336 doit nier la nature pour devenir soi-même c'est à cette «négativité» que Feuerbach a eu le mérite d'opposer le principe affirmatif, «positivement fondé sur soi-même », de l'indissoluble unité de l'homme avec la nature. Il a fondé l'humanisme « réel » en replongeant l'homme dans la nature, d'où la religion et le spiritualisme, en condamnant celle-ci, l'avaient arraché. C'est à la lumière de cette « grande action » de Feuerbach que Marx tentera de donner un premier fondement spéculatif à sa théorie des forces productives. Marx commence par enseigner à l'homme son appartenance à la nature, à la terre et aux choses de la terre. Le tréfonds humain est purement naturel. L'homme ne vient pas au monde pour apporter la négativité, mais pour participer à la bienheureuse unité de la nature, à la vie solidaire et harmonieuse de la totalité. 11 est faux de dire que l'homme s'oppose comme sujet à la nature traitée comme objet: c'est là précisément que réside le péché fondamental de spiritualisme reproché à Hegel. Si celui-ci a eu le mérite de « concevoir le travail en tant qu'être, en tant qu'être s'affirmant soi-même de l'homme» « das sich bewâhrende Wesen des Menschen » 15 , ses analyses sont viciées du fait qu'il considère l'être humain comme un être «spiritualiste», ce qui l'amène à traiter le travail comme une manifestation (parmi d'autres) de l'esprit. Ce qui s'objective dans le travail, répond Marx, ce n'est pas une force spirituelle, c'est-à-dire une force extérieure à la nature, différente ou même opposée à la nature : c'est la nature elle-même qui se manifeste dans l'acte par lequel l'homme se dresse (apparemment ?) contre la nature. Ce qu'on nomme sujet n'est que la forme dans laquelle, et par laquelle, se manifestent les forces naturelles objectives : il est «la subjectivité des forces essentielles objectives, dont l'action doit par conséquent être objective » 16 • Le travail, par lequel l'homme se soumet les choses de la terre et devient maître de la nature, ne confirme pas l'être «spirituel», supranaturel de l'homme, ainsi que le pense l'idéalisme, mais il est plutôt une action de la nature elle-même, une manifestation du caractère « objectif» de l'essence «naturelle » de l'homme. En agissant objectivement l'homme ne fait qu'obéir à la nature: ...il n'agirait pas objectivement si l'objectif ne se trouvait pas dans la détermination de son être. L'homme ne crée et ne pose d'objets que parce qu'il est posé par des objets, parce que, de par son origine, il est nature. Ces formules abstraites, où résonne encore l'écho des logomachies du Doktorklub, sont bien pauvres. 11 n'est pas moins vrai qu'elles constituent le point de départ d'une « réfutation » de 15. NPh, p. 243 (VI, 70). 16. Ibid., p. 248 (VI, 75-76). Biblioteca Gin.aBianco -·, DÉBATS ET RECHERCHES l'idéalisme hégélien qui about~ra trop. vite à un rejet global de_l'_a1:1thropologiteradittonne~le. Car ce dont il s'agit 1c1,c'est d'expulser la notion d'esprit de la considération_du t!avail huma~. : le travail n'est pas une manifestation de la specificité spirituelle de l'homme, mais un moment dans l'immense système des besoins que cons·• titue la nature. Besoin hu1nain et solidarité universelle LE FONDEMENdTu travail n'est pas l'esprit, mais le besoin que l'homme éprouve au même titre que tous les autres êtres naturels. Cela n'était évidemment pas inconnu de Hegel. Le besoin est pour lui le moment de l'émergence du sujet au milieu des objets inertes qui constituent la nature proprement -dite. Dieu, le Logos qui meurt dans la matière, ressuscite dans la Vie biologique et !'Histoire humaine (c'est bien cel~ le « Vendredi saint spéculatif » de Hegel) sous la forme des êtres vivants, puis des individus pensants qui désirent les objets et se les approprient. «C'est dans le système des besoins physiques que nous constatons la première résorption de l'opposition entre l'objectif et le subjectif», dit Hegel 17 • C'est là qu'apparaît l' « idéalisme de la vie», la victoire de Dieu sur la matière qui l'emprisonne. Ainsi l'animal qui désire les objets et les consomme sera le premier idéaliste, le premier représentant de Dieu sur terre : en dévorant les objets, l'animal prouve leur «nullité » et réfute, incidemment, la philosophie passive du matérialisme aussi bien que l'agnosticisme kantien de la Chose en soi 18 • Mais la « négativité » animale reste enfermée dans une sphère limitée: seul, l'homme peut transformer l'ensemble du donné en objet de sa négation, parce que, seul, il peut s'élever au « désir refoulé», qu'est le travail, et que, seul, il peut penser la totalité de l'être. La démarche de Marx se situe aux antipodes de celle de Hegel : ce n'est pas la négativité qui se manifeste dans le besoin et le travail qui y fait face, mais la participation à la positivité première et sans 'fissure de la nature. « Campé sur cette boule solide et bien ronde», « aspirant et expirant toutes les forces de la nature», solidaire de tous les autres êtres par l'universalité de ses besoins : tel apparaît l'homme dans les premières méditations de Marx 19 • L' «homme réel, charnel» - non l'homme spiritualiste « abstrait » de l'idéalisme - se définit et s'ouvre au monde par ses besoins. S'il n'est pas une monade sans fenêtre, c'est que SS!S besoins le mettent en rapport cons17. Hegel : Vorlesungen über die Aesthetik, 1955, p. 135. 18. Hegel : Philosophie du Droit, § 44, Zus. C'est là l'origine de la réfutation engelsienne de la « Chose en soi » par the proof of the pudding is on the eating. Cf. aussi Hegel : Realphilosophie, II, 160. 19. Cf. NPh, pp. 248-49 (VI, 76-77).
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==