Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

56 une idée concrète de ce que Corbon, dans son livre célèbre, avait appelé « le secret du peuple de Paris ». A la veille de sa mort, G. Duveau travaillait à un ouvrage sur les utopies sociales. Le livre posthume qui vient d'être édité rassemble quelques articles parus dans des revues spécialisées et des chapitres encore inédits, la plupart inachevés. S'y ajoutent des fragments fort importants puiqu'ils nous font connaître les intentions de l'auteur et l'ordre des thèmes qu'il pensait développer. Il y examine le phénomène de l'utopie sous ses trois aspects : sociologique, psychologique, historique. Dans des chapitres d'importance inégale, nous retrouvons sa manière pointilliste d'analyser les idées en les replaçant dans leur ambiance concrète et en les rattachant aux circonstances vécues comme aux traits caractériels de leurs auteurs. Se gardant, peut-être à l'excès, de tout dogmatisme ou de toute opinion préconçue, G. Duveau semble jouer, comme un chat avec une souris, avec les idéologies et les utopies. Si celles-ci apparaissent· comme les reflets d'une situation sociale, et parfois des réactions de défense de l'individu ou du groupe, elles sont aussi de véritables béliers dans la lutte contre un ordre social jugé néfaste ou périmé. Les idées - et les utopies - deviennent des forces quand elles s'emparent des masses, pensait Marx. L'opposition faite par Sorel entre l'utopie et le mythe semble à Duveau très artificielle. Par les images qu'elle suscite, l'utopie peut devenir la source de mythes puissants dont Sorel lui-même avait très justement saisi l'importance pour l'action. De l' œuvre inachevée de G. Duveau, il ressort que celui-ci, révisant les jugements ·péremptoires d'Engels, réhabilite la fonction sociale des utopies. La prétendue science, marxiste ou non, ellemême imprégnée d'utopie, ne saurait les remplacer, comme le pensaient Marx et Engels. Ce n'est pas sous le coup de raisonnements que s'ébranlent les masses populaires, mais lorsqu'elles sont possédées d'une grande espérance, et il n'existe pas d'espérance qui ne soit enrobée dans quelque vision utopique. Les fragments terminant le livre nous permettent d'entrevoir le plan de travail tracé par G. Duveau. Trois problèmes se présentaient à l'esprit : d'abord rechercher le fonds social et historique des utopies, en dépit de ce qu'elles présentent ·de gratuit, d'arbitraire et de fantaisiste, « situer le pays des chimères dans une perspective sociologique» (p. 190); ensuite « trouver dans l'utopie des archétypes .de la pensée humaine (la grande ambition des sociologues !)» (p. 189), ce qui revenait à en éliminer les aspects temporel et local ; enfin examiner leur résurrection dans le monde moderne. ·Que, dans un premier moment, l'utopie soit une évasion du présent, c'est ce dont personne ne doute. Nombreuses les utopies qui en sont restées à ce stade. « L'utopie, c'est la distance pour ne pas se salir» (p. 192), mais l'auteur ajoute : - "i Biblioteca Gino Bianco LB CONTRAT SOCIAL « distance pour mieux comprendre ». Dans un second moment, l'utopie peut devenir une critique révolutionnaire, donner à la révolte un sens et susciter un mythe de l'action. D'abord projet d'une cité idéale ou simple vision éthique qui arrache les hommes démunis à leur condition sociale, voire terrestre, elle peut, sortie de la chambre du visiônnaire, les inciter à reconquérir le paradis perdu dont la nostalgie, tantôt manifeste, tantôt latente, a traversé l'histoire humaine. G. Duveau note deux formes d'utopie. L'une procède de la Raison, l'autre se confie à !'Histoire. La première est une «contre-histoire», la construction d'un Thomas Morus ou d'un Campanella ; elle pénètre la philosophie des Lumières et 1~plupart des esprits révolutionnaires de 1789; elle veut modeler l'homme et la société suivant des principes rationnels indépendants du temps et des situations historiques; elle oppose la Nature ~ à !'Histoire. Mais la· Nature, elle-même ambivalente, peut être la mère protectrice des hommes, la source unique de leur bonheur de vivre ; elle peut, au contraire, exprimer la cruauté de leur sort, devenir la cause de leurs maux. L'utopie tantôt exalte la simplicité des mœurs, tantôt suscite la vision prométhéenne d'une Nature domestiquée par la toute-puissance créatrice de l'homme. Etymologiquement, l'utopie est la négation des circonstances locales ; sous sa première forme, elle est aussi négation de !'Histoire. Aux utopistes, G. Duveau oppose les historistes qui justifient le présent au nom d'un déterminisme et mettent au-dessus des créations de la Raison une Nécessité historique ou théologique. Mais l'historisme, chez Hegel ou Marx, peut aboutir à une fin de !'Histoire, et ressuscite alors pour l'avenir une utopie qu'il bannit quant au présent. · Le moteur de ce dépassement est dans l'existence d'une Négativité dont l'effet destructeur est nécessaire pour amener l'avènement de l'Esprit absolu, ou encore de la société communiste. C'est ce que G. Duveau nomme d'une manière imagée « !'Histoire noire », par opposition à « !'Utopie des lumières ». De ce point de vue, tombe .l'essentiel d'une différence entre le socialisme dit utopique et le socialisme dit scientifique. Fourier et surtout Saint-Simon ont introduit !'Histoire dans leurs constructions prophétiques. Marx et Engels y ont puisé largement. Sur SaintSimon, G. Duveau a écrit de belles pages qui montrent à quel point son utopie européenne et industrielle est devenue l'actualité de notre siècle. L'inachèvement de l'ouvrage ne permet pas de savoit si G. Duveau pensait à y introduire une analyse des idées et mouvements millénaristes, si importants dans l'Occident chrétien. 11 y eût trouvé ce qu'il déclarait être l'ambition des sociologues : la permanence d'archétypes millénaires sous des formules dont la diversité superficielle ne faisait que refléter· les situations transitoires des sociétés historiques.

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