VACLAV HAVEL Je crains autre chose. Toute cette lettre parle en fait de ce que je crains : à savoir les conséquences à long terme, dures et absurdes, que l'étouffement actuel aura pour le peuple. J'ai peur du prix que nous devrons payer pour cette obstruction à l'histoire, cette cruelle et inutile mise au pas de la vie, étouffée dans le soussol de la société et des consciences humaines, ce nouveau « report » forcé de toutes les possibilités de vivre à peu près normalement. Il découle de ce que je viens d'écrire qu'il ne s'agit pas pour moi seulement de ce que nous payons déjà en cours de route en amertume pour la répression sociale et la dégradation de l'homme, ni même du prix élevé qu'il nous faudra payer à long terme par le déclin intellectuel et moral de notre société. Ce qui importe pour moi, c'est le coût difficilement estimable. de cet instant futur où l'histoire et la vie réclameront leur dû. La responsabilité d'un dirigeant politique n'est jamais totale : personne ne gouverne seul, une certaine part de responsabilité incombe donc aussi à son entourage. Aucun pays n'existe dans le vide ; sa politique subit donc toujours l'influence de celle d'autres pays ; la situation d'un moment est aussi toujours déterminée par ceux qui gouvernaient auparavant et, enfin, les citoyens - pris individuellement - contribuent quotidiennement par leurs décisions à créer une situation donnée, ou en tant que collectivité ou ensemble historico-social, limité par les conditions de son développement, mais en même temps comme élément limitant en retour ces conditions. En dépit de ces cas limites qui valent aussi pour notre situation actuelle, votre responsabilité, en tant que dirigeant politique reste énorme. Vous êtes co-responsable du climat de notre vie à tous et avez donc une influence directe sur le prix que devra payer notre société pour sa « consolidation » présente. Les Tchè-ques et les Slovaques - comme tout autre peuple - ont des potentialités les plus variées : nous avons eu et aurons encore des héros, de même que nous avons eu et aurons encore des délateurs et des traitres. Nous sommes capables de donner libre cours à notre créativité et à notre imagination, à nous dépasser spirituellement et moralement à travers des actes imprévus, à lutter pour la vérité, à nous sacrifier pour les autres, de même que nous sommes capables de succomber à l'indifférence la plus totale, à ne nous intéresser qu'à notre ventre et nous tirer dans les pattes les uns les autres. Et, bien qu1;il'âme humaine ne soit pas un récipient vide que l'on peut remplir avec n'importe quoi (cette idée arrogante du peuple est souvent présente dans les discours officiels dans l'ho:iTible formule << on bourre le crâne aux gens»>, il dépend énormément des dirigeants de savoir quelles potentialités contradictoires qui ·sommeillent dans la société seront mobilisées et trouveront un · champ de réalisation et quelles au contraire seront réprimées. Pour le moment, on encourage systématiquement ce qu'il y a de pire en nous : l'égoïsme, l'indifférence, la lâcheté, la peur, la résignation, le désir de toujours se tirer d:affaire pour son propre compte, sans égard pour les conséquences générales. Notre gouvernement 106
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