70 libéral. Je me permettrai une citation empruntée à une conférence qu'il donna à l'Athénée de Paris en 1819 3 : Demandez-vous d'abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un habitant des ÉtatsUnis de l'Amérique, entendent par le mot de liberté. C'est pour chacun le droit de n'être soumis qu'aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet de la volonté arbitraire d'un ou de plusieurs individus. C'est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l'exercer, de disposer de sa propriété, d'en abuser même; d'aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C'est, pour chacun, le droit de se réunir à d'autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d'une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c'est le droit, pour chacun, d'influer sur l'administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez ·mainte11ant à cette liberté celle des anciens. Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l'assujétissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La ·faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus. Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les éphores ne s'offensent. Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. A Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans l'intérieur des familles. Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne règlent. Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements ; 3. Benjamin Constant : Collection complète des ouvrages publiés sur le gouvernement représentatif et la constitution actuelle, ou Cours de politique constitutionnelle, Paris et Rouen I 820. Quatrième partie, septième volume : De la liberté des ançie11$ çompar~e ~ celle de$ m()dtJrnes~ pp. 241-243. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ,, comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs ; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie. Chez les modernes,· au contraire, l'individu, indépendant dans sa vie privée; n'est même dans les états les plus libres, souverain qu'en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si, à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d'entraves, il exerce cette souveraineté ce n'est jamais que pour l'abdiquer. Primat des droits civils Le tableau brossé par Benjamin Constant met en lumière un trait fondamental de la civilisation européenne : nous pouvons l'appeler droit individuel, entendant par là la plénitude du droit de l'individu à disposer de lui-même 4 • Pendant des siècles, l' « Européen » a été plus soucieux d'être le maître de sa propre maison que de participer à l'administration de la cité. Cette préférence est à la base des institutions libérales. Chaque fois que les individus se sentirent opprimés dans leurs activités privées par des forces sociales internes, ils se tournèrent vers le gouvernement pour qu'il les débarrassât de telles contraintes. Une illustration de cette attitude est fournie par la longue lutte des paysans afin d'être exemptés des services personnels dus aux nobles, puis pour libérer leurs terres des obligations féodales. De la même façon, chaque fois que les individus se sont sentis accablés ou gênés dans leurs activités personnelles par le gouvernement, ils se sont retournés contre lui. Naturellement, les deux phénomènes sont étroitement entrelacés. Bien plus, les changements intervenus dans les rapports entre les différents groupes sociaux ont fréquemment occasionné des contestations sur l' << augmentation des pouvoirs gouvernementaux », la politique caractéristique de l'État tendant à émanciper les activités et à élargir le champ d'action de certains alors qu'elle asservissait les activités et restreignait le champ d'action des .autres. Au xv111e siècle, par exemple, l'effort de Turgot pour anéantir l'organisation corporative des artisans fut ressenti par ceux-ci comme un déni brutal de leurs droits pendant que les premiers industriels y voyaient une libération. A travers les complexités de l'histoire politique européenne le sentiment demeurait que les individus s'accomplissaient dans leur vie privée et non dans la vie publique, qu'un gouvernement n'était « bon » qu'autant qu'il garantissait et , 4. Pour éviter une confusion fréquente, notons que l'individu peut être altruiste dans sa vie privée et égoïste dans sa vie publique. 11 ne suffit pas qu'un comportement privé soit dépourvu d'égoïsme pour qu'il soit socialement utile. L'expression « droit individuel» se réfère ici à tout usage que l'individu peut faire de son énergie et de ses talents, excepté la dictature ou la participation à une entreprise dictatoriale.
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