154 il était une conséquence de la Raison. Dans tous ·les cas, l'évolution humaine était comparée à celle d' « un même homme qui subsiste toujours et apprend continuellement », suivant la formule de Pascal. Rien de semblable chez Rousseau : face à la nature, nous ne pouvons faire mieux qu'elle (Nouvelle Héloïse, V, lettre VII) ; nous gâtons tout si nous voulons la forcer. Négligeant ces vérités, l'homme se déprave et passe par tous les stades de la décadence et de la décrépitude. Telle est l'histoire humaine, synonyme de décomposition physique et morale. L'amour-propre, forme· dégénérée de l'amour de soi, masque cette déchéance de l'homme qui s'évertue à paraître ce qu'il a cessé d'être depuis des millénaires. Tantôt, Rousseau se plaint d'avoir subi luimême le sort de la statue de Glaucos et d'avoir été défiguré ; tantôt, il pense avoir échappé à la corruption. « Il [Jean-Jacques] est ce que l'a fait la nature. L'éducation ne l'a que bien peu modifié (...) ; après soixante ans de peines et de misères, le temps, l'adversité, les hommes l'ont encore très peu modifié 19 • » pans la mesure où il se considère comme ayant résisté à l'usure du temps et des choses, il reste l'homme naturel. A partir de cet homme, sorti de la nature, s'épanouissant dans l'âge d'or, aucun progrès n'est concevable. Cet homme, par la résistance aux folies de la civilisation, il s'agit de le conserver, en dépit de tous les obstacles matériels ou sociaux, et cela ne peut résulter que d'un acte de volonté. Tel est le but de l'éducation définie dans l' Emile, du Contrat social proposé à la société. L'homme, faisant son propre malheur, n'est soumis à aucune prédestination qui lui enlèverait sa liberté. Il peut et il r9. Rousseau juge de Jean Jaques, troisième dialogue. La thèse contraire est extraite du deuxième dialogue. · B·iblioteca Gino· Bianco ANNIVERSAIRES doit, dans l'esprit de Rousseau, renouer avec la nature qu'il a abandonnée dans sa dépravation, libérer son âme de la prison du corps, comme il le dit après Pythagore, substituer à l'égoïsme la communion affective avec ses semblables comme avec la nature. Sans cet élan passionné, la raison se réduit à un jeu d'esprit desséchant et vain. Rarement la pensée de Rousseau se dégage des mythes dont elle procède. Même sur le Contrat social, où il réussit à en faire abstraction et prétend partir de « l'homme tel qu'il est » au XVIII8 siècle, plane l'ombre légendaire de Sparte. Incohérences, contradictions ou « paradoxes » resteraient inexpliqués sans la connaissance psychologique de l'auteur, dont l'âme était pénétrée de ces mythes jusqu'à confondre ses phantasmes avec leur affabulation historique. C'est par cette extraordinaire convergence d'idées et de sentiments mal différenciés les uns des autres que Rousseau est encore vivant aujourd'hui. De l'âge d'or, la conscience, fût-elle corrompue, gardait un reflet d'authenticité. A cet archétype, Montaigne s'était déjà opposé. Pour lui, « les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume » (Essais, I, XXII). Et Pascal,·non sans ironie, avait« grand peur que cette nature ne soit elle-même -une première coutume, comme la coutume est une seconde nature » (Pensées, 93, éd. Brunschivcg). L'homme naturel de Rousseau appartient aux créations mythiques sur l'origine de l'espèce; mais ce mythe lui parut nécessaire pour doter l'homme réel d'une existence antérieure aux vicissitudes de l'histoire, sans rapport avec une justice sociale trop soumise aux circonstances p~litiques. pour obtenir l'adhésion de la conscience. MICHEL COLLINET. ,
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