• 44 Si les crises cycliques sont toujours une source d_emisère et d'insécurité, c'est un fait que depuis plus de _cent ans elles n'ont jamais entraîné la classe ouvrière vers une révolution sociale. La terrible dépression qui a débuté en 1929 l'a prof ondérnent divisée et démoralisée, et elle a livré à l'impuissance les partis qui se réclamaient d'elle. La crise a surexcité en Europe les nationalismes et la réaction fasciste ou raciste. En Amérique, elle a suscité le New Deal de Roosevelt. En France le Front populaire, dont la classe ouvrière _a bénéficié, n'a pas jeté de défi à la propriété capitaliste. Les révolutions ouvrières postérieures à 1850 ont été les conséquences non d'un progrès des forces productives, mais de facteurs· politiques et surtout de défaites militaires. Querelles de marxistes La· Préface avait provoqué des discussions parmi les marxistes, au même titre que les· thèses sur Feuerbach publiées en 1888. 15 Si l'on admet que le mode de production conditionne les idéologies suivant un déterminisme rigoureux, la révolution apparaît comme un fait inéluctable. C'est ce que défend Karl Kautsky quand il écrit: « Nous savons qu'il est aussi peu dans notre pouvoir de créer cette révolution que dans celui de nos adversaires de l'empêcher. Notre travail ne- consiste pas à pousser vers la révolution ni à la préparer. » 16 Selon cette conception, le parti ouvrier doit être l'éducateur de la classe ouvrière. Il lui enseigne la science marxiste afin de la préparer à son destin. Le Parti est d'autant plus nécessaire que le prolétariat n'a pas une connaissance innée de sa mission historique et que sa conscience doit lui être donnée, du dehors, par les intellectuels. Pour Rosa Luxembourg au contraire, l'être social du prolétariat détermine sa conscience révolutionnaire. Le Parti n'est qu'un guide, et l'histoire est faite par l'activité des masses qui d'instinct choisissent les voies les plus profitables à leur émancipation. Pour Lénine, la révolution n'est pas une conséquence nécessaire du développement des forces productives, niais d'un · parti militarisé de révolutionnaires professionnels sa;. chant utiliser une stratégie efficace et apte à profiter des occasions politiques. Si Kautsky est déterministe à la manière de ~ 15. Rappelons que l'idéologie allemande ne put avoir la même influence parce que publiée seulement en 1932. 16. Karl Kautsky : Le Chemin du pouvoir (trad. française édition Giard, 1907). Il n'est pas sans intérêt de noter que les Éditions de l'État soviétique annoncent la réédition prochaine, en langue russe, de ce livre du « renégat » K. Kautsky, avec un tirage de 100.000 exemplaires, dans la série « Bibliothèque du socialisme scientifique ». Depuis quarante ans, Kautsky n'avait pas été réédité en Russie. Les Slaves et la Révolution, du même auteur, et son commentaire au Pro- ~ramme d' Erfurt, paraîtront également cette annte à Moscou. Biblioteca Gino Bianco , ANNIVERSAIRE la Pré/ace, R. Luxembourg et Lénine sont activistes, l'une en mettant la conscience dans les masses ouvrières, l'autre dans le p~rti dirigeant. Que ces tendances se soient combattues l'une l'autre, on le comprend aisément car il n'est pas de sujet théorique ou pratique qui puisse recevoir de Marx ou d'Engels une réponse sans ambiguïté. 11 suffit de combiner l'activité humaine avec ,la fatalité historique pour donner en chaque occasion une série d'interprétations divergentes, mais toutes capables de :,1.stifier n'importe quelle attitude politique. De l'abstraction à la tyrannie LES CONCEPTSabstraits introduits par Marx n'ont pas été inutiles pour éclairer la. connaissance sociologique ; et aucune théorie des faits sociaux ne peut se passer de ces concepts pas plus que des types idéaux définis par Max Weber. Ils permettent une description rationnelle de ces faits, à condition de ne pas les transf ormet ·en substances réelles se substituant aux activités humaines, encore moins de les considérer comme les maillons d'une déduction de type géométrique. Enfin ils doivent être adaptés à chaque époque et à chaque lieu. L'erreur a été d'en faire les lois dogmatiques d'une pseudo-science historique assimilant l'évolution humaine, pour les · uns à un chapitre de la mécanique rationnelle, pour les autres à la Phénoménologie de Hegel. Les · forces productives apparaissent moins comme des forces étrangères dominant le comportement des hommes depuis que la politique économique des États a remplacé l'économie politique libérale et que le fétichisme de l'or a ·cédé le pas aux nécessités de l'équilibre entre la production et la consommation. Celle-ci, liée à la répartition des revenus, ne se heurte guère à la barrière de la propriété : si les disparités restent dangereuses, c'est qu'elles peuvent provoquer l'inflation aussi bien que la crise, seul phénomène analysé au siècle dernier. Enfin l'accumulation . est non• seulement compatible avec l'amélioration du sort des salariés, mais elle en est la condition ., prermere ... La fameuse Pré/ace reflète une tendance a une explication moniste de la dynamique sociale· qui s'affirme chez Marx dans la seconde moitié de sa vie. Chez Engels, elle devient ultérieurement · la clef d'une métaphysique de l'11nivers. Plékhanov et Lénine en font un dogme absolu « coulé en acier d'qne seule pièce » (Lénine). Pour finir, elle est érigée par Staline et Khrouchtchev en une philosophie d'État obligatoire, la pire tyrannie intellectuelle des temps modernes. Tel est le sort des idées qui, après s'être emparées de l'esprit des- despotes, se muent en instruments du despotisme. MICHEL COLLINET
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