Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

LA FONDATION DU MARXISME par Kostas Papaioannou II Matière et histoire IL EST DEVENU presque indécent de parler du « jeune Marx». Tout semble avoir été dit; tout, hors peut-être la vérité, celle du moins que l'on ne peut obtenir qu'à la seule condition de soumettre à l'examen une preuve qu'on a systématiquement affranchie de la loi commune et traitée en dépit des règles élémentaires de l'histoire des idées philosophiques. A force de systématiser et de donner aux thèses de Marx des appuis et des prolongements dont le moins qu'on puisse dire c'est que, lorsqu'ils ne trahissent pas tout simplement sa pensée, ils ne semblent guère résister à la critique ; en prêtant au moindre de ses propos une importance démesurée ; en lui attribuant enfin toutes les velléités encyclopédiques, « épistémologiques » et méthodologiques de ses disciples devenus entre-temps les pédagogues du genre humain - on en est arrivé à faire de Marx le créateur d'une «logique» nouvelle, le fondateur d'un « matérialisme » à la fois « historique » et « dialectique », bref, à affubler sa pensée d'un manteau de philosophie systématique qu'à la faveur d'une quasi- « intoxication » on n'hésite plus à mettre en concurrence avec la philosophiaperennis. Le matérialisme de Ma.rx POURTANT il suffit de lire Marx pour que ces mirages se dissipent et que le désert del' « orthodoxie» apparaisse dans toute sa nudité. Il n'y a pas de « théorie marxiste de la connaissance »: les quelques phrases lapidaires se rar.portant - de très loin - à la « gnos&>logie » qu on peut exhumer de l'œuvre immense de Marx sont tellement insignifiantes que ce serait faire injure à l'auteur du Capital de les citer. Il n'y a pas de « matérialisme dialectique » chez Marx : le terme m!me n'est pas de lui, mais d'Engels, Biblioteca Gino Bianco et ce n'est certainement pas un hasard si Lénine, qui, semble-t-il, ne pouvait faire un pas sans « demander conseil » à Marx, n'a pu étayer son Matérialisme et Empiriocriticisme, ouvrage entièrement fondé sur le principe d'autorité, que sur un minimum de citations de Marx. Il serait plus légitime d'attribuer à Platon la paternité de la psychanalyse (cf. Rép. 571 a-d) ou de la« conception matérialiste de l'histoire » (cf. Phédon 66 c et surtout Rép. 369 d sqq.) que de considérer Marx comme un philosophe du « matérialisme » ou comme le théoricien d'une «dialectique» nouvelle. Sans doute a-t-il célébré les matérialistes français et vénéré plus que tout autre le matérialisme de Feuerbach, en qui il voyait « le véritable vainqueur de l'ancienne philosophie» 1 • C'est ainsi qu'il le louait d'avoir montré que « le monde de l'expérience sensible ( die Sinnlichkeit) doit être la base de toute science » 2 • Mais il n'a jamais développé. cette pensée, ni réfléchi d'une manière tant soit peu cohérente sur les conditions de cette « science » du monde sensible. Marx ne devait assurément pas ignorer l'exemple, répété à satiété par ses disciples devenus « épistémologues », de l'eau qui bout à 100 degrés et se congèle à zéro degré; le fait est que l'idée ne l'a jamais effleuré que « la nature procède dialectiquement et non métaphysiquement» 3 • Cette proposition contient peut-être une immense vérité, mais pourquoi attribuer à Marx le mérite de sa découverte ? Ce serait perdre de vue l'essentiel de son œuvre que d'y chercher les éléments d'une philosophie « matérialiste » ou « dialectique » de la nature. Du reste, l' expérience prouve que pareille entreprise n'est pas I. NPh, p. 235 (VI, 44). 2. Ibid., p. 194 (VI, 36). 3. Bngcls : Herrn Eugen Dühn'n,s, 11c., Moscou 1946, p. 26.

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