Le Contrat Social - anno IV - n. 6 - novembre 1960

M. COLLINET pensée, qui puisse leur donner un sens à l'échelle de l'espèce humaine. Cette synthèse, implicitement formulée par Saint-Simon, Auguste Comte en fait le couronnement systématique de sa philosophie positive et l'ultime système de références auquel il rapporte toutes les démarches de l'esprit. Si la société s'insère entre l'homme et l'univers, elle s'insère aussi entre lui et le temps ; elle réalise son destin et le conduit au progrès. Cette société, Saint-Simon la conçoit avec l'optimisme qu'il avait hérité du xv111° siècle et qu'il admirait tant chez Benjamin Franklin : l'ignorance, par les malentendus qu'elle provoque, serait la cause unique des malheurs de l'homme 57 • L'ordre social, scientifiquement explicable grâce au progrès des lumières, n'impliquerait alors ni contradiction logique ni antagonismes sociaux de nature à provoquer des révoltes intellectuelles ou morales. Sa hiérarchie matérialiserait le progrès scientifique accumulant les vérités avec une certitude que rien ne démentirait et des succès que rien n'arrêterait. Cette société, Saint-Simon la conçoit ouverte dans le temps, soumise à la loi du progrès que la période critique avait rendue si évidente ; il conserve à l'inrieur de son organisation cette « loi suprême qui défend d'enchaîner les générations à venir par aucune disposition de quelque nature qu'elle soit» 58 • S'il considère définitifs ses principes moraux, il admet donc que les institutions sont non seulement à même de s'adapter au progrès des connaissances, mais sont surtout de nature à le provoquer. Saint-Simon méconnaît la nature explosive, sinon démentielle, de la véritable création, autant que l'imprévu destructeur des grandes découvertes. On voit mal les aréopages académiques, qu'il critiquait avec raison dans le passé, renoncer avec enthousiasme aux chaînes sacrées dont il entoure leur prestige ; on voit encore plus mal les hiérarchies politiques, d'autant plus cristallisées qu'elles s'imagineraient émanées d'une vérité scientifique, se sacrifier sur l'autel de Prométhée déchaîné. Le progrès est une mise en question de l'ordre conceptuel comme de l'ordre social, et il exige une liberté de penser et d'agir que SaintSimon refuse à l'ensemble du corps social et dont · 57. « Peu de lumières en politique font naître l'irritation, l'égoïsme et la violence ;-plus de lumière font_éclore des vues conciliatrices et le véritable amour du procham >1 (Du système industriel, XXIII, p. 30). 58. L' Industrie, XIX, p. 89. BibliotecaGino Bianco 347 il confie le monopole à une petite oligarchie de savants et de dirigeants, peu disposée par nature à se suicider au nom d'une vérité nouvelle. Auguste Comte était plus conséquent lorsque, pour la stabilité du régime positiviste, il interdisait aux sciences de s'aventurer dans les régions encore obscures de la connaissance et de troubler ainsi l'ordre spirituel et temporel. Saint-Simon est mort avant de révéler la manière de concilier son amour du progrès et son désir d'une société organique et rationalisée ; il n'a vu en elle qu'une grande entreprise de production, en l'homme, qu'un être fonctionnel exclusivement à son service ; il n'a pas compris qu'ainsi il le mutilait et détruisait en lui cette finalité spirituelle qui, en définitive, est la seule raison d'être de sa quête de l'inconnu et la cause ultime d'un progrès historique. Notre siècle industriel combine les structures économiques que prévoyait Saint-Simon avec l'esprit militaire dont il espérait en son temps la proche disparition. L'administration des choses se réalise par un gouvernement des hommes d'autant plus despotique que son ambition est sans limite. Les nationalismes, qu'il haïssait, prospèrent dans un monde divisé contre lui-même et sont d'autant plus agressifs qu'ils disposent des hommes socialisés comme d'une matière destinée à l'industrie. L'homme, privé d'une liberté qu'il sous-estimait, et réduit à sa fonction sociale, n'est pas ce maître de la nature dont il rêvait, mais un produit de l'organisation qu'il affirmait nécessaire et suffisante à son épanouissement futur._ Malgré ces démentis à leur philosophie optimiste, les prophéties de Saint-Simon, en même temps naïves et lucides, n'ont pas rejoint dans l'oubli l'immense majorité de leurs devancières ; elles sont devenues, non des lois vérifiées de l'évolution historique, mais des problèmes de notre époque, objets de nos désaccords et de nos angoisses. MICHEL COLLINET. Errata Dans le précédent article, Saint-Simon et l'évolution historique (septembre 1960), _ily a lieu de rectifier deux erreurs : P. 290, zE> col., dernier alinéa, lire: « ••• dans les grandes théocraties de l'Égypte et des Incas ... » P. 292, ze col., dernier alinéa, lire : « •• .il tient pour acquis que, devant les monarchies absolues ... »

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