Le Contrat Social - anno V - n. 4 - lug.-ago. 1961

230 ·dizaine d'années pour rationaliser l'exploitation de la main-d'œuvre des camps, la décision de confier les entreprises économiques à la gestion d'organes indépendants de la police eût pu être la plus féconde. L'expérience aura sans doute démontré qu'il est impossible de concilier économie et terreur. La réduction des effectifs détenus rendit difficile l'exploitation des contrées éloignées, peuplées surtout de bagnards et d'anciens bagnards. On comptait beaucoup, pour en assurer la continuité, sur l'élimination du gaspillage. Tout échec essuyé dans ce domaine est d'autant plus lourd de ·conséquences que les campagnes visant à compléter la main-d'œuvre de ces régions concentrationnaires par un afflux de travailleurs non détenus ne donnèrent pas, malgré les avantages promis et les pressions mises en œuvre, les résultats escomptés (cf. L'Institution concentrationnaire en Russie. 1930-1957, pp. 367-373). D'où la nécessité de ranimer la politique des déportations qui se manifeste depuis quelques années par le retour à la condamnation par voie administrative. Ce procédé avait été abandonné le 1er septembre 1953, date de l'abolition de la fameuse «Conférence spéciale» (Osso) du ministère de l'Intérieur (Partinaïa Jizn, 1957, n° 4). Au cours de l'année 1957 déjà, les Républiques fédérées adoptèrent les unes après les autres une nouvelle loi autorisant les assemblées de citoyens, les comités de quartier et les soviets de village à condamner au bannissement avec travail obligatoire, pour une période allant de deux à cinq ans, les «citoyens adultes et physiquement aptes » qui ont «un mode de vie antisocial et parasitaire». Cette procédure visait, entre autres, les paysans kolkhoziens qui s'occupaient davantage de leur lopin que des champs du kolkhoze (cf. L'Institution concentrationnaire en Russie. 1930-1957, pp. 379381). Un décret «Sur le renforcement de la lutte contre les personnes qui se s~ustraient au travail socialement utile et qui mènent un mode de vie antisocial et parasitaire » fut promulgué par le Soviet suprême de la R.S.F.S.R. le 4 mai 1961. Les personnes visées - ainsi celles qui gagnent leur vie au moyen de leurs automobiles personnelles ou en exploitant la parcelle attenant à leur maison ou leur lopin de terre, ou encore les travailleurs qui «sapent la discipline du travail » - peuvent être reléguées pour deux à cinq ans dans des localités spécialement désignées et y être astreintes au travail. La peine peut être infligée soit par le tribunal du district ou de la ville, soit, à l'encontre des salariés ou kolkhoziens, par le personnel d'une entreprise, d'un atelier, d'une institution, d'une organisation, d'un kolkhoze ou d'une brigade kolkhozienne (Journal officiel du Soviet suprêmede la R.S.F.S.R., 1961, n° 18). D'autre part, des indices assez nombreux portent à croire qu'on n'a pas réussi jusqu'à présent à réaliser la condition sine qua non de la ·Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE perpétuation du système concentrationnaire : l'anéantissement de cette solidarité entre détenus et de cet esprit de résistance qui avaient été à l'origine des soulèvements de 1953-54. La création des conseils de détenus, des tribunaux de camarades et des sections ou brigades de maintien de l'ordre public ne signifie nullement que les lourdes pertes causées aux réseaux de mouchards par les organisations clandestines aient été comblées ; on serait plutôt enclin à ·voir dans l'attention soutenue que l'administration pénitentiaire porte à ces organes un signe de son échec. Le décret du 5 mai 1961 sur l'extension de l'application de la peine capitale révèle en outre que les actes terroristes contre les complices de l'administration recrutés parmi les prisonniers n'ont pas disparu. En vertu de ce décret, le châtiment suprême menace désormais, entre autres, «les récidivistes particulièrement dangereux et autres personnes condamnées pour crimes graves qui, dans les lieux de privation de liberté, terrorisent les prisonniers ayant pris la voie du redressement » ; la même menace a été formulée à l'adresse de ceux «qui organisent à cette fin des groupements criminels ou qui participent activement à de tels groupements», c'est-à-dire les animateurs et les membres actifs des organisations clandestines. Par analogie avec le passé, on peut en déduire que l'action des détenus contre les «moutons» ne se relâche pas : au printemps de 1953, lorsque l'activité des groupements clandestins battait son plein et que les grands soulèvements étaient sur le point d'éclater, la police tenta de protéger ses informateurs en faisant circuler dans tous les camps un ordre que chaque détenu devait signer et qui portait que le meurtre d'un prisonnier par ses codétenus serait puni de mort (Joseph Scholmer : La Grève de Vorkouta, Paris 1954, p. 157). Il apparaît même, à la lumière du décret du 5 mai 1961, que l'action terroriste dirigée contre les mouchards n'est pas le seul péril qui préoccupe les autorités. Le texte prévoit l'application de la peine capitale aux «récidivistes (...) qui (... )commettent une agression contre l'administration ou qui organisent à cette fin des groupements criminels... » Impossible de s'y méprendre : le décret qui amende des lois récentes, promulguées en décembre 1958, vise à réprimer les soulèvements dans les camps et les prisons. Sans doute faut-il que l'éventualité de pareils événements se soit considérablement accrue depuis décembre 1958 pour que ces amendements aient été jugés néces- . saires. , La férocité de telles dispositions témoigne en même temps de la détermination du pouvoir à maintenir le système concentrationnaire coûte que coûte. PAUL BARTON.

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