N. VALBNTINOV à Tchemy~hevski, m,ais il précise n~ttement que la conception, exposee dans le Capital, de l'inéluctabilité historique du régime capitaliste est limitée aux pays d'Europe occidentale (dans les brouillons s'y ajoutent les États-Unis d' Amérique). Cette conception n'a plus la portée universelle que Marx lui avàit attribuée. On ne peut en déduire que le régime capitaliste soit inévitable en Russie. Les acquisitions positives de ce régime, la Russie peut les obtenir «sans passer par les fourches Caudines du capitalisme ». Un an après la lettre à V. Zassoulitch, lettre que Marx considérait comme impropre à la publication, Marx et Engels écrivaient dans la préface à la seconde édition russe de leur Mani- / este du parti communiste : «Si la révolution russe sert de signal à une révolution ouvrière en Occident, de façon qu'elles se complètent l'une l'autre, le mode russe contemporain de possession du sol pourra servir de point de départ à un développement communiste.» Mais si la révolution russe ne donne pas le signal de la révolution en - Occident ? La Russie devra-t-elle passer en ce cas par les «fourches Caudines » ? Des brouillons de Marx il appert que l'existence d'une institution aussi importante que la commune rurale dispense la Russie de passer par les «fourches» du capitalisme. Sous un certain rapport, il y a donc deux marxismes : le 1narxisme première manière jusqu'à 1868-69 et qui est universellement connu, surtout depuis que Marx a été annexé par l'URSS et y est érigé en «propriété publique )>, et le marxisme seconde manière, tout imprégné des vues de Tchernychevski et de l'ardent esprit de _révolte russe, immémorial. 11 pourrait sembler qu'à la différence du premier marxisme, celui des dernières années de Marx n'ait joué aucun rôle dans l'histoire. Les marxistes l'ont ignoré comme l'ignorent jusqu'à maintenant de nombreux auteurs qui publient de volumineux ouvrages sur Marx. Lénine aussi l'ignorait et il est mort sans même soupçonner l'existence de la lettre de Marx à V. Zassoulitch et de ses trois brouillons. Les idées qui y sont exprimées furent jugées par Lénine, en son temps, « d'ignorance sans bornes» et « d'insolence sans précédent». Et pourtant il plut à la Providence que Lénine précisément réalisât dans la vie « avec une insolence sans précédent » le marxisme seconde manière inspiré de Tchernychevski. Lénine, d'ailleurs, était plus que tout autre appelé à incarner ce marxisme, car dès son jeune âge il avait été profondément marqué par Tchernychevski et nourrissait secrètement, au fond de Biblioteca Gino Bianco • 29 son cœur, l'idée de «sauter» par-dessus le capitalisme. Il resta fidèle à la mémoire de son maître jusqu'à sa mort. N. Kroupskaïa rapporte que « dans le cabinet de Lénine, au Kremlin, côte à côte avec les ouvrages de Marx, d'Engels et de Plékhanov se trouvaient les œuvres complètes de Tchernychevski que Vladimir Ilitch, à ses heures de loisir, lisait et relisait sans se lasser». En octobre 1917 Lénine, poussé par son volontarisme, força son pays à accomplir le «saut » du degré inférieur au degré supérieur, sans le tremplin des conditions sociales et économiques préalables exigées par le marxisme première manière. Une fois ce saut accompli, les idées du marxisme seconde manière et de Tchernychevski eurent leur consécration théorique. En 1921, au IIIe congrès de l'Internationale communiste, Lénine ~xige que soit abandonnée la thèse selon laquelle « le stade capitaliste de l'économie nationale est inévitable chez les peuples arriérés ». Selon Lénine, «l'Internationale communiste doit poser, en en donnant les fondements théoriques, le principe que les pays arriérés, avec l'aide du prolétariat des pays plus avancés, peuvent accéder , . . , . . , au regune sov1ettque et, par certaines etapes d'évolution, au communisme, en évitant le stade du développement capitaliste». Il ne faut pas aller chercher trop loin les fondements théoriques de ce principe : Tchernychevski les a formulés dès 1858. Et en 1923, dans l'article intitulé « De notre révolution », Lénine écarte délibérément les thèses essentielles du marxisme première manière, il raille « diverses personnes savantes» qui croient qu'on ne peut «s'élever au socialisme sans d'objectives conditions économiques». C'est un «cliché», «appris par cœur au temps du développement de la social-démocratie occidentale»... « Le manuel écrit d'après Kautsky fut très utile en son temps. Mais l'heure est venue d'abandonner l'idée que ce manuel ait prévu toutes les formes du développement ultérieur de l'histoire mondiale. Ceux qui pensent ainsi - il serait opportun de les traiter simplement d'imbéciles. » Au cliché des «petits-bourgeois européens », des « héros de la 11° Internationale», au marxisme première manière, Lénine oppose la formule de Napoléon : « On s'engage et puis on voit.» En traduction russe libre, explique-t-il, cela signifie « qu'il faut d'abord s'engager dans une lutte sérieuse, et puis on verra ». Cette recette se trouve déjà chez Tchernychevski et, en effet, c'est ainsi qu'a été réalisée la révolution d'Octobre. ( Traduit du russe) N. VALBNTINOV
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