A. PATRI savoir. Platon était-il un précurseur du nazisme, comme on l'a soutenu ? Nous continuons à ne pas le penser : le totalitarisme niveleur est incompatible avec l'autonomie des fonctions, de l'ultime surtout, que le philosophe ne consentait pas à subordonner aux autres professions. Heidegger décrivait la société hitlérienne telle qu'il aurait voulu qu'elle fût, conformément à l'image platonicienne, et non pas telle qu'elle était et devait devenir. Le grand philosophe qui prenait les vessies hitlériennes pour les lumières d'Athènes était, dans le concret, un piètre sociologue. Sa naïveté était grande. Croyait-il vraiment qu'Hitler, abjurant Rosenberg, le prendrait comme conseiller en vue de la réorganisation du corps social ? Il est plus vraisemblable qu'en acceptant des fonctions rectorales (électives), avec les obligations qui en résultaient sous ce régime, il espérait pouvoir au moins exercer une influence indirecte et, par le biais des tâches d'éducation, propager une autre philosophie que celle des propagandistes officiels. Au cours de l'été de 1935, il disait encore : « ••• Ce qui est mis sur le marché aujourd'hui . comme philosophie du nationalsocialisme, mais qui n'a absolument rien à voir avec la vérité intérieure et la grandeur de ce mouvement ... »L'année précédente, il avait abandonné ses fonctions rectorales. Depuis lors, il s'est tu sur ce chapitre et on ne l'a même pas vu emboucher la trompette guerrière. Exalter l'appétit de conquête ne se serait guère accordé avec ce qu'il proclamait en 1933 : « Notre volonté d'autoresponsabilité nationale veut que chaque peuple trouve et préserve la grandeur et la vérité de sa destination.» Le philosophe qui craint de se contredire n'est décidément pas un politique. Il est vrai que dans son appel en faveur du service du travail institué par Hitler (23 janv. 1934), Heidegger paraissait rectifier sa conception platonicienne de la structure de la société en admettant la réduction des trois fonctions à une seule, la plus humble, l' Arbeitstand, l'état du travail. M. Faye, qui traduit assez improprement par « classe du Travail», suggère dans son commentaire que Heidegger a pu puiser cette partie de son inspiration dans l'ouvrage de son ami E. Jünger intitulé Der Arbeiter, soit en français L'Ouvrier 6 • Mais c'est le philosophe lui-même qui, dans le contexte, rappelle que la désignation officielledu parti hitlérien était « parti national-socialiste ouvrier allemand». A la même époque, Simone Weil, commentant les événements, soulignait de son côté que le nazisme prétendait constituer un parti ouvrier au même titre que la social-démocratie et le communisme, mais en faisant ressortir son plus pur germanisme. Prétention qui nous amène à nous demander si, en évoquant le nationalisme et le racisme anti5. A notre connai11ance, il n'existe pas de traduction française. Heidegger a regrett~ rkcmment qu'il n'y ait pas de riidition. Il conviendrait, en effet, d'~tudier le climat qui fut celui du • communisme national •· Biblioteca Gino Bianco 41 sémitique comme nous le faisions plus haut, on a suffisamment analysé le nazisme. A la rigueur, on peut réduire à l'antisémitisme le «socialisme» dont il s'affublait, en rappelant le mot d'Engels sur« le socialisme des imbéciles », ces « imbéciles » étant les petits bourgeois ruinés, les prolétaires en faux col, toutes classes faibles dans l'esprit du vieux maître qui se trompait peut-être, comme le fait hitlérien a paru le montrer à ses suiveurs déconcertés. Mais l' «ouvriérisme» était l'emprunt que, dans sa désignation même, le nazisme faisait à la doctrine de ses adversaires« marxistes ». C'est ce qui pourrait cautionner l'impropriété de M. Faye glissant subrepticement le terme marxien « classe » à la place d' «état » pour traduire « Stand », selon le procédé qui consiste à faire passer un commentaire pour une traduction. Mais dans le commentaire proprement dit, lequel se contente d'évoquer E. Jünger, on n'en trouve plus trace, sans doute parce qu'il ne fallait faire aucune peine, même légère, à des «marxistes » voisinant au sommaire de Médiations. On nous permettra de ne pas partager ce scrupule. Simone Weil remarquait encore qu'en instituant le service civil du travail, Hitler, recourant à une sorte de parodie satanique, paraissait réaliser la plus chère espérance de Marx : « abolir la dégradante distinction du travail intellectuel et du travail manuel, source ultime de la division de la société en classes ». Il ne s'agissait, bien entendu, que d'une feinte et d'un artifice de propagande à l'occasion de cette feinte : le service civil hitlérien n'était pas l'avènement de la «société sans classes » ou de la « classe universelle », mais le prélude au rétablissement du service militaire obligatoire, une sorte de prémobilisation qui fût tolérée par les vainqueurs de Versailles encore puissants. Un littérateur et un philosophe naïfs, sans expérience politique, nourris seulement d'idéologie (ce qui n'était pas le cas de Simone Weil, qui voyait clairement le danger), imbus au surplus de préjugés nationalistes philosophiquement valorisés depuis Fichte, pouvaient s'y laisser prendre. C'est l'occasion de méditer sur le piège de l' « ouvriérisme », dans lequel sont tombés tant d'intellectuels obscurément mécontents de leur condition et de celle de leurs semblables, répondant pour ce motif, de façon momentanée ou durable, à l'appel de sergents recruteurs qui les sommaient de « s'engager » pour dépouiller les imperfections du vieil homme, en rejoignant, au moins selon l'esprit, mieux : selon la chair, leurs frères les moins fortunés. C'est là assurément une source d' « engagement » plus généreuse que le respect inconditionné du succès militaire ou politique, ou même le souci de l'efficacité des idées. Le piège de l'ouvriérisme vient de ce qu'on ne distingue pas suffisamment la voie de la regradation de celle de la dégradation : l'amélioration de la condition des plus humbles et l'universelle prolétarisation. Le clerc s'endort <t ouvrier » et se réveille serviteurde l'Etat policier.
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