B. SOUYARINE lui-même (... ). Heydrich aurait été, sans se douter. des tenants et des aboutissants réels de - l'action, simplement un instrument aux mains du Guépéou». Le canevas de cette version corrobore d'une façon frappante le chapitre VII du livre de W. Krivitski ( op. cit.) : «Pourquoi Staline fit fusiller ses j généraux», publié en 1940, comme si W. Hagen s'était servi de ce livre en même temps que de la source d'où vient l'article de Falkenhagen. Déjà Krivitski, dix ans avant Hagen, avait signalé le rôle du général Skobline dans l'affaire et celui du « cercle Goutchkov » (russe réactionnaire) infesté d'agents doubles. Skobline, participant actif de l'enlèvement des généraux Koutiepov et Miller à Paris pour le compte du Guépéou, « était le centre de la conspiration du Guépéou contre Toukhatchevski et les autres généraux de l' Armée rouge », affirmait Krivitski. « Il avait joué un rôle triple dans cette tragédie plus que machiavélique (...). Comme secrétaire du cercle Goutchkov, il était agent de la Gestapo. Comme membre du conseil privé du général Miller, il était chef des forces tsaristes à l'étranger. Et il- remplissait ces deux rôles au vu et au su de son troisième patron : le Guépéou ... » (p. 282). Autant le livre de Krivitski, sur ce point, prend de valeur après les années écoulées, autant celui de Hagen en perd avec ses détails visiblement inventés. Personne ne peut savoir que « le réquisitoire de Vychinski dura à peine vingt minutes » ou que « le maréchal Blücher aurait même été chargé, suivant les instructions expresses de Staline, de commander personnellement le peloton d'exécution », etc. Il n'y a sans doute pas eu de réquisitoire, ni de peloton d'exécution, ni rien qui ressemblât à ce qu'on croit à l'étranger. On peut en revanche accorder créance à Krivitski quand il dit qu'aucun procès n'a eu lieu; que Staline tramait depuis six mois la perte des généraux (en effet, voir plus haut : Poutna et - plusieurs autres avaient été arrêtés au début de l'année) ; que Radek avait déjà mêlé le nom de Toukhatchevski dans une «confession» faite en décembre 1936; que Gamarnik fut arrêté vers le 15 mai 1937 et ne s'est pas suicidé, mais a été assassiné en prison par les séides· de Staline; qu'il n'y eut pas procès, ni même accusation commune contre les victimes, fusillées séparément à des dates différentes ; que le général Alksnis, soi-disant membre du tribunal, était déjà en prison lors du pseudo-procès ; que « la prétendue conspiration des généraux de l' Armée rouge et de la Gestapo contre Staline fut en réalité une conspiration de Staline contre les généraux de l'Armée rouge». Krivitski signalait enfin que la Deutsche Wehr du 27 octobre 1938 révélait la féloniede Skobline, « traître bien connu », dans la noire intrigue où le Guépéou et la Gestapo ont trempé conjointement pour assassinermoralementet physiquement Toukhatchevskiet tout l'état-major. Le Biblioteca Gino Bianco 209 journal de~l'armée allemande traduisait la répugnance des militaires de. carrière devant les procédés atroces des nazis et des communistes staliniens. Quelques spécialistes sérieux des affaires soviétiques avaient remarqué cet article, à l'époque. Un troisième texte allemand, récemment traduit, donne une nouvelle mouture de l'article de Falkenhagen et du chapitre de Hagen : The Labyrinth, Memoirs of Walter Schellenberg, traduit par Louis Hagen (New York 1956). Ces divers « Hagen » indiquent une seule et même source, comme le contenu s'avère à peu près identique. Le chapitre III de Schellenberg : « The Reichswehr and the Red Army », utilise les données déjà connues, mais avec des variantes journalistiques peu convaincantes, des détails qui jettent la suspicion sur l'ensemble, des noms de personnes qui ne figurent pas dans les versions précédentes. Il est inutile d'en examiner les discordances par le menu alors que l'essentiel subsiste : Heydrich avait reçu l'impulsion première de Skobline, agent provocateur à la solde de Staline .. Et la conclusion rejoint celle de Krivitski, énoncée seize ans plus tôt, et celle des rares observateurs qualifiés qui n'ont pas attendu les attestations nazies tardives : « Ainsi l'affaire du maréchal Toukhatchevski fut une mesure préparatoire vers le rapprochement entre Hitler et Staline» (op. cit., p. 28). La vérité est donc à l'opposite de ce qu'ont cru Edouard Bénès, Léon Blum et Winston Churchill à l'instigation de Staline. D'AUTRES VERSIONS prétendument révélatrices ont été publiées depuis la guerre. Elles ont ceci de commun qu'elles sont tissées d'affirmations invérifiables et signées de gens qui ne pouvaient avoir accès à la seule source possible d'information : Staline et ses auxiliaires les plus proches, dont deux ou trois seulement survivent. En outre, elles se contredisent entre elles et sont incompatibles. Le Courrier Socialiste russe, de New York, a donné deux de ces versions contraires à la vérité approximative établie par les références examinées ci-dessus. Dans le numéro 10 du 23 octobre 1947, un émigré qui signe M. Bobrov tient pour acquise l'existence d'un complot groupant six participants : Toukhatchevski, Iakir, Ouborévitch, Kalmykov, Deribas et un non-identifié. Staline aurait d'abord refusé d'y croire mais un « dossier de documents» fut déposé sur son bureau par la police (les faux documents reçus de Berlin ? Staline en était l'auteur responsable). Sans se résoudre à changer d'avis, il fit comparaître Toukhatchevski que l'on dut amener au Politburo sur un brancard, les policiers l'ayant blessé lors de son arrestation, et qui en sortant fut entendu crier de violentes injures. Dans un garage du N.K.V.D. (commissariat de l'Intérieur) sur la rue Loubianka, les conjurés furent exécutés sous le grondement des moteurs.
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