Le Contrat Social - anno V - n. 4 - lug.-ago. 1961

L'IDÉOLOGIE FROIDE par K. Papaioannou PROMÉTHÉETLUCIFERc,es deux masques du rebelle romantique, accompagnent Marx tout le long de son existence. Dès ses tout premiers écrits, nous trouvons déjà Prométhée glorifié et inscrit au premier rang des «martyrs et des saints philosophiques ». «J'ai de la haine pour tous les dieux » : c'est par ce cri de Prométhée que le jeune Marx a pour la première fois évoqué la puissance de la philosophie, laquelle, dit-il, opposera toujours cette devise prométhéenne « à tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas la conscience humaine comme la divinité suprême ». Le Tentateur lui aussi est évoqué dans un de ses poèmes de jeunesse : Marx portera pour toujours la marque de ses coquetteries avec le Malin. Ces jets de lumière crue, ces traits sardoniques délibérément blasphématoires, cessarcasmesgigantesques qui brusquement traversent sa prose, voi~e la hardiesse et la splendeur parfois lugubres de ses fulgurations, tout cela a pour source son inimitié prométhéenne contre l'ordre des dieux implacables qu'il a vus trôner sur un Olympe de bêtise, d'infamie et de tyrannie. Or voici que le Prométhée philosophique, le Lucifer miltonien a pris de nos jours un aspect qui l'apparente aux génies barbus qui gardaient les palais de Ninive ... Le pédagogue, qui a voulu nous acclimater à la vie sur terre, a présidé à la divinisation d'un Pantocrator oriental dont le culte, célébré dans des temples éléphantesques, fit brûler autant d'encens •que tous les dieux réunis auxquels Prométhée criait sa haine. Etaitce donc cela la « réalisation de la philosophie » ? « Les idées se déshonorent tant qu'elles restent séparées des intérêts 1 • » Cela aussi, Marx l'avait dit. Tant il était certain que ses idées étaient 1. Marx-Engels : Die Hei/ige Familie, éd. Dictz, 1953, p. 196. Biblioteca Gino Bianco et demeureraient inséparables des intérêts des opprimés : de même que sa philosophie cherchait dans le prolétariat ses «armes matérielles », le prolétariat trouverait dans sa philosophie ses « armes intellectuelles» 2 • Mais c'est d'une tout autre manière que ses idées ont acquis l'« honorabilité » que leur confèrent les maîtres du pouvoir totalitaire. Pour soumettre les masses ouvrières et paysannes, pour organiser le pouvoir, pour arriver à contrôler tous les aspects de la vie, il fallait à ceux-ci des chaînes plus subtiles que celles de la seule contrainte - il fallait une doctrine homogène, une explication exhaustive du monde, bref, une «vérité» concernant l'ensemble de la vie; non seulement l'économie et la politique, mais aussi la pensée et la sensibilité, l'art et la religion, toute la culture, y compris la vie privée. Du fait qu'ils l'ont trouvée dans le marxisme, faut-il en déduire que le marxisme lui-même s'y prêtait, ainsi que l'assuraient Proudhon et Bakounine, l'un au commencement, l'autre à la fin de la carrière de Marx ? Deux prophéties DANSle tempérament même de Marx, dans sa tournure d'esprit absolutiste, Proudhon avait cru percevoir les germes du marxisme orthodoxe. Dans une lettre à Marx datée du 17 mai 1846, il répondait à une offre de collaboration en des termes dont on ne saurait surestimer l'acuité : Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir ; mais pour Dieu l après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour à endoctriner le peuple( ...) ne taillons pas au genre humain une 2. Marx : Die FrüJrschr,ften, éd. Krt>ncr, 1951, p. 223.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==