154 n'est pas sa pénétration, sa finesse... On le voit bien lorsque son analyse de la vie politique russe lui fait admettre - du moins pendant quelque temps - que la Russie ne se conformera pas nécessairement au modèle européen. Revenons en effet sur ses premiers travaux où il examine le libéralisme et le parlementarisme en Russie. Espérant contre toute espérance que la Russie sera capable, elle, de former une démocratie parlementaire viable - régime qui lui semble condamné en Occident,-Weber dépouille minutieusement le dossier du mouvement libéral, analyse la structure et les activités des nouvelles Doumas, et parvient à des conclusions que le temps a en gros justifiées. C'est qu'il possède, à un degré peu commun, le sens des réalités politiques : sa compréhension de la « vraie » signification des événements, son habileté à pénétrer le camouflage législatif et les prétextes idéologiques, à discerner les intérêts des diverses couches sociales, sont des plus remarquables. Ainsi, il voit les faiblesses de la Constitution de 1906 en tant qu'instrument de la démocratie, il mesure la faiblesse ou la force respective des divers groupements qui se disputent le pouvoir, il constate la fragilité du gouvernement provisoire. Et de revenir sans cesse, dans tous ses travaux sur la Russie, sur une idée dont l'expérience a également prouvé le bien-fondé : le mouvement libéral ne peut réussir, faute d'une base d'intérêts socio-économiques. Au lieu d'imputer la faiblesse du libéralisme russe à la prétendue insignifiance de la classe moyenne - comme on le faisait généralement à l' époque, - Weber insiste sur la profondeur du fossé qui sépare les deux forces qui composent le mouvement libéral : !'-intelligentsia et la classe moyenne. Il entrevoit ainsi le conflit fatal qui éclatera dans les rangs des modérés et qui contribuera, en 1917, au moment décisif, à régler le sort de la démocratie russe ; il méconnaît pourt;1!1-tl'_impo!tan~e du. rôle. joué en Russie par l intelligentsia revolut1onna1re et le prolétariat industriel - dont l'action, en Allemagne, ne compte guère. Weber gagne beaucoup à aborder la politique sous l'angle des questions sociales. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Il se ménage par là tous les avantages que procure l'analyse socialiste, sans les inconvénients qui procèdent ordinairement de la rigidité de la doctrine. Contrairement à la plupart des libéraux russes qui mettent l'accent sur l'aspect formel ou juridique des institutions politiques, Weber insiste sur la relation de ces institutions aux intérêts des diverses couches de la société. Pour voir clair dans les affaires russes il bénéficie ainsi de sa connaissance du mouvement démocratique libéral en Allemagne, et cela en raison d'une donnée historique incontestable : la situation de la démocratie libérale en Russie a ressemblé bien davantage à celle du libéralisme et du parlementarisme en Allemagne qu'aux réalités anglo-saxonnes, auxquelles se réfèrent la plupart des libéraux russes 24 • Cette méthode de travail, comme son extraordinaire compétence, auraient probablement beaucoup servi à Weber pendant la première guerre mondiale, n'eût été un autre facteur - son nationalisme - qui allait nuire à l'objectivité de ses analyses et voiler sa vue. Cet élément affectif comptera pour beaucoup dans son appréciation des événements russes en 1917 et en 1918. En dernière analyse, on constate que l'immense érudition de Weber et son sens aigu des réalité5 politiques n'ont pu compenser les sérieuses faiblesses de sa méthode, si bien que son analyse des événements de Russie, malgré des intuitions fécondes et des prédictions remarquables, nous en laisse une image déformée. A cela deux causes: Weber surestime la part de la raison dans la réalité politique, et sa méthode est essentielleme?t philosophique, non historique. Les deux traits montrent à quel point Weber était imprégné de l'esprit de la philosophie des Lumières. ( Traduit de l'anglais) RICHARD PIPES. 24. Les lois fondamentales de 1906 s'inspiraient .délibérément aussi bien de la Constitution prussienne que de celle . du Japon, considérées dans les cercles dirigeants de Russie COIJ?-Illperototypes de régimes constitutionnels, mais sans prépondérance du parlement. Voir Milioukov, dans P. Milioukov, Ch. Seignobos et L. Eisenmann: Histoire de Russie, III, Paris 1933, pp. I 123-24.
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