S. H. BARON pement de cet ordre une impulsion des plus puissantes( ...) La réforme de Pierre est arrivée à son terme logique (...) Désormais nous sommes irrévocablement entraînés dans le mouvement économique de l'humanité civilisée et il n'y aura plus d'aube pour la vieille oblomovchtchina moscovite. Finis Muscoviae ! Tu as triomphé, ô charpentier de Saardam !* _ Il faut noter que la clef de l'argument est l'implantation par Pierre le Grand de la semence d'un nouvel ordre économique, la création par Alexandre II de conditions particulièrement favorables à sa croissance et la floraison luxuriante de cet ordre dans la dernière moitié du XIXe siècle. Le nouveau système économique n'était rien d'autre que le capitalisme. Selon Plékhanov, la Russie était passée successivement de l'économie naturelle primitive à un système modifié par l'introduction d'éléments de l'économie monétaire et de la production marchande ·au cours du siècle et demi de l'époque pétersbourgeoise, puis au triomphe de cette économie et de ce mode de production sur le primitif système économique moscovite pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, cette première période de l'âge capitaliste en Russie. 60 L'ancien ordre économique stagnant, infiltré des principes et des éléments de l'économie dynamique de l'Occident, avait fini par succomber à ces principes et à ces éléments. Dès lors devrait être claire la raison pour laquelle Plékhanov a parlé maintes fois de cette évolution économique et de son effet sur la société comme de l' « européanisation » de la vie sociale russe. 61 Par parenthèse, pour Plékhanov ce processus de développement n'était pas une avance simple, ~ans détours. Dans sa conception, le XVIIIe siècle figurait comme un âge de contradictions. Ce fut l'époque où la « société orientale» russe fut le plus profondément remaniée et rationalisée. Mais pendant la même période, les germes de destruction de cette même société furent semés par Pierre qui ne soupçonnait pas la signification dernière de ce qu'il faisait. La façon dont Plékhanov concevait le profond changement subi par l'économie russe au XIX8 siècle a été traitée ailleurs. 62 Quant aux implications de ce changement, si la base essentielle de la société orientale russe avait été la vie économique primitive, stagnante du pays, le remplacement de cette économie par une autre qui lui était opposée à tous ·les égards importants dut avoir les effets les plus révolutionnaires sur la structure totale de la vie sociale. L'« européanisation» de la vie économique fut aussi le remaniement de la structure sociale selon les principes occidentaux, et Plékhanov pensait qu'en fin de compte elle allait entraîner l'• européanisation» de la vie politique russe. 63 • Pierre le Grand avait travaillé de ses mains comme charpentier dans la construction navale à Saardam, en Hollande. (N.d.l.R.) 60. Ce processus est discut~ plus à fond dans notre article • Plekhanov on Russian Capitalism and the Peasant Commune •, Am,rican SlatJic and East Europ,an Rmew, XII (die. 1953), pp. 463-74. 61. Voir par exemple Sotchinlnia, III, p. 234. 62. Voir note 6o. 63. Sotchinblia, III, p. 234. Biblioteca Gino Bianco . 37 En 1888, il avait écrit : « C'est seulement avec l'effondrement de cet ordre patriarcal.- et le développement d'une population urbaine 9u' ont apparu des forces capables d'assigner des limites au pouvoir absolu du roi.» 64 Cette remarque montre comment il concevait ce que le progrès irrésistible du capitalisme signifiait pour la Russie : il devait favoriser la croissance de villes industrielles peuplées des classes bourgeoise et prolétarienne qui - par contraste .avec le paysannat inerte - aspiraient historiquement à la liberté civile et politique. Bien plus; l'économie monétaire et la production marchande avaient pénétré aussi dans les campagnes, corrodant l'ordre patriarcal-communal, transformant la classe paysanne impassible, collectiviste et égalitaire d'une époque antérieure en un corps social plus mobile, individualiste et compétitif. 65 Plékhanov a~mait qu'il n'était plus exact de regarder les paysans comme une classe. Dans l'économie de marché qui constituait leur nouveau milieu, une différenciation économique s'accomplissait qui dissolvait une ~lasse autrefois économiquement .et socialement homogène en deux groupes antagoniques qu'on devrait appeler proprement bourgeoisie rurale et prolétariat rural. 66 Cet ordre social en évolution, caractérisé par la diversité et la mobilité, mettait fin à l'ancien isolement des cellules économiques, créait de larges intérêts sociaux et inspirait, au moins dans certaines de ses stratifications, des aspirations aux droits et à la dignité de l'homme. Plékhanov sentait que ces aspirations individuelles et sociales ne pouvaient que croître en intensité et en ampleur. Commune et ordre patriarcal, prédominance du village sur la ville, .éc·onomie naturelle, stagnation de la vie économique et passivité du peuple - tout ce qu'il considérait comme piliers du despotisme était en voie de disparition. De nouvelles forces et institutions se dégageaient qui entraient en opposition au système « chinois » de la Russie. Le capitalisme, agent de dissolution et de reconstruction sociales, devait continuer à opérer en vertu de sa nature dynamique et faire pencher plus fortement encore la balance des forces contre l'autocratie. L'écroulement du système oriental russe signifiait par conséquent que la quête séculaire d'une « algèbre de la révolution » par l'intelligentsia occidentalisée approchait de sa fin. Ses membres n'avaient plus à faire figure d' « hommes superflus >>, car désormais il existait des forces sociales assez puissantes pour renverser l'autocratie exécrée. Le remaniement du système politique russe selon les principes occidentaux était maintenant du domaine du possible. Les Russes pouvaient enfin répudier le système asia64. Ibid., III, p. 21. 65. Cette question est trait~e dans l'article citt à la note 60. Pour son argumentation, Pl~anov s'est servi efficacement de mat~riaux fournis par les r~citad'krivains populistes tels qu'Ouspenaki,Naoumov et Karonine. On trouver ses itudes de leurs ~crits dans Sotchin,nia, X. 66. Ibid., III, p. 410. •
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