216 Le phénomène n'a pas échappé à Hannah Arendt, mais elle en a réduit l'importance : d'abord, elle le conçoit comme une affaire politique («liquidation» des nationalités, des soviets, des paysans indépendants, lancement du stakhanovisme, introduction des livrets de travail, métamorphose des syndicats, terreur contre l'élite de l'administration et de l'armée); ensuite, elle y voit uniquement un effort pour fragmenter la société en individus isolés ; finalement, la terreur lui apparaît comme l'instrument principal, sinon unique, de cette politique 20 • Or nous avons affaire à un phénomène sociologique par excellence. Il s'agit de déformer chaque élément constitutif de la société, de morceler les groupes, de rompre les liens spontanés entre eux et créer des antagonismes factices, d'imposer le mirage d'affinités là où elles font défaut et, en fin de compte, d'éliminer de la communauté des catégories sociales entières. L'objectif n'est pas seulement . la création d'une masse amorphe d'individus solitaires, mais bel et bien une structure sociale artificielle. A cet effet, loin de se limiter à la terreur, l'appareil a recours à toutes sortes de moyens : contrainte, chantage, propagande, corruption, politique sociale, politique économique, etc. 21 • Cette activité n'a pas d'équivalent sous le despotisme. Au premier abord, il est vrai, certaines pratiques de ce dernier s'en rapprochent. C'est le cas par exemple de la réglementation de la structure sociale dans l'Empire inca. Outre la division de la population en différentes catégories de la noblesse, en « peuple » et en yanacuna, classe privée de droits et d'obligations civiques, astreinte à certains travaux au profit de l'Etat et des Incas, cette réglementation déterminait dans les moindres détails les services que chague homme ou femme du « peuple » devait à l'État aussi bien que ses activités économiques et sa vie familiale. La classe moyenne était en effet répartie d'après l'âge et les capacités en neuf catégories masculines et en neuf catégories féminines. De plus, deux catégories groupaient respectivement les hommes et les femmes infirmes de corps ou d'esprit. Sans en excepter les infirmes, des règles rigoureuses déterminaient tous les aspects du service, du travail, de la vie tout entière. C'est ainsi que les hommes âgés de 25 à 50 ans devaient non seulement accomplir des devoirs tels que la colonisation des contrées éloignées, le service militaire. ou le travail dans les mines d'or et d'argent, mais encore cultiver suivant des prescriptions précises le lopin de terre qui leur avait été attribué, se marier et procréer. Autre exemple, les femmes de I 8 à 30 ans célibataires ou veuves recevaient divers emplois : le plus souvent, elles devaie11t filer et tisser de beaux vêtements pour 20. Hannah Arendt, op. cit., pp. 510-520. 21. Cf. notre conférence « La société totalitaire et les forces vivantes de la communauté », L'Europe des dix pays absents, Strasbourg, Berger-Levrault, pp. 136-145. Biblioteca Gino Bianco • LE CONTRAT SOCIAL les hommes de l'aristocratie - sans qu'il fût tenu compte de leurs désirs ; elles devenaient en même temps les concubines de leur maître. Tous les habitants des villages devaient laisser leurs portes ouvertes pendant les repas; des inspecteurs ou magistrats effectuaient des visites domiciliaires pour vérifier si les maisons étaient propres et bien tenues et les habitants consciencieux dans l'exécution des travaux prescrits et l'observation des obligations privées 22 • Cependant, en y regardant de plus près, on s'aperçoit que la ressemblance avec le totalitarisme n'est qu'apparente. En fait, le despotisme poursuit dans ce domaine un but diamétralement opposé : ce n'est point le bouleversement de la structure sociale, mais bien sa conservation qui le préoccupe 23 • Ce faisant, il renforce d'ailleurs une tendance inhérente à la communauté qu'il gouvem~. Pedro_~e Cieza de Leon, auteur espa- · " gnol qw a publie en 1553 et 1560 un important ouvrage en deux volumes sur le Pérou, remarqua qu'après la chute de l'Empire inca, les habitants continuaient d'observer les règles de conduite édictées par le pouvoir défunt 24 • D'une manière générale, les sociétés qui engendrèrent les régimes despotiques se signalent par une tendance très marquée à la stagnation et à la reproduction perpétuelle des mêmes rapports sociaux et du même mode de production ; cette tendance a r~sisté, tan~ elle est forte, à maints troubles polittqu~s .maJe~rs, a~ ch~gements de dynasties aussi bien qu à la dissolution et à la reconstitution des États 25 • Pour le totalitarisme, c'est le contraire qui est vrai. Fait d'importance capitale, l'ambition révolutionnaire qui distingue l'appareil totalitaire de l'appareil despotique, cette ambition qui l'incite .à refondre sans cesse la communauté, est sans exemple dans l'histoire. L'h11manité a certes connu des régimes autoritaires à forte vocation réformatrice. Mais c'est avec le totalitarisme que pour la première fois, le bouleversement perma~ nent devient le principe directeur d'une organisation sociale. PAUL BARTON. • 22., Rafael Karsten : La Civilisation de l' Emplre inca. Un Etat totalitaire du passé, trad. française, Paris 1957, Payot, pp. 109-116. 23. Il est un cas historique, unique à notre connaissance où les tendances despotiques et totalitaires se rejoignent: C'est la Russie prérévolutionnaire, tiraillée sans cesse entre le souci du régime tsariste de conserver les structures traditionnelles et la désintégration de celles-ci, due à la politique d'industrialisation. 24. Ibid., pp. 109-110. 25. Cf. Karl Marx : Le Capital, traduction J. Molitor t. II, Paris 1924, pp. 258-260.
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