QUELQUES LIVRES sa description, on voit que, là où Hanotaux dit « classes dirigeantes » et montre ces classes dirigeantes en lutte avec d'autres couches sociales, notre auteur dit « grande bourgeoisie », définit la grande bourgeoisie comme une classe (avec fonction et conscience de classe) et la montre vaincue par d'autres classes. On pourrait de la même façon, pour chacune des époques antérieures, opposer à M. Lhomme un historien traditionnel, et l'on verrait qu'ils disent à peu près les mêmes choses, à ceci près que le dernier venu ajoute son schéma rigide de classes en lutte pour la suprématie. Voyons donc ce que vaut le schéma, et s'il jette quelque lueur nouvelle sur la période considérée. Le schéma se fonde sur l'idée de classe telle que la définit l'auteur dès la première page : «Un groupe humain qui, ayant une fonction à remplir, en a conscience et fait ce qui est en son pouvoir pour la remplir en effet. » Mais il ne suffit pas de définir : il faudrait aussi établir que de telles classes existent. L'auteur (p. 1) cite des exemples de classes : le prolétariat, la bourgeoisie. Un peu plus loin, nous l'avons vu, il distingue cinq classes sous la Restauration. De l'aristocratie foncière, nous apprendrons (p. 199) qu' «elle semble bien avoir été pourvue d'une certaine conscience de classe (...) jusqu'en 1830 ». Mais« elle peut être laisséede côté», puisqu'au moment même où l'action commence, elle disparaît pratiquement de la scène. Restent quatre classes, dont deux - les classes moyennes, le monde rural - « sont, au mieux, des groupes sociaux ressemblant à des classes». En quoi ces groupes sociaux ressemblent à des classes, nous ne le saurons pas. Mais nous voyons bien en quoi ils en diffèrent. Comme la définition nous apprend que la conscience de classe est conscience d'une fonction, il apparaît qu'il peut y avoir fonction sans conscience, mais non conscience sans fonction. Ces pseudo-classes sont donc nécessairement dépourvues de conscience de classe. Seuls, la grande bourgeoisie et le «peuple » sont expressément donnés comme des classes. Ceci en 1830. Pour l'année 1848, l'auteur reprend son analyse (pp. 198 à 209). C'est à ce moment-là qu'il élimine rétrospectivement l'aristocratie foncière. Il affirme d'autre part l'existence d'une conscience de classe dans la grande bourgeoisie. Et il ajoute : «Restent alors trois classes ou trois groupes ressemblant à des classes (...) : les classes moyennes, la classe ouvrière, le monde rural. » Il y a lieu d'être surpris. La classeouvrière, indubitablement, se substitue au « peuple » de 1830. Mais tandis que le «peurle » bénéficiait d'une grande homogénéité et d une conscience de classe, la classe ouvrière, vingt ans plus tard, est soupçonnée de n'être encore qu'une pseudoclasse. Il y a là un mystère que l'auteur n'explique Biblioteca Gino Bianco 369 pas. Il se borne à nous dire que les classesmoyennes et la classe ouvrière accèdent à la conscience de classe vers le milieu du siècle, tandis qu'il est douteux que le monde rural, même aujourd'hui, soit parvenu à être une classe consciente de sa fonction 2 • Notons à ce propos une singulière conséquence des vues de l'auteur. Le 5 janvier 1879, aux élections de ce Sénat de la IIIe République qu'on a appelé le Grand Conseil des communes de France, ce sont les ruraux qui, en votant pour les candidats républicains, ont mis en déroute la grande bourgeoisie déclinante. Or aucune classe, selon M. Lhomme, n'a une conscience de soi plus ancienne et plus forte que la grande bourgeoisie. En revanche, les ruraux ne sont pas une classe, n'ont pas de conscience de classe. L'histoire, donc, bien qu'elle nous soit présentée comme une lutte entre des classes qui se disputent la suprématie, comme une lutte pour la suprématie entre des groupes conscients, nous offre ici l'étrange spectacle d'une conscience vaincue par une inconscience. Ne sommes-nous pas tout simplement ramenés aux conceptions de Renan, qui voyait l'élite succomber sous le nombre? L'auteur prévoit sans doute l'objection, et cela nous vaut (p. 210) les lignes suivantes : Les campagnes électorales de Gambetta et des républicains assurèrent un éveil toujours plus net de la conscience, chez les ruraux. A vrai dire on leur demandait bien plus d'aider les classes moyennes à triompher de la grande bourgeoisie, que de défendre leurs intérêts propres et, à cet égard, ils continuaient à ne former qu'un appoint, dans les luttes électorales. Le système de l'auteur l'obligeait évidemment à faire intervenir la conscience chez les ruraux, tout en lui interdisant d'en faire une conscience de classe. Mais qu'est donc cette conscience qui n'est pas une conscience de classe? C'est à tout le moins une conscience capable de concepts politiques. Nommons-la donc conscience politique, et constatons que cette conscience politique - que les historiens connaissent bien - peut avoir plus de poids historique que la conscience de classe 3 • 2. En ce qui concerne la conscience des classes moyennes, l'auteur, p. 203, parle de « quelque chose qui ressemble à la conscience de classe sans y correspondre d'ailleurs parfaitement. Mais, ajoute-t-il, nous savons qu'elles ne sont pas des classes, au sens complet du terme. » Au fond, nous retrouvons toujours la grande bourgeoisie et le prolétariat, qui sont les seules véritables classes, comme l'auteur le dit à la fin de son livre (p. 352), confirmant ainsi ce qu'il avait dit aux premières pages. 3. Sans vouloir approfondir les implications de la théorie de M. Lhomme, on peut noter un trait curieux : c'est que, ne trouvant pas de ((conscience de classe » chez les ruraux, il lui faut considérer que la « conscience • qu'il remarque chez eux - et qu'il est bien contraint de remarquer puisqu'elle se manifeste comme une force décisive - n'est pas en relation avec leur situation, mais un pur effet de la propagande, c'est-à-dire le reflet d'une conscience de classe étrangère. L'intér~t de cette conception, c'est qu'elle dispense d'analyser les pseudo-classes.
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