Le Contrat Social - anno V - n. 4 - lug.-ago. 1961

206 pleinement réunies, et pourtant jamais orthodoxie ne fut aussi sommaire que l'orthodoxie marxiste. Jamais il n'a été davantage question de «théorie marxiste», et jamais théorie prétendant à l'omniscience ne fut exposée dans de si mornes et minuscules brochures. Rien n'illustre mieux cette orthodoxie inconnaissable que le destin du célèbre A.B.C. du communisme de Boukharine et Préobrajenski. Après la liquidation de la «déviation de gauche », il fut amputé de la partie écrite par Préobrajenski; et lorsque, avec la liquidation de la «déviation de droite », la vraie· «science » triompha, il fut épuré de la partie écrite par Boukharine~Autrement dit, il disparut de la circulation : l'orthodoxie était purgée de l'erreur - seulement elle était ramenée à la «pureté du non-être »... La transformation de Staline en «coryphée des sciences et des arts » fut la consécration de ce dépérissement du marxisme. A partir de ce moment, le marxisme s'est trouvé ramené à quelques principes élémentaires et rigides, à un catéchisme simplifié, à une mythologie grossière dont l'unique fonction était de servir d' «auréole » idéologique au «culte de la personnalité». On aurait tort de croire que cela pût troubler la béatitude des interprètes autorisés de la vérité suprême. A les entendre, on serait plutôt tenté de voir en Marx .un obscur précurseur de son «plus génial disciple ». Mais le prétendu «culte de la personnalité » n'était qu'un pseudo-culte et ne s'adressait qu'à la superficie de l'âme. Le fanatisme artificiel qu'il a. su entretenir ne peut se mesurer qu'au scepticisme soupçonneux sur lequel il s'est érigé sans pouvoir le vaincre. La preuve en est l'étonnante facilité avec laquelle on a enterré les textes «lumineux » du chef quelques mois à peine après sa mort. Le même appareil de propagande qui avait permis à Staline de «démasquer » comme traîtres et« autres monstres» la plupart des chefs «unanimement » adorés du régime, s'est finalement . retourné_contre lui.et, après l'avoir paré de toutes les vertus et dans tous les domaines, passe maintenant sous silence une «œuvre théorique » qualifiée jusqu'alors d' «immense». Vers la fin de l'orthodoxie ? L'A VENIR montrera si, pour reprendre les termes de Marx, le «culte de l'autorité » est la « religion de la bureaucratie». Ce qui est d'ores et déjà certain, c'est le vide du fanatisme pseudomarxiste, l'inauthenticité radicale de cette·pseudoreligiosité totalitaire. La paralysie de l'esprit critique, le dérèglement collectif de la pensée qui ont présidé à la divinisation du chef infaillible seraient humainement compréhensibles s'ils avaient été dus à un culte sincère, à une véritable foi. Mais il n'en est rien. Cette foi ne comportait pas la moindre fidélité ; l'enthousiasme de tous s'accommodait fort bien Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL de l'incrédulité de chacun. L'unanimité dans les applaudissements, et plus encore peut-être la communion dans les malédictions, donnaient l'illusion de la communauté et les apparences de l'unité à la foule de solitaires, de sceptiques et d'indifférents dont la réunion passagère et superficielleforma le premier mouvement dans l'histoire des partis politiques qui s'enorgueillît de son «monolithisme». L'obéissance réclamée était d'autant plus aisément acceptée qu'elle n'impliquait aucune adhésion personnelle réelle : les préposés au «culte de la personnalité » pouvaient dès lors en changer souverainement les signes et faire du «maître vénéré » un simple bouc émissaire. Cette dépersonnalisation des chefs, livrés totalement à l'appareil de propagande qui les lance et les retire de la circulation comme s'ils n'étaient que de vulgaires articles de ménage, révèle la véritable nature du «culte de la personnalité » : par-delà ses apparences pseudo-religieuses, l'idéologie dégénérée ne se distingue qu'à peine du slogan publicitaire. Ce refroidissement de l'idéologie, on peut le constater au niveau le plus élevé. En effet, lorsqu'on considère la fécondité du marxisme à l'époque kautskiste ou léniniste, on est tenté de comprendre, sinon d'excuser les prétentions infantiles de Boukharine. D'autre part, et ceci est plus important, Staline lui-même était un personnage du vieux monde, et c'est sûrement en se comparant à de véritables intellectuels comme Lénine, son prédécesseur, et Trotski, son rival, qu'il a dû ressentir le besoin de se forger une réputation de« coryphée de la science». Les semi-intellectuels parmi lesquels le socialisme recrutait ses «praticiens » et ses «permanents » avaient, dans tous les pays, une tendance fortement accusée à considérer le marxisme, c'est-à-dire les formules simplifiées que leur transmettaient les vulgarisateurs de la doctrine, comme l'alpha et l'oméga de la science : lorsqu'un des leurs, Staline, prit le pouvoir, leur «conception du monde », leur mentalité, leur jargon impersonnel ainsi que leurs vagues réminiscences et nostalgies intellectuelles acquirent force de loi et refoulèrent toute autre manière de penser et de s'exprimer. Mais, éduquée à cette · terrible· école, la nouvelle intelligentsia ne pouvait que rejeter avec mépris tout intérêt théorique et même politique. A ses yeux, la technique et l'administration des affaires, les problèmes pratiques de la gestion sont autrement plus intéressants que les psalmodies doctrinales. Les semi-intellectuels qui avaient connu Plékhanov et Lénine, Trotski et Boukharine, ou qui s'étaient trouvés dans leur sillage, pouvaient encore se passionner pour la «dialectique » et sa confirmation par l'exemple inlassablement répété de l'eau qui se congèle à o degré et qui s'évapore à 100 degrés. Mais, par la grâce de Staline, le diamat devint surtout ennuyeux. C'est ainsi que, pendant la «déstalinisation », les étudiants, les futurs cadres ·du régime, réclamaient un peu partout, à Bud~pest et à Varsovie aussi bien qu'à r

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