P. LEROUX est avant les individus, ou que les citoyens ne sont pas autre chose que des sujets dévoués de la société, des fonctionnaires de la société qui doivent trouver, bon gré, mal gré, leur satisfaction dans tout ce qui concourt au but social ; n'allez pas faire de la société une espèce de grand animal dont nous serions les molécules, les parties, les membres, dont les uns seraient la tête, les autres l'estomac, les autres les pieds, les mains, les ongles ou les cheveux. Au lieu que la société soit le résultat de la vie libre et spontanée de tous ceux qui la composent, n'allez pas vouloir que la vie de chaque homme soit une fonction de la vie sociale que vous aurez imaginée : car vous n'arriveriez par cette voie qu'à l'abrutissement et au despotisme ; vous arrêteriez, vous immobiliseriez l'esprit humain, tout en prétendant le conduire. N'essayez pas de nous ramener le gouvernement de l'Église; car ce n'est pas en vain que l'esprit humain a lutté pendant six siècles contre ce gouvernement et l'a aboli. N'essayez pas d'appliquer à notre époque ce qui a pu convenir aux époques antérieures, le principe d'autorité et d'abnégation; car précisément l'autorité et l'abnégation de la vie antérieure de l'humanité avaient pour but d'arriver à l'individualité, à la personnalité, à la liberté. Cela fut bien autrefois, mais cela fut bien précisément à la condition que cela mènerait à un but, et qu'une fois l'humanité arrivée à ce but, cela cesserait d'être, et que ce gouvernement du monde ferait place à un autre. Nous sommes pourtant aujourd'hui la proie d~ ces deux systèmes exclusifs de l'individualisme et du socialisme, repoussés que nous sommes de la liberté par celui qui prétend la faire régner, et de l'association par celui qui la prêche. Les uns ont posé en principe que tout gouvernement devait un jour disparaître, et en ont conclu que tout gouvernement devait dès à présent être restreint aux plus étroites dimensions ; ils ont fait du gouvernement un simple gendarme chargé d'obéir aux réclamations des citoyens. Du reste ils ont déclaré la loi athée de toute manière, et l'ont bornée à régler les différends des individus quant aux choses matérielles et à la distribution des biens d'après la constitution actuelle de la propriété et de l'héritage. La propriété ainsi faite est devenue la base de ce qui est resté de société entre les homme~. Chacun, retiré sur sa motte de terre, devenait souverain absolu et indépendant, et toute l'action sociale se réduisait à faire ~ue chacun restât maître de la motte de terre que 1héritage, le travail, le hasard ou le crime lui avaient procurée. Chacun chez soi, chacun pour soi. Malheureusement, le résultat d'un tel abandon de toute providence sociale est que chacun n'a pas sa motte de terre, et que la part des uns tend toujours à augmenter, celle des autres à diminuer ; le résultat bien démontré est l'esclavage absurde et honteux de vingt-cinq millions d'hommes sur trente. Biblioteca Gino Bianco 117 Les autres, au rebours, voyant le mal, ont voulu le guérir par un procédé tout différent. Le gouvernement, ce nain imperceptible dans le premier système, devient dans celui-ci une hydre géante qui embrasse de ses replis la société tout entière. L'individu au contraire, ce souverain absolu et sans contrôle des premiers, n'est plus qu'un sujet humble et soumis : il était indépendant tout à l'heure, il pouvait penser et vivre suivant les inspirations de sa nature : le voilà devenu fonctionnaire, il est enrégimenté, il a une doctrine officielle à croire, et l'inquisition à sa porte. L'homme n'est plus un être libre et spontané, c'est un instrument qui obéit malgré lui, ou qui, fasciné, répond mécaniquement à l'action sociale, comme l'ombre suit le corps. Tandis que les partisans de l'individualisme se réjouissent ou se consolent sur les ruines de la société, réfugiés qu'ils sont dans leur égoïsme, les partisans du socialisme, marchant bravement à ce qu'ils nomment une époque organique, s'évertuent à trouver comment ils enterreront toute liberté, toute spontanéité, sous ce qu'ils nomment l'organisation. Les uns, tout entiers au présent et sans avenir, sont arrivés aussi .à n'avoir aucune tradition, aucun passé. Pour eux la vie antérieure de l'humanité n'est qu'un rêve sans conséquence. Les autres, transportant dans l'étude du passé leurs idées d'avenir, ont repris avec orgueil la ligne de l'orthodoxie catholique du moyen-âge, et ils ont dit anathème à toute l'ère moderne, au protestantisme et à la philosophie. Demandez aux partisans de l'individualisme ce qu'ils pensent de l'égalité des hommes : certes ils se garderont de la nier, mais c'est pour eux une chimère sans importance; ils n'ont aucun moyen de la réaliser. Leur système, au contraire, n'a pour conséquence que la plus infâme inégalité. Dès lors leur liberté est un mensonge; car il n'y a que le très petit nombre qui en jouisse, et la société devient, par suite de l'inégalité, un repaire de fripons et de dupes, une sentine de vice, de souffrance, d'immoralité et de crime. Demandez aux partisans du socialisme comment ils concilient la liberté des hommes avec l'autorité, et ce qu'ils font, par exemple, de la liberté de penser et d'écrire : ils vous répondront que la société est un grand être dont rien ne doit troubler les fonctions. Nous sommes ainsi entre Charybde et Scylla; entre l'hyPothèse d'un gouvernement concentrant en lui toutes les lumières et toute la moralité humaine, et celle d'un gouvernement destitué par son mandat même de toute lumière et de toute moralité; entre un pape infaillibleld'un côté, et un vil gendarme de l'autre. Les uns appellent liberté leur individualisme, ils le nommeraient volontiers une fraternité : les autres nomment leur despotisme une famille. Préservons-nous d'une fraternité si peu charitable, et évitons une famille si envahissante.
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