218 La Constitution de l'an III est donc essentiellement fondée sur le principe de Diderot qu'on a cité plus haut : « La volonté générale est dans chaque individu un acte pur de l'entendement qui raisonne dans le silence des passions. » Et c'est ce qui apparaît plus clairement encore si l'on examine les limitations apportées à la citoyenneté. Est citoyen français, énonce l'article 8 de la Constitution, « tout homme né et résidant en France qui, âgé de vingt et un ans accomplis (...) paie une contribution directe, foncière ou personnelle ». Boissy d'Anglas nous en donne les raisons (p. 92), non sans précautions de langage : La Convention est arrivée au terme où, planant au-dessus de tous les intérêts particuliers, des fausses vues, des petites idées, elle doit se livrer sans crainte à l'impulsion de ses propres lumières ; elle doit se garantir avec courage des principes _illusoires d'une démocratie absolue et d'une égalité sans limites, qui sont incontestablement les écueils les plus redoutables pour la véritable liberté. (...) Nous devons être gouvernés par les meilleurs : les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois : or, à bien peu d'exceptions près, vous ne trouvez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l'aisance qu'elle donne l'éducation qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie. (...) Si vous donnez à des hommes sans propriété les droits politiques sans réserve, et s'ils se trouvent jamais sur les bancs des législateurs, ils exciteront ou laisseront exciter des agitations sans en craindre l'effet ; ils établiront ou laisseront établir des taxes funestes au commerce et à l'agriculture, parce qu'ils n'en auront senti ni redouté ni prévu les redoutables résultats ; et ils nous précipiteront enfin dans ces convulsions violentes dont nous sortons à peine. (...) Un pays gouverné par les propriétaires est dans l'ordre social; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l'état de nature. · Si l'on se souvient que l'état de nature est c~l?~o'Ùl:'homme est livré à se~,passions, et que la c1vilisat1on apporte les lurmeres, on aperçoit que les droits politiques sont liés aux caractères .fondamentaux des couches sociales : les propriétaires ont des lumières et jouissent des droits politiques, dont les pauvres sont privés parce qu'ils n'ont que des passions. Le système tend donc à faire considérer comme illégitime l'idée de parti politique. Il rend même presque inconcevable l'idée de divers partis se disputant le pouvoir dans le cadre constitutionnel. On peut d'ailleurs observer que la question sur laquelle se divisent alors, ou paraissent essentiellement se diviser, .les deux. partis. anglais, que celle -sur laquelle s'opposent en ce temps les deux pa1:1:isaméricains - la prérogative royale, le fédér~sme - ne sont pas des qu;s!ions politiques qw se posent dans tous les regrmes, mais des questions de caractère constitutionnel qui en Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL France n'ont pas ou n'ont plus de signification. Quant au système dualiste de Machiavel, fondé sur la distinction des grands et du peuple, il est nié par la Constitution de l'an III, car les pouvoirs y sont, selon le mot de Boissy d'Anglas, réservés aux « meilleurs » : la tendance aristocratique, et pour ainsi parler, platonicienne, du régime est clairement affirmée. Dans un régime dualiste, l'important est de connaître le choix des citoyens, quel que soit ce · choix. Le vœu du peuple est bon parce qu'il est le vœu du peuple et, exprimé selon des procédures régulières, il détermine la ligne politique à suivre. Selon Boissy d'Anglas il y a une vérité politique extérieure au peuple, connue de ceux-là seuls qui possèdent les lumières, et sur laquelle le peuple doit régler son vote. Mais on ne peut être assuré que les citoyens, quoique triés sur le volet - sur le volet fiscal - ne commettront pas d'erreur : la vérité et la vertu sont des archétypes auxquels le peuple risque de ne pas conformer son choix : Si le peuple fait de mauvais choix, si ses .flatteurs l'emportent encore (...), s'il prend encore des Marats pour ses amis (...), des Robespierres et des Chaliers pour ses idoles ; si même, sans faire des choix aussi infâmes, il n'en fait que de médiocres; s'il n'élit pas exclusivement de vrais et francs républicains, alors (...) tout est perdu : le royalisme reprend son audace, le terrorisme ses poignards, le fanatisme ses torches incendiaires, (...) la liberté est anéantie, la république renversée, la vertu n'a plus pour elle que le désespoir et la mort, et il ne vous reste plus à vous-mêmes qu'à choisir entre l'échafaud de Sidney, la ciguë de Socrate ou le glaive de Caton. Cette péroraison était une prédiction. Et pourtant le régime ne se priva pas de rectifier le~ ~auv8!s choix du pe~ple. On commença par d~s1gnerd office les deux tiers de ses représentants : cinq cents Conventionnels furent imposés par décret aux deux premières assemblées. Et l'on sait qu'ensuite les élections furent suivies de coups d'État directoriaux destinés à corriger les erreurs populaires. Ce qui conduit à penser que l'épuration est une suite inéluctable des régimes qui n'ont pas prévu d'opposition. 11 n'y a pas lieu de mettre en doute la bonne foi des épurateurs : pourquoi laisserait-on régner le mal, lorsqu'on connaît les chemins du bien ? Suivie sans détours, toute pensée platonicienne s'achève en intolérance. · L'INTOLÉRJ\NCEest communicative. Du moins l'intolérance du pouvoir ne peut guère manquer de se communiquer à l'ensemble du corps social. Lorsqu'on ne peut réaliser une petite part de ses vœux dans le cadre du régime, on complote pour les accomplir entièrement dans un autre régime. Aussi, en dépit de la Constitution; les partis fleurirent-ils. Les partis, ou plutôt, comme eût dit Machiavel, les « sectes », les factions. Les
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