Le Contrat Social - anno V - n. 6 - nov.-dic. 1961

370 Mais cette conscience de classe elle-même, on peut se demander si l'auteur n'affirme pas assez gratuitement son existence. Prenons le ·cas de la grande bourgeoisie, puisqu'elle est l'objet principal de ce livre. M. Lhomme nous avertit dès l'avant-propos que ce groupe social est « un être dont l'existence n'est guère contestée mais que ses traits fuyants empêchent de dessiner avec rigueur». Ayant énoncé une telle proposition, l'auteur devrait avoir pour premier soin de démontrer que la grande bourgeoisie est une classe, c'est-à-dire ·possède une fonction et un.~ conscience de classe. Or il ne fait rien de teliEn quelques pages - pp. 44 à 48 - il éxpose que la grande bourgeoisie se distingue de l'aris~ tocratie foncière parce qu'elle travaille, et de la petite bourg~oisie parce qu'elle a de gros revenus. Cela demeure vague. Si vague que l'auteur avoue (p. 51) : « La classe en question n'est naturellement pas d'une homogéP,.éltéparfaite. » Et il énonce : industriels et ba~quiers ; négociants, officiers ministériels et hommes de loi ; puis « un lot assez disparate comprenant des fonctionnaires, des avocats». Ajoutons : des propriétaires fonciers, car l'auteur, cr9yant contredire René Rémond, reconnaît par inadv~rtance (p. 51., en note) que cc les nobles sont loin d'être les seuls propriétaires du sol». Qu'ont ces gens-là en commun ? Nous dirions, nous : ils pay<;p..~çleux~ents francs d'impôts, ils sont électeurs· '(comme les membres de l'aristocratie foncière, du reste). Ce qui les unit, c'est un privilège légal. M. Lhomme veut qu'ils forment une clas·se. Il leur attribue donc une fonction commune, qui est d'être la classe dirigeante (p. 49). Quant à la conscience de classe, elle consiste, j'imagine, à se savoir membre de la classe dirigeante. A la vérité, M. Lhomme ne s'explique pas sur ce point: il se borne à affirmer. Mais si la fonction et la conscience consistent bien à être et à se. savoir membre de la classe dirigeante, .cela revient à être et à se savoir électeur censitaire. De toute façon, si les électeurs censitaires forment sous la Monarchie de Juillet la seule! classe consciente d'elle-même et convaincue de sa vocation .dirigeante, il faut s'attendre qu'ils voudront conservér pour eux-mêmes le privilège de voter. Or ce n'est pas tout à fait le cas. M. Lhomme rappelle qu'en 1847 Duvergier de Hauranne proposa en vain l'abaissement du cens et l'adjonction de.s capacités. Pourtant sa proposition recueillit 154 voix contre 252, ce qui signifie que Guizot ne paryint à la faire repousser que grâce au vote massif des députés-fonctionnaires. Cela est· fâchet:Œ,pour l' « histoire sociale »telle que l'entend M. Lhomme, :mais la personnalité, les idées du roi et de Guizot n'oµ.t pas, en cette affaire, joué. 1:lll rôle négligeable. De la même façon, l'auteur tient à montrer que la grande bourgeoisie én tant que. classe ·:a conservé la suprématie sous Napoléon IIL cc LouisNapoléon Bonaparte;-dit-il, · est constitué le mandataire ou le gérant de certains intérêts bien définis, qui sont ceux de la grande bourgeoisie» (p. 161). Il y aurait une sorte de contrat tacite entre celle-ci Biblioteca Gir.10Bianco LE CONTRAT _SOCIAL et celui-là. L'auteur ne dit même pas : tacite. Il parle à dix reprises du contrat comme s'il avait été rédigé, ce qui est d'autant plus abusif qu'il lui faut reconnaître que « !'Empereur n'a pas .été un mandataire absolument passif » et que· des conflits l'ont opposé, de temps à autre, cc à une fraction, tout au moins, de l'opinion bourgeoise » (p. 162). L'auteur admet même (p. 163) qu'il n'existait entre les intérêts du pouvoir et ceux de la grande bourgeoisie, qu'un «parallélisme» suffisant pour empêcher les conflits « de s'envenimer tout à fait». On peut douter de l'unité - donc de la réalité - d'une classe dont certaines fractions ont des réactions particulières. D'autre part, si le pouvoir s'oppose aux intérêts des industriels (ou à ce qu'ils croient être leurs intérêts) sur des matières aussi graves que le traité de commerce ou le droit de coalition, comment peut-on penser que les intér~ts de la .. grande bourgeoisie et sa « conscience de classe » soient la raison de la politique? Et que dire de ces pages (182 à 184) sur la «mise au point des instruments de domination sociale » où rien, exactement rien, ne correspond - bien au contraire - à des mesures prises dans le sens des intérêts bourgeois? Ou encore de toutes ces mesures prises en faveur des ouvriers, et qui causaient (p. 207) «les plus vives inquiétudes à la grande bourgeoisie »? Il est évident que, de nouveau, l'explication «sociale» doit céder la place à l'explication politique. Ce qui importe, c'est la façon dont le pouvoir pense assurer sa propre durée, et la façon dont il conçoit l'intérêt général. On dira que, pourtant, le Second Empire a servi les intérêts de la grande bourgeoisie. Sans doute. Mais Colbert aussi favorisait les entrepreneurs, sans que personne songe à parler de suprématie bourgeoise. En fait, il y a pendant le Second Empire quelque chose de plus évident encore que la protection des intérêts bourgeois : c'est que l'évolution du régime.n'est nullement en relation avec l'évolution des intérêts bourgeois, mais très visiblement en relation avec les nécessités politiques du régime. D'ailleurs l'auteur lui-même finit (p. ·249) par se livr~r à des considérations sur le temi;:>éramenett les idées de l'empereur. C'est avouer assez naïvement l'échec de l' cc histoire sociale » telle que la conçoit M. Lhomme. 11va de soi qu'il y a d'autres façons de concevoir ·l'histoire sociale. Celle de ,M. Lhomme apparaît ici extrêmement proche du marxisme· orthodoxe. D'abord· parce qu'il s'attache à concevoir l'histoire comme une «lutte de classes», au point de ne voir dans les pseudo-classes que des instruments, des classes proprement dites (ou de ce qu'il définit ainsi). Et d'un autre côté, son obstination à évoquer un contrat imaginaire entre Napoléon III et la grande bourgeoisie, à forcer les faits pour présenter l'empereur comme l'instrument d'une classe, est l'expression d'une adhésion ·à la théorie marxiste de l'État de .classe. Lorsque à cette conception nous opposons les nécessités politiques du régime, nous ne songeons

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