Le Contrat Social - anno III - n. 2 - marzo 1959

96 sont des techniciens de la subversion et de la tyrannie qui pourtant continuent de penser dans les cadres du millénarisme, ils prêtent à un événement - la révolution - une valeur unique, qui la met en dehors du train immémorial de l'histoire humaine. Rien ne serait possible jusqu'au jour de cette conversion de !'Histoire, tout serait possible à partir de ce jour. Aucun moyen ne saurait être écarté pour atteindre cet objectif suprême, d'ailleurs historiquement inévitable. On imagine sans peine la réponse de Max Weber à une telle philosophie. Il se peut, auraitil dit, que les sociétés occidentales évoluent nécessairement (en termes plus précis : probablement) vers un régime de propriété collective ou de planification*. Mais on ne saurait postuler à l'avance qu'un seul et même parti doive nécessairement accomplir cette transformation dans tous les pays. Quant aux avantages et inconvénients de ce régime, on en peut discuter, mais la science ne permet pas d'affirmer ni même de croire que les avantages en sont tels que les traits séculaires des sociétés humaines en seront décisivement modifiés. Une telle argumentation ne toucherait pas les croyants, mais elle les ferait apparaître sous leur vrai jour : ils se réclament de la science, ils sont les·:fidèles d'une foi qui se drape dans les oripeaux tantôt d'une science vieillie, tantôt d'une philosophie vulgarisée. Max Weber, que ses études auraient dû inviter aux vastes perspectives sur l'histoire, en avait tiré surtout une leçon de modestie. 11 ne s'interrogeait pas sur la société d'après-demain, mais sur les tâches d'aujourd'hui. Cette tâche était, il y a trente ans, la reconstruction de la politique et de l'Etat. Certaines de ses analyses se rapportent à une situation historique et ont perdu une part de leur actualité. 11 était obsédé par son hostilité à l'égard de l'empereur auquel il imputait une responsabilité majeure dans la catastrophe allemande. 11 considérait comme une des causes essentielles de la faillite de l'empire wilhelmien le recrutement des chefs politiques parmi les fonctionnaires. La « parlementarisation », le transfert au parlement de responsabilités effectives offrirait aux personnalités é11ergiques, combatives; animées par la volonté de puissance et de lutte, une meilleure chance d'accéder au pouvoir. Max Weber suivait, à travers les siècles, le développement d'une catégorie sociale, d'un type d'homme, qu'il appelait politicien professionnel, celui qui tire sa subsistance de la politique, qui vit par en même temps que pour elle. Les clercs, les lettrés, la noblesse de cour, le patriciat anglais, * Il y a trente ans, Max Weber n'en était pas convaincu. Les tendances nécessaires de l'évolution étaient pour lui la rationalisation et la bureaucratisation, non pas un type donné de propriété ou de régulation. BibliotecaGinoBianco LE CONTRAT SOCIAL les juristes ont tenu, selon les siècles et les pays, la première place, les relations, variables avec les nations, entre le monarque, la noblesse traditionnelle et la bourgeoisie déterminant les alliances ou les conflits entre ces divers groupes ... • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • Max Weber exprimait déjà des inquiétudes sur la qualité du recrutement démocr~tique. Ceux qui n'ont pas de fortune ne sauraient se lancer dans la carrière politique sans accepter, en même temps que les aléas du métier, l'insécurité financière. Il me semble que, dans l'Allemagne actuelle, la plupart des hommes politig~es conservent et doivent conserver leur met1er antérieur ou un métier secondaire, souvent un métier de fo11ctionnaire. Sont exlusivement politiciens professionnels, sans autre métier, les seuls fonctionnaires de partis. Le jeu parlementaire est à ce point formalisé, dépouillé de son caractère de lutte imprévisible, qu'il ne constitue plus un mode de sélection. C'est dans le parti plutôt qu'au parlement que l'on s'impose pour l'avancement. En France, la vie politique, ayant conservé plus d'instabilité ou de fantaisie, demeure plus imprévisible. De temps à autre, une personnalité y fait carrière, non pas dans mais en . marge des partis. On ne saurait dire que le style actuel de la politique, en Allemagne, favorise le surgissement de personnalités de premier ordre, de ces démagogues dont rêvait Max Weber, qui se dévouent à leurs œuvres en même temps qu'ils en vivent et combinent étrangement la passion lucide, le sens de la responsabilité et la mesure. · Mais peut-être Max Weber demandait-il trop aux hommes politiques des détnocraties modernes. Il imaginait les meilleurs d'entre eux revêtus d'une sorte d'autorité charismatique. Il est très vrai que les démocraties sont perpétuellement menacées par la décadence qu'entraînent l'anonymat des pouvoirs, la médiocrité des dirigeants, la passivité des foules sans âme. En des circonstances tragiques, quand la vie de la nation est en jeu ou que la constitution a besoin d'être restaurée, les peuples désirent suivre un homme en même temps qu'obéir aux lois. C'est alors que s'impose le démagogue, celui que la République romaine appelait le dictateur, que les auteurs politiques du passé appelaient le Législateur. Les régimes vivants font surgir, aux moments critiques, les personnes capables de les sauver. En période tranquille, les chefs des démocraties sont d'honorables administrateurs, quelquefois de bons organisateurs, plus souvent des conciliateurs. Qu'ils aient aussi l'ampleur de vues, la clairvoyance, la passion · lucide des grands hommes d'État, c'est là une bonne chance sur laquelle on ne saurait raisonnablement compter. RAYMOND ARON

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