu'elle lui fait mesurer le degré d'altération de son âme par rapport au bonheur et à la liberté dont il jouissait à l'origine (ibid., pp. 38-39). L'homme, qui créait librement dans l'immanence de sa création à l'état de nature, se découvre déchiré entre son existence aliénée, malheureuse, et sa création qui s'effectue dans l'ordre objectif des choses - dans l'ordre objectivisé de sa propre création. Ce déchirement de la conscience n'est que le reflet du drame bien plus profond qui se joue sur le plan des rapports que l'homme entretient avec sa création. Il n'est plus libre, car entre lui et la nature il y a le travail, la propriété et la société civile avec ses institutions et ses sanctions, tout un système de coercition dont il faudra tenir compte avant tout acte de création. L'homme devient alors étranger à la nature et, face à la création, la seule attitude qu'il puisse adopter est celle de l'orgueil engendré par l'essor « déréglé » d~ ses arts, sciences et lettres. Dans sa chute, il se déclare frustré du bien essentiel de son existence ancienne : la liberté. Eprouvant la perte de l'état de nature comme une chute ·douloureuse, il découvre _alors,avec l'existence de Dieu, la fragilité, la temP.oralité de sa propre existence. L'accession à la connaissance de l'immortalité de son âme s'accompagnera chez lui de la certitude de son exil métaphysique sur la terre. Pour comble, la création s'institutionnalise ; elle se soumet à l'ordre des passions et des raisons humaines, « artificielles », au jeu artificiel des inégalités et des prestiges, à la « science » de la vie et de la mort, à la science du bien et du mal consignées dans les enseignements et les traditions des prophètes. Le bien et le mal, coprésents à l'homme et à sa création, rendent possible et nécessaire le déchirement entre le bien et le mal coprésents dans l'histoire. D'appelé à la liberté, l'homme devient acteur sur le théâtre des inégalités, des prestiges et des préséances. Son art, par excellence humain, de la création, se structure sur l'architecture de l'univers « aliéné », réduit à une vision du monde dominée par· Dieu, la Société et le Travail. La création de l'homme·. libre se. scinde en. deux domaines distincts_qui finissent par rivaliser : l'art

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