B. DE JOUVENEL du mot, siége~t au-dessus du peuple. Une différenciation très nette se produit quand se constituent des organismes gouvernementaux permanents, quasi automatiquement responsables: Lorsque ceux-ci font leur apparition, le peuple perd son mot à dire final sur la direction des affaires, parce que ·les dirigeants n'ont ·plus besoin de sa participation. De toute évidence, un roi ou un Conseil suprême serait taxé d'absurdité s'il déclarait une guerre, même de peu d'importance, sans savoir si le peuple accepte de la faire, çiu moins s'il n'a d'autre armée que celle constituée par les citoyens. Il est tout aussi évident que la situation change si le roi ou le Conseil a une armée permanente à sa disposition : le problème qui se pose alors est de savoir si l'armée, et non le peuple, accepte la guerre et peut la f~re. Cela ne veut pas dire qu'une autorité suprême puisse se permettre d'être tout à fait indifférente à l'opinion publique ; ce serait absurde. Mais la c_onstitution d'organismes gouvernementaux perme~ à l'a~torité suprême, quelle qu'elle soit, d~être plus ou moins indépendante du peuple, bien qu'alors elle risque de dépendre étroitement de c~s organismes (voir le rôle joué par les préto~iens dans l'Empire romain et les janissaires dans l'Empire qttoman). L'appareil d'État Là où il ny a pas d'organismes gouvernementaux les dirigeants, quels qu'ils soient et quel que soit leur titre, sont obligés d'agir avec et par le peuple; là où se développent des organismes gouvernementaux, les dirigeants peuvent agir dans et sur le peuple. Cela peut être considéré comme une loi. Dans les sciences politiques, une «loi» est l'expression d'une relation nécessaire. Il s'agit ici d'une relation nécessaire, fondée sur la nature même des choses. Cela ne veut pas dire que si les organismes gouvernementaux sont très développés les dirigeants tiennent peu compte des vœux du peuple, mais simplement qu'il leur est possible d'agir autrement qu'en l'absence d'organismes gouvernementaux. Le développement d'un appareil d'État permet l'émancipation du gouvernement, son indépendance à l'égard du peuple. En fait, le gouvernement tel que nous le connaissons aujourd'hui s'est développé avec les organismes gouvernementaux, appelés encore appareil d'État. C'est là une affirmation de fait, qui n'implique pas de jugement de valeur. Si l'on considère l'évolution de l'organisation politique d'un point de vue morphologique, on peut regarder le développement parallèle du gouvernement et de l'appareil d'État comme une « différenciation des organes », signe de progrès. Si l'on se place à un point de vue éthique, si l'on pense à la situation du citoyen dans la communauté et à ses rapports moraux avec les décisions et leur exécution, ce développement implique un recul considérable. Certes,· on peut le tenir pour « historiquement • Biblioteca Gino Bianc 19 inévitable » bien que regrettable : telle était l'opinion de Marx. Il est intéressant de rappeler que c'est lui qui a décrit l'appareil d'État comme « l'énorme parasite gouvernemental qui, tel un boa constricteur, enserre le corps social de ses replis multiples, l'étouffe de sa bureaucratie, de sa police, de son armée de métier, de son clergé établi et de son pouvoir judiciaire » 3 • Selon le système marxiste, une évolution regrettable peut avoir été «nécessaire » autrefois, mais l'évolution inverse peut devenir non moins nécessaire. 4 De même, Marx pensait que «l'horrible échafaudage » capitaliste pouvait finalement s'écrouler et conseillait à la Commune de 1871 de se débarrasser de l'appareil d'État. 5 Je pense que tous ceux qui ont étudié sérieusement Marx conviendront que son idéal politique était en définitive l' «autogouvernement » de petits groupes (les conseils ouvriers) quoiqu'il n'ait jamais expliqué clairement comment ceux-ci pouvaient s'incorporer dans une société plus vaste. Les vastes communautés Nous arrivons à ce qui s'oppose à toute reproduction de ce que nous pouvons appeler « li! modèle athénien ». Celui-ci impliquait que tous les membres de la communauté pussent se 3. La Guerre civile en France, Paris., Édition sociales., 1953, p. 209. Cf. également p. 257. 4. J'espère qu'on ne prêtera pas à cette phrase un sens ironique. J'ai le plus profond respect pour Marx comme penseur. L'attitude que j'ai hâtivement décrite s'explique par le conflit intérieur que ressent tout penseur qui veut à la fois étudier l'histoire sociale comme une « science naturelle » et se sent violemment attiré vers une société bonne du point de vue moral. Quand il adopte la perspective de la « science naturelle », il doit considérer que tout ce qui est arrivé s'explique par une « cause suffisante». Mais souvent l'évolution choque son sens moral. S'il était un homme ordinaire, il dirait simplement : « Changeons donc les choses en ce sens. » Comme « historien des sciences naturelles » cependant, comme matérialiste, il ne peut admettre que pensées ou désirs puissent changer quoi que ce soit. Il doit, pour la cohérence de son système d'historien des sciences naturelles, repousser comme un rêve l'idée que la notion de l'idéal puisse produire un effet sans des « causes matérielles • suffisantes dans le domaine matériel ou pseudo-matériel du « développement social». Pour ne pas condamner son idéal au nom de sa méthode « scientifique », il doit admettre qu'il se trouve au « point d'inflexion historique », où les causes suffisantes, qui avaient entraîné - avec des résultats qu'il approuve - des conséquences regrettables, vont agir en sens inverse et éliminer les conséquences regrettables. Je crains que cette explication, que je ne puis développer davantage, ne paraisse obscure. Mais nombreux sont ceux qui ont dft éprouver pareil conflit. Chacun de nous est vivement attiré vers ce qui devrait Atre d'un point de vue moral, et il a en même temps des idées positives sur la manière dont les choses arrivent. Les limites de notre savoir sur la manière dont les choses arrivent nous conduisent souvent à des prédictions risquées sur ce qui peut arriver ; mais cette prédiction peut être très différente de ce que nous souhaitons pour des raisons morales. Dans ce cas, nous avons le choix : jouer les Cassandre ou fausser nos prédictions pour augmenter les chances de notre id~. Cette derni~re attitude, quoique • malsaine • pour l'esprit, est la plus naturelle et peut-être la plus profitable à l'humanité. 5. La Gu,rr, civil, m Franc, est, tout au long, tr~s rév~ latrice . •
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==