Le Contrat Social - anno I - n. 2 - maggio 1957

TCHERNYCHEVSKI ET LÉNINE par N. Valentinov A LA fin de janvier 1904, à Genève, dans un petit café aux alentours de la plaine de Plainpalais, se trouvaient assis Lénine, Vorovski (futur ambassadeur de la Russie soviétique en I talle), et Goussiev (Drapkine, futur chef de la Direction politique de l'armée) en compagnie d'un quatrième, l'auteur de ces lignes. J'étais arrivé le dernier et ne savais pas comment avait commencé la conversation entre Vorovski et Goussiev. J'avais seulement entendu Vorovski passer en revue toute une série d'œuvres littéraires qui, après avoir connu un grand succès, s'étaient fanées au bout d'un certain temps, parfois fort bref, au point de n'inspirer plus rien que l'ennui ou l'indifférence. Je me souviens qu'il avait entre autres cité le Werther de Gœthe, plusieurs œuvres de George Sand, et, dans la littérature russe, la Pauvre Lise de Karamzine ainsi que d'autres ouvrages dont Signe des temps de Mordovtsev. Je me mêlai à la conversation et dis que, puisque l'on parlait de Mordovtsev, on pourrait aussi bien mentionner Que faire? de Tchernychevski. On se demande comment les gens ont pu s'enthousiasmer pour un tel ouvrage. Il n'est guère de livre plus pauvre, plus primaire et à la fois plus prétentieux. La plupart des pages de ce roman trop fameux sont écrites dans une langue qui en rend la lecture impossible. Ce qui n'empêchait pas Tchernychevski, quand on constatait son manque de talent, de répondre avec hauteur : « Je ne suis pas plus mauvais que d'autres que l'on considère comme de grands romanciers». Jusqu'alors, Lénine avait laissé errer distraitement ses regards, sans prendre aucune part à la conversation. Entendant mes paroles, il se dressa avec un tel élan que sa chaise craqua sous lui. Son visage se pétrifia et le rouge lui monta aux pommettes, comme toujours lorsqu'il se mettait en colère. - Vous rendez-vous compte de ce que vous BibliotecaGinoBianco dites? me lança-t-il. Comment peut-on avoir l'idée baroque, absurde, de trouver primaire et pauvre l'œuvre de Tchernychevski, le plus grand et le plus doué des représentants du socialisme avant Marx? Marx lui-même le considérait comme un grand écrivain russe. - Ce n'est pas à cause de Que faire? qu'il l'a jugé ainsi. Marx n'avait certainement pas lu ce livre. - Qu'en savez-vous? J'affirme qu'il est inadmissible qu'on trouve Que faire? primaire et pat1vre. L'influence de ce livre a fait des centaines de révolutionnaires. Aurait-ce été possible si Tchernychevski avait été un écrivain primaire et pauvre? Il a enthousiasmé mon frère, il m'a enthousiasmé moi-même. Il m'a profondément labouré. Quand avez-vous lu Que faire ? Ça ne sert à rien de le lire quand on est encore un bébé. Le roman de Tchernychevski est beaucoup trop compliqué, trop plein d'idées pour qu'on puisse le comprendre et l'apprécier étant jeune. J'ai essayé, je crois, de le lire à quatorze ans. Lecture inutile, superficielle. Mais après l'exécution de mon frère, sachant que le roman de Tchernychevski avait été un de ses livres préférés, je me suis mis à le lire pour de bon, et j'y ai passé non des jours, mais des semaines. C'est alors seulement que j'en ai compris la profondeur. C'est une œuvre qui vous charge pour la vie entière. Les œuvres pauvres ne font pas cet effet-là. - Ce n'est donc pas par hasard, dit Goussiev, qu'en 1902 vous avez intitulé votre livre Que faire ? - Comment, répondit Lénine, vous n'y aviez pas pensé? Associer Tchernychevski à Marx, c'était pour moi, à l'époque, tout comme comparer Trediakovski à Pouchkine. C'est pourquoi, de nous trois, je fus sans doute celui qui accorda le moins d'importance aux paroles de Lénine. Vorov ki, par contre, s'y intéressa vivement. Il se mit à demander quand Lénine avait lu les autre ouvrages d

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