YVES LÉVY peut appeler un Dodécalogue, intitulé « Code moral du bâtisseur du communisme» (p. 108). S'il manifeste des penchants égoïstes ou individualistes, il sera soumis à la « réprobation fraternelle » (p. 110) et tenu, à l'instar des chrétiens des premiers siècles, à la confession et au repentir publics. C'est qu'il convient de dépouiller le vieil homme et de devenir un homme nouveau. * Jf Jf Oui, un homme nouveau. L'homme nouveau se forme en participant activement à la construction du communisme, sous l'action des principes communistes qui se développent dans la vie économique et sociale, de l'ensemble du travail d'éducation du Parti, de l'Etat et de ses organisations sociales, dans laquelle un rôle important revient à la presse, à la radio, au cinéma et à la télévision (p. 105). Voilà qui nous apprend qu'une formidable pression sociale sera mise en œuvre po1:1rformer les hommes sur le modèle agréé, et qui nous renseigne en même temps sur ce que peut signifier la liberté de la parole ou de la presse. Journaux, radio, écrans publics et privés, .tout doit avoir un caractère éducatif. Il va donc de soi que ceux en qui s'incarne la conscience du monde nouveau - lec,instances supérieures du Parti et de l'Etat 7 - ne peuvent abandonner à des individus incertains d'aussi puissants accoucheurs de l'homme nouveau. Seuls des hommes libérés, des hommes euxmêmes nouveaux sont qualifiés pour former l'homme nouveau. Montons d'un degré. Les physiciens, nous l'avons vu, n'ont pas le droit de coordonner leurs réflexions en considérations philosophiques : c'est là une activité réservée aux théologiens officiels. Les sciences sociales ne sont qu'une branche de l'administration s'il s'agit d'économie, et s'il s'agit d'histoire une ramification des services de propagande. Montons encore. Nous lisons : La littérature et l'art soviétiques, pénétrés d'optimisme et des idées communistes vivifiantes, jouent un grand rôle idéologique et éducatif (...) La ligne générale du progrès des lettres et des arts, c'est (...) une expression vive et exaltante de tous les éléments nouveaux réellement communistes, un réquisitoire contre tout ce qui s'oppose au progrès social (p. I 18). * Jf Jf LES TRAITS de l'homme nouveau apparaissent maintenant en pleine lumière. L'homme nouveau, c'est un homme à qui on fait absorber une morale débitée en maximes impé7. Notons au passage que l'Etat n'est plus seulement Etat oppresseur (lorsqu'il est féodal ou bourgeois) ou Etat libérateur (lorsqu'il est prolétarien) : le voici Etat éducateur. Noua ne pouvons nous étendre ici sur cet avatar de l'idée d'Etat. Biblioteca Gino Bianco 261 ratives, un homme encadré par des organismes collectifs, espionné et corrigé par son entourage. S'il veut connaître le monde, qu'il ferme les yeux, qu'il se bouche les oreilles, et répète intérieurement son credo. Là est la vérité du monde telle qu'en un « système achevé» l'ont pensée pour lui Marx, Engels et Lénine. Et s'il est tenté par l'art, qu'il ne se laisse pas aller à une damnable inspiration. Qui touche à l'art devient par là même un éducateur 8 , assume une fonction d'Etat, est tenu à des obligations d'Etat. Le fond et la forme lui sont dictés : « idées communistes », «optimisme», «réalisme». La matière même lui est prescrite : l'effort socialiste à exalter, les tendances individualistes à vilipender. Et ce n'est certes pas là faire un portrait artificiel de l'artiste soviétique. A !'Exposition soviétique du mois de septembre, au centre de la section des peintres, trônait un tableau de Guérassimov, la Mère du partisan. Il n'y avait rien là qui échappât à l'esthétique officielle. Tant le sujet que la façon de le traiter étaient en accord profond avec le dogme. Cette œuvre était d'ailleurs semblable à tous les chefs-d' œuvre soviétiques présentés il y a trois ans à !'Exposition de Bruxelles. Leur caractéristique majeure, c'est une totale extériorité. Or c'est bien là le sens profond du projet de programme du parti communiste de l'Union soviétique. Il est normal qu'un programme politique concerne le bien commun. Au temps de la monarchie, le bien commun était la règle de l'Etat, mais l'oint du Seigneur le définissait à son gré, et se persuadait trop aisément, à l'occasion, que le bien commun n'était pas différent de ce que lui suggéraient ses goûts et ses passions. La Déclaration des Droits de l'Homme vint tracer les limites de l'action exercée au nom du bien commun, limites qui ne pourraient désormais être franchies que par dérogation spéciale et lorsque le bien commun l'exigerait évidemment. Le programme communiste constitue un retour à la notion du bien commun conçu comme norme exclusive de la vie publique. Mais tandis que pour diverses raisons - dualité du temporel et du spirituel, état embryonnaire de l'administration, privilèges des corps intermédiaires - l'homme des siècles passés jouissait d'une marge d'autonomie souvent considérable, l'homme soviétique est pris dans les rets d'un pouvoir unitaire qui ne lui laisse aucun recours. Aussi le Parti peut-il légitimement proclamer l'avènement d'un homme nouveau. C'est vraiment un homme nouveau que celui qui reçoit d'une même autorité, en un « système achevé », des notions obligatoires sur l'utile, le bien, le vrai et le beau, et qui est par suite impérativement dispensé de réfléchir de façon autonome sur aucune des matières qui ont depuis des millénaires exercé l'esprit de l'homme. C'est vraiment un homme 8. Un ingénieur des Ames, disait Staline.
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