Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

A. PATRI nationaux» collaborait précisément avec les nazis. On pourrait supposer que c'est là une des clefs du problème : l'attitude politique de Heidegger pouvait être celle d'un Allemand-national. Comme celui-ci, il se leurrait dans l'appréciation de la conjoncture : il ne s'agissait pas seulement de libérer l'Allemagne des « chaînes de Versailles », comme la suite l'a montré ; s'il eût été vrai que nazisme égale pangermanisme, on aurait pu poser l'équation : Hitler = Guillaume Il. Déduction incorrecte. Le philosophe semble l'avoir compris assez tôt en abandonnant, dès 1934, après le massacre de Rœhm et de ses acolytes, ses compromettantes fonctions rectorales. L'attitude politique de Heidegger était-elle commandée par ses principes philosophiques ? D'une manière assez confuse, le commentaire de M. Faye juxtapose les arguments de la défense, de l'accusation et de l'équité, qu'il n'aide guère à discerner les uns des autres. Du côté de la défense, on trouve l'argumentation suivante : la philosophie heideggérienne ne pouvait conduire au nazisme vrai, parce que celui-ci est inséparable du « biologisme » raciste, variété du naturalisme que, dans ses écrits antérieurs ou postérieurs à 1933, Heidegger a toujours condamné. En effet, le philosophe qui refuse de considérer la condition humaine comme celle d'un cc animal» ne peut être raciste. Nous croyons que c'est la raison qui a commandé, dans les proclamations, l'utilisation systématique de volkisch, ce qui permettait d'éviter non moins systématiquement rassisch. Pensant mieux comprendre le national-socialisJ11.e que les nazis eux-mêmes, Heidegger fait songer à tel philosophe français prétendant soutenir le stalinisme avec de meilleurs arguments que ceux des staliniens. De part et d'autre, naïveté, aggravée dans le second cas par l'obstination. Toujours est-il que M. de Waelhens, estimant qu'en ce qui concerne Heidegger il y a eu simplement maldonne, conclut en faveur de l'acquittement 2 • La myopie politique du philosophe égaré dans la cité expliquerait-elle tout ? Ce n'est pas l'avis de M. Karl Lowith, lequel paraît soutenir la thèse de l'accusation. Dans les discours et proclamations du recteur de 1933, le mélange des termes spécifiques du vocabulaire philosophique " heideggérien avec ceux qui caractérisent le jargon politique hitlérien est assezchoquant. On remarque notamment Entscheidung, terme philosophique que les initiés traduisent ordinairement en français par « décision-résolue ». N'est-ce pas là le joint ? Un élève de Heidegger disait plaisamment : « Je suis résolument décidé, mais à quoi ? » A n'importe quoi, parbleu, telle est la seule réponse légitime. Il y a là un inquiétant « nihilisme», que l'on voit aisément découler des prémisses qhilosophiques de la doctrine heideggérienne. ue dire, puisque c'est Heidegger luimême qui 'a déduit avec son fameux «Néant», 2. L11 Temp1 modern11, n° 22, pp. 115 sqq. L'argument de M. de W. n'est pas le nôtre. Biblioteca Gino Bianco I 39 investi de l'office de «néantir »... De là au prolongement politique, il n'y a qu'un pas : à l'origine, le nazisme n'était-il pas une cause de desperados, de gens résolument décidés à n'importe quoi, animés par une ténébreuse volonté de néant ? On a vu où cela les a menés. Précisément là où le philosophe est allé les rejoindre. L'accouplement du recteur et du Führer n'était donc pas fortuit, même s'il n'a duré qu'un temps fort bref. On doit ici arrêter l'éloquent témoin de l'accusation, car son argument, très digne de considération en général, dans le cas d'espèce prouve trop. S'il est vrai que le « décisionisme » est un « nihilisme », ce dernier un « n'importequisme », appliqué politiquement, pourquoi mènerait-il précisément en cet endroit plutôt qu'ailleurs ? Le nazisme n'était tout de même pas un lieu vierge de toutes présuppositions, où l'on pût éprouver seulement le vertige du vide. C'est après sa défaite militaire que l'on a inventé cette version romantique. D'autre part, c'est dans la revue de Sartre que M. Lowith développait son argument en 1946 3 • Se doutait-il qu'il prophétisait ? En ces mêmes colonnes, la preuve devait être administrée plus tard que le «décisionisme » philosophique, appliqué politiquement, pouvait aussi bien conduire à la justification du stalinisme, puis à celle du fidelcastrisme. Aussi, dès 1947, dans la même revue, M. Eric Weil paraissait-il inspiré par l'esprit d'équité lorsqu'il distinguait le cas du philosophe de celui du citoyen Heidegger 4 • Le même esprit d'équité commande de distinguer les prémisses de la philosophie générale posées par Sartre en 194 5 des applications politiques qu'il prétend aujourd'hui en tirer à grand renfort de ténébreux sophismes. La cause serait-elle entendue ? Nous n'en sommes pas tout à fait certain. Un problème plus général, dépassant le cas personnel de Heidegger en 1933, se trouve soulevé : d'où vient l'appétit d' « engagement » qui dévore le philosophe lorsqu'il entreprend de justifier un régime de dictature par des arguments tirés de !'Esprit universel incarné dans le monde ou dans l'histoire ? EsJ?rit, es-tu là ? Le Weltgei'st se présente aussitôt, arpentant lugubrement le champ couvert de morts sur qui tombe la nuit, voletant de ses ailes lourdes. Quel est cet oiseau qui apaise les morts en justifiant le vainqueur ? Est-ce bien la chouette de Minerve, comme l'a prétendu Hegel ? Son comportement inspirerait plutôt d'autres ornithologies. Heidegger pouvait venser qu'il saluait Hitler après sa victoire politique, comme Hegel avait salué Napoléon après sa victoire militaire. Hegel avait eu tort de ne pas prévoir Waterloo, Heidegger de ne pas ~révoir Stalingrad. Prenant un charognard pour 1oiseau cher aux Athéniens, Hegel s'était mépris sur le motif qui faisait autrefois célébrer le lever nocturne : il s'agissait de percer les ténèbres, non 3. Les Temps modernes, n° 14, pp. 343 sqq. 4. T. M., n° 22, pp. 128 sqq.

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