Interrogations - anno III - n. 7 - giugno 1976

i11terrogalitJ rivista internazionale di ricerche anarchiche revue internationale de recherche anarchiste revista internacional de investigaciôn anarquista international review of anarchist research La question du pouvoir dans les sociétés primitives L'armée portugaise: rupture et continuité L'inévitable bureaucratie du syndicalisme international Structure of Power in Cuba Trotski y la Revoluciém espa;ola Carta de Chile Document: Le conformisme par la peur Documento: Per un programma anarchico Ju. 1976 Giu. PIERRE CLASTRES JOELLE KUNTZ MARIE MARTIN SAM DOLGOFF IGNACIO IGLESIAS VACLAV HAVEL G.A.F. 7

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INTERROGATIONS Juin • June Giugno • Junio 1976 La question du pouvoir dans les sociétés primitives L'armée portugaise : Rupture et conttnulté Syndicalisme International : l'inévitable bureaucratie Structure of Power ln Cuba Trotski y la Revolucion espanola Carta de Chlle Document: Le conformisme par la peur Documenta: Per un programma anarchlco N° 7 3 PIERRECLASTRES 11 JOELLE KUNTZ 31 MARIE MARTIN 47 SAM DOLGOFF 66 IGNACIO IGLESIAS 77 85 VACLAV HAVEL 108 G.A.F.

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Laquestiodnupouvoir danslessociétépsrimitives PierraClastres <•> A u couRs des deux dernières décennies, l'ethnologie a connu un développement brillant grâce à quoi les sociétés primitives ont échappé sinon à. leur destin (la disparition) du moins à l'exil auquel les condamnait, dans la pensée et l'imagination de l'Occident, une tradition d'exotisme très ancienne. A la conviction candide que la civilisation européenne était absolument supérieure à. tout autre système de société s'est peu à peu substituée la reconnaissance d'un relativisme culturel qui, renon9&.nt à l'affirmation impérialiste d'une hiérarchie des valeurs, admet désormais, s'abstenant de les juger, la coexistence des différences socio-culturelles. En d'autres termes, on ne projette plus sur les sociétés primitives le regard curieux ou amusé de l'amateur plus ou moins éclairé, plus ou moins humaniste, on les prend en quelque sorte au sérieux. La question est de savoir jusqu'où va cette prise au sérieux. Qu'entend-on précisément par société primitive? La réponse nous est fournie par l'anthropologie la plus classique lorsqu'elle veut déterminer l'être spécifique de ces sociétés, lorsqu'elle veut indiquer ce qui fait d'elles des formations sociales irréductibles : les sociétés primitives sont les sociétés sans Etat, elles sont les sociétés dont le corps ne possède pas d'organe séparé du pouvoir politique. C'est selon la présence ou l'absence de l'Etat que l'on opère un premier classement des sociétés, au terme duquel elles se répartissent en deux groupes : les sociétés sans Etat et les sociétés à Etat, les sociétés primitives et les autres. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que toutes les sociétés à Etat soient identiques entre elles : on ne saurait réduire à un seul type les diverses figures historiques de l'Etat et rien ne permet de confondre entre eux l'Etat despotique archarque, ou (t) Ethnologue. Professeur à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. A publté « Chronique des Indiens Guayaki » 1972, « Le Grand Parler - Mythes et textes sacrés des Indiens Guarani» 1974, « La Société contre l'Etat» 1974. 3

PIERRE CLASTRES l'Etat libéral bourgeois, ou l'Etat totalitaire fasciste ou communiste. Prenant donc garde d'éviter cette confusion qui empêcherait en particulier de comprendre la nouveauté et la spécificité radicales de l'Etat totalitaire, on retiendra qu'une propriété commune fait s'opposer en bloc les sociétés à Etat aux sociétés primitives. Les premières présentent toutes cette dimension de division inconnue chez les autres, toutes les sociétés à Etat sont divisées, en leur être, en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans Etat ignorent cette division: déterminer les sociétés primitives comme sociétés sans Etat, c'est énoncer qu'elles sont, en leur être, homogènes parce qu'elles sont indivisées. Et l'on retrouve ici la définition ethnologique de ces sociétés : elles n'ont pas d'organe séparé du pouvoir, le pout?otr n'est pas séparé de la société. Prendre au sérieux les sociétés primitives revient ainsi à réfléchir sur cette proposition qui, en efl'et, les définit parfaitement: on ne peut y isoler une sphère politique distincte de la sphère du social. On sait que, dès son aurore grecque, la pensée poliltque de l'Occident a su déceler dans le politique l'essence du social humain (l'homme est un animal politique), tout en saisissant l'essence du politique dans la division sociale entre dominants et dominés, entre ceux qui savent et donc commandent et ceux qui ne savent pas et donc obéissent. Le social c'est le politique, le politique c'est l'exercice du pouvoir (légitime ou non, peu importe lei) par un ou quelques-uns sur le reste de la société (pour son bien ou son mal, peu importe ici) : pour Héraclite, comme pour Platon et Aristote, 11n'est de société que sous l'égide des rois, la société n'est pas pensable sans sa division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et là où fait défaut l'exercice du pouvoir, on se trouve dans l'intrasocial, dans la non-société. C'est à peu près en ces termes que les premiers Européens jugèrent les Indiens d'Amérique du Sud, à l'aube du XVI' siècle. Constatant que les c chefs , ne possédaient aucun pouvoir sur les tribus, que personne n'y commandait ni n'y obéissait, ils déclaraient que ces gens n'étaient point policés, que ce n'étaient point de véritables sociétés : des Sauvages c sans fol, sans loi, sans roi,. IL EST BIEN VRAI que, plus d'une fols, les ethnologues eux-mêmes ont éprouvé un embarras certain lorsqu'il s'agissait non point tant de comprendre, mals simplement de décrire cette très exotique particularité des sociétés primitives : ceux que l'on nomme 4

POUVOIR ET SOCIETE PRIMITIVE les leaders sont démunis de tout pouvoir, la chefferie s'institue à l'extérieur de. l'exercice du pouvoir politique. Fonctionnellement, cela parait absurde : comment penser dans la disjonction chefferie et pouvoir ? A quoi servent les chefs, s'il leur manque l'attribut essentiël qui ferait d'eux justement des chefs, à savoir la possibilité d'exercer le pouvoir sur la communauté? En réalité, que le che{ sauvage ne détienne pas le pouvoir de commander ne signifie pas pour autant qu'il ne sert à rien : 11est au contraire investi par la société d'un certain nombre de tâches et l'on wurrait à ce titre voir en lui une sorte de fonctionnaire (non rémunéré) de la société. Que fait un chef sans pouvoir ? Il est, pour l'essentiel, commis à prendre en charge et à assumer la volonté de la société d'apparaitre comme une totalité une, c'est-à-dire l'effort concerté, délibéré de la communauté en vue d'affirmer sa spécificité, son autonomie, son indépendance par rapport aux autres communautés. En d'autres termes, le leader primitif est principalement l'homme qui parle au nom de la société lorsque circonstances et événements la mettent en relation avec les autres. Or ces derniers se répartissent toujours, pour toute communauté primitive, en deux classes : les amis et les ennemis. Avec les premiers, il s'agit de nouer ou de renforcer des relations d'alllance, avec les autres 11s'agit de mener à bien, lorsque le cas se présente, les opérations guerrières. Il s'ensuit que les fonctions concrètes, empiriques du leader se déploient dans le champ, pourrait-on dire, des relations lnt~mationales et exigent par suite les qualités afférentes à ce type d'activité : habileté, talent diplomatique en vue de consolider )es réseaux d'alliance qui assureront la sécurité de la· comm~auté ; courage, dispositions guerrières en vue d'assurer une déf'ense efficace contre les raids des ennemis ou, si possible, la victoire en cas d'expédition contre eµx. Mais ne sont-ce point là, objectera-t-on, les tâches mêmes d'un ministre des affaires étrangères ou d'un ministre de la défense ? Assurément. A cette différence près néanmoins, mais fondamentale: c'est que le leader primitif ne prend jamais de décision de son PfOpre chef (si l'on peut dire) en vue de l'imposer ensuite à sa communauté. La stratégie d'aî11ance qU'll développe, la tactique militaire qu'il envisage ne sont jamais les siennes propres, mais celles qui répondent exactement aù désir ou à la volonté explicite de la tribu. Toutes les tractations ou négociations éventuelles sont publiques, l'intention de faire la guerre n'est proclamée qu'autant que la société veut qu'll en soit ainsi. Et 11ne peut naturellement en être autrement : un leader aurait-il en effet l'idée de mener, pour son propre 5

PIERRE CLASTRES compte, une politique d'alliance ou d'hostilité avec ses voisins, qu'il n'aurait de toute manière aucun moyen d'imposer ses buts à la société puisque, nous le savons, il est dépourvu de tout pouvoir. II ne dispose, en fait, que d'un droit, ou plutôt d'un devoir de porte-parole : dire aux Autres le désir et la volonté de la société. Qu'en est-il, d'autre part, des fonctions du chef non plus comme préposé de son groupe aux relations extérieures avec les étrangers, mais dans ses relations internes avec le groupe luimême ? Il va de soi que si la communauté le reconnait comme leader (comme porte-parole) lorsqu'elle affirme son unité par rapport aux autres unités, elle le crédite d'un minimum de confiance garantie par les qualités qu'il déploie précisément au service de sa société. C'est ce que l'on nomme le prestige, très généralement confondu, à tort bien entendu, avec le pouvoir. On comprend ainsi fort bien qu'au sein de sa propre société, l'opinion du leader, étayée par le prestige dont il jouit, soit, le cas échéant, entendue avec plus de considération que celle des autres individus. Mais l'attention particulière dont on honore (pas toujours d'ailleurs) la parole du chef ne va jamais jusqu'à la laisser se transformer en parole de commandement, en discours de pouvoir : le point de vue du leader ne sera écouté qu'autant qu'il exprime le point de vue de la société comme totalité une. Il en résulte que non seulement le chef ne formule pas d'ordres, dont il sait d'avance que personne n'y· obéirait, mais qu'il ne peut même pas (c'est-à-dire qu'il n'en détient pas le pouvoir) arbitrer lorsque se présente par exemple un confllt entre deux individus ou deux familles. ·Il tentera non pas de régler le litige au nom d'une loi absente dont 11serait l'organe, mais de l'apaiser en faisant appel, au sens propre, , aux bons sentiments des parties opposées, en se référant sans cesse à la tradition de bonne entente léguée, depuis tou,1ours, par les ancêtres. De la bouche du chef Ja111issentnon pas les mots qui sanctionneraient la relation de commandement-obéissance, mais le discours de la société elle-même sur elle-même, discours au travers duquel elle se proclame elle-même communauté indivisée et volonté de persévérer en cet être indlvisé. L Es socIÉTÉSprimitives sont donc des sociétés indivisées (èt pour cela, chacune se veut totalité une) : sociétés sans- classes - pas de riches exploiteurs des pauvres -, sociétés sans division en dominants et dominés - pas d'organe séparé du pouvoir. Il est temps maintenant de prendre complètement au 6

POUVOIR ET SOCIETE PRIMITIVE sérieux cette dernière propriété sociologique des sociétés primitives. La séparation entre chefferie et pouvoir signifie-t-elle que la question du pouvoir ne s'y pose pas, que ces sociétés sont a-politiques ? A cette question, la « pensée , évolutionniste - et sa variante en apparence la moins sommaire, le marxisme (engelsien surtoùt) - répond qu'il en est bien ainsi et que cela tient au caractère primitif, c'est-à-dire premier de ces sociétés : elles sont l'enfance de l'humanité, le premier âge de son évolution, et comme telles incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, à passer de l'a-politique au politique. Le destin de toute société, c'est sa division, c'est le pouvoir séparé de la société, c'est l'Etat comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de le leur imposer. Telle est la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme sociétés sans Etat. L'absence de l'Etat marque leur inco.mplétude, le stade embryonnaire de leur existence, leur a-historicité. Mais en est-il bien ainsi? On voit bien qu'un tel jugement n'est en fait qu'un préjugé idéologique, d'impliquer une ..conception de l'histoire comme mouvement nécessaire de l'humanlté à travers des figures du social qui s•engendrent et s'encha1nent mécaniquement. Mais que l'on refuse cette néo-i.héologie de l'histoire et s~n continuisme fanatique : dès lors les sociétés primitives cessent d'occuper le degré zéro de l'histoire, grosses qu'elles seraient en même temps de toute l'histoire à venir, inscrite d'avance en leur être. Libérée de ce peu innocent exotisme, l'anthropologie peut alors prendre au sérieux la vraie question du politique : pourquoi les sociétés primitives sont-elles des sociétés sans Etat? Comme sociétés complètes, achevées, adultes et non plus comme embryons intrapolitiques, les sociétés primitives n'ont pas l'Etat parce qu'elles le refusent, parce qu'elles refusent la division du corps social en dominants et dominés. La politique des Sauvages, c'est bien en effet de taire sans cesse obstacle à l'apparition d'un organe séparé du pouvoir, d'empêcher la rencontre d'avance sue fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société primitive, il n'y. a ·pas d'organe séparé° du pouvoir parce que le pouvoir n'est pas séparé de la société, par ce que c'est elle qui le détient, comme totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l'apparition en son sein de l'inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le' pouvoir, c'est l'exercer ; l'exercer, c'est dominer ceux sur qui il s'exerce : voilà très précisément ce dont ne veulent pas (ne voulurent pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi .,

PIERRE CLASTRES les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l'inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu'à renoncer à cette lutte, qu'à cesser d'endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission et sans la libération desquelles ne saurait se comprendre l'irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu'elles y perdraient leur liberté. L A CHEFFERIE n'est, dans la société primitive, que le lieu sup- · posé, apparent du pouvoir. Quel en est le lieu réel? C'est le corps social lui-même qui le détient et l'exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s'exerce en un seul sens, il anime un seul projet : maintenir dans l'indivision l'être dé la société, empêcher que l'inégalité entre les hommes installe la division dans la société. Il s'ensuit que ce pouvoir s'exerce sur tout ce qui est susceptible d'aliéner la société, d'y introduire l'inégalité : il s'exerce, entre autres, sur l'institution, d'où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne pas laisser le goüt du prestige· se transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l'abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hante peut-être la société primitive, mais elle possède les moyens de l'exorciser. L'exemple des sociétés primitives nous enseigne que la division n'est pas inhérente à l'être du social, qu'en d'autres termes l'Etat n'est pas éternel, qu'il a, ici et là, une date de naissance. Pourquoi a-t-il émergé ? La question de l'origine de l'Etat doit se préciser ainsi : à quelles conditions une société cesse-t-elle d'être primitive? Pourquoi les codages qui conjurent l'Etat défalllent-ils, à tel ou tel moment de l'histoire? Il est hors de doute que seule l'interrogation attentive du fonctionnement des sociétés primitives permettra d'éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l'Etat éclairera-t-elle également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort. Mars 1976. 8

Rlassunto La costddetta soctetà primtttva è la soctetà senza stato per dejintztone. Vale a dire, tn tale società il potere non è un organo sepai-ato, ma vtene esercttato dall'tnsteme, come volontà dt tma totalità untca. Il «capo» è una persona eut viene attrtbuito un certo numero dt incartchi. Non dispone di potere. Non Ja che esprtmere la volontà gcnerale e non puô trasgredtrla. Ora, secondo la maggtor parte delle interpretaztont, e segnatamente quella dt Engels, la società prtmtttva non sarebbe che l'tnizto di una augurabile evoluzione, caratterizzata dalla dtvistone tra soctetà e potere, dove lo stato si presenta come l'organo tncartcato di assicurare il bene dt tutti. L'autore vede in tale conceztone un pregtudizto ideologtco. La socletà primtttva non si trova al ltvello zero della storta: essa è adulta, riJtuta la divisione tra dominanti e dominatt, respinge la disuguaglianza, si premuntsce contro il pertcolo della stato. Lo stato ha cosi una data dt nasctta. Conoscerne le ragtont puô servtre a presupporne le possibtlitd; di morte. Resumen La llamada sociedad prtmitiva es, por deftntctôn, la soctedad stn Estado. Dtcho de otro modo, en esa soctedad el poder no es un 6rgano aparte, stno que es eferctdo por el conjunto, como voluntad de una totaltdad unica. El «Jefe» es un hombre tnvestido de cierto numero de tareas. No dtspone del poder. No hace mas que expresar la voluntad general, que no puede transgredtr. Ahora bien, segun la mayor parte de las· tnterpretactones -cparticularmente la de Engels-, la sociedad primitfva se sttuaria 1JeCesartamente al comtenzo de una deseable evolutjôn, se1lalada P0f la dtvtstôn entre soctedad 11poder, presentandose el Estado como el ôrgano encargado de asegurar el bien de todos. · · · El autor ve en esta concepclôn un prefutcto tdeolôgtco. La soctedad prtmittva 7J.O se situa en el grado cero de la hiatorta: es ad11lta, rechaza la di~lstôn entre dominantes 11domtnados, recusa la . de,- igualdad, se preserva contra el peltgro del Estado. . El Estado ttene, pues, una Jecha de nactmtento. Conocer el parqué ayudarla a calcular las postbtltdades de su muerte. . 9

Summary Societies supposed to be «primitive» are, by definttton, statele_ss; in other words, the framework of power does not exist as a separate entity; it is exercised by all, is the wtll of the whole society behavtng as a unit. The man acting as «the head» is only entrusted with a certain number of tasks. He does not dispose of power, he only expresses a general wtll that he cannot transgress. Yet, according to most interpretattons and parttcularly EngelJ', primitive societies are necessartly at the start of a destrable evolutton which is caractertzed by a separation between society and power, the State presenting ttself as the agency commissioned to provtde the commonweal. · According to the author, such a view is loaded with tdeologiçal prejudtce. Primitive society is not at history degree zero: tt ts adult, refuses the division between the rulers and the ruled, it rejects inequality and protects itself agatnst the danger of the State. The State, therefore, has a date of birth; to know how and why it cornes to exist may help to reckon the possible causes of tts death. Aucun chef ne dirige les expéditions guerrières; ce sont les plus avisés et les plus entreprenants qui imposent leur avis et décident les plus hésitants. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'W surgisse des désaccords sur ce qu'il convient de faire. Moins les participants. sont nombreux, plus l'expédition a des chances de réussir: il est difficile de conserver la cohésion d'un groupe trop important si aucun commandement ne s'y exerce, et c'est alors l'échec avant terme. La participation à un raid n'est pas imposée - perspnne n'a assez d'autorité pour le faire-, elle dépend uniquement du code moral en vigueur. H> Jacques Lizot Le cerclé des lèux Faits et dits des Indiens 11anomamt

L'armépeortugaise : rupturetcontinuité JoelleKuntz (•) LES JEEPS militaires s1llonnent encore les vllles portug'1ses, remplis de troufions habillés de neuf, casques luisants, bottes cirées et lacets bien serrés. Ils sont discrets sous le commandement, c'est-à-dire qu'ils obéissent à quelqu'un d'autre qu'eux-mêmes, dépourvus désormais de l'arrogance que leur donnait facilement le sentiment qu'ils avaient d'être chacun d'eux, individuellement, une parcelle du salut de ·1a nation. S'ils étaient alors affublés d'une gloire qu'ils n'avaient ni méritée ni demandée, s'ils s'étaient vus baptisés de « peuple en armes , et en avalent retiré quelque fierté, ils avalent pu néanmoins apprendre quelle responsabilité pesait entre leurs mains, sous chaque mitraillette, dès lors qu'ils détenaient .eux-mêmes, ou leur tout proche supérieur hiérarchique, le droit de tirer ou de ne pas tirer. Ces soldats-là, au bout du compte, n'ont pour ainsi dire jamais tiré, c'est-à-dire que ce « peuple en armes» glorieux à bon marché, n'a jamais fait usage de sa puissance de feu, n'a ·jamais marqué par le sang une révolution qu'on prétendait lui faire !aire. A Lisbonne, à Leiria, à Porto, ces-pauvres troufions tiraient en l'air dans les manifestations ou pleuraient quand les ordres ne venaient pas ... Aujourd'hui, les lacets neufs de leurs bottes astiquées figurent le bon ordre d'une institution qui a repris ses habitudes, nommé ses chefs et dispensé ses hommes de penser par euxmêmes le destin de la nation. On regarde passer les jeeps avec plus d'indifférence. A pre·mière vue, l'armée portugaise d'avant le 25 avril 1974 et l'armée portugaise d'après le 25 novembre 1975 ont tant de qissemblance que le temps qui sépare ces deux épisodes pourrait presque mieux apparaitre comme une continuité logique (•) Journaliste· et essayiste suisse. Auteur de « Les fusils et les urnes • Le Portugal d'aujourd'hui», 1975. n

JOELLE KUNTZ que comme le fait d'une rupture historique dans le phénomène militaire. L'armée portugaise d'avant le 25 avril n'est pas plus fasciste qu'elle n'est communiste sous Gonçalves. Ni « de droite>, ni « de gauche>, elle a vu passer Spinola, Gonçalves, Anturies et Eanes (1), quatre chefs qui représentent chacun une période dans ce qu'on a nommé « le processus >, sans que les changements qui l'ont atteinte et dont il faut certainement rendre compte, l'aient irrémédiablement transformée, c'est-à-dire que ses rapports avec la Politique, passées les fantaisies révolutionnaires de boulevard, restent toujours aussi conflictuels qu'ils l'ont été au long de l'histoire récente du Portugal. , ... Il .a fallu qu'un intellectuel. rappelle, dans un ouvrage récemment paru au Portugal (2) que même Salazar n'avait réussi à échapper à la méfiance des militaires et que tout dictateur qu'il fut, 11dut leur rendre cet honneur que de leur faire la plus belle place dans les institutions du pays : celle de la présidence de la République. On dira qu'il avait vidé ce rô\e de son sens et que le président n'était en fait qu'une potiche soumise en tout au chef du gouvernement. Il n'est pourtant pas indifférent que cette potiche-là ait été mmtaire. S'il tallait un figurant, pourquoi donc le choisir dans une caste que Salazar n'aimait guère alors qu'il y avait maints candidats civils en lice ? Les institutions républicaines n'avalent jamais été abolies par Salazar, qui asseyait au contraire son pouvoir sur un mouvement militaire qui prétendait initialement les restaurer. 0r ces institutions obligeaient à l'élection du président de la République au suffrage universel. Tout se passait donc comme si, inventeur d'un « Etat nouveau > plus que d'une « société noµvelle >, Salazar s'était avant tout préoccupé de l'Etat, en se gardant de représenter une légitimité populaire, laissée, elle, et c'est une nuance de taille, à l'armée, laquelle jouait ce double jeu de gardien de l'ordre auprès de l'Etat et de gardien de la République auprès d'un peuple consentant, ou obligé de l'être. Ce rappel permet de saisir divers phénomènes importants.- Le premier : si l'armée portugaise du temps de Salazar a accepté le système corporatiste de l'Etat, en ce qu'il garantissait l'ordre, après les « désordres i>, de la· République, elle ne fut pas f~- clste, ou assez unie pour l'être, et elle a imposé au dictateur une parodie de ·démocratie - les élections - qui démoritré à (1) Actuelle figure-clef de l'institution, chef d'Etat-major de l'armée ~e terre. (2) Eduardo Lourenço, « Os militares e o poder ,, Arcadia, 19711. 12

ARMEE PORTUGAISE la fois qu'elle ne fut jamais assez forte pour être souveraine toute seule, et se passer des hommes politiques proprement dits, et jamais assez homogène pour obéir entièrement aux vœux et desiderata d'un seul homme, tout providentiel ait-il été. On ne disculpera pas ainsi l'armée portugaise d'avoir endossé de la sorte une politique fasciste, mais l'on tentera de comprendre cette espèce de permanente hostilité dans le jeu des rapports entre militaires et civils, qui, bien que camouflé chaque fois et de façon adéquate sous un épais verbiage trompeur de droite, ici, et de gauche là, n'en a pas moins continué de conduire la révolution et ses contre-révolutions successives. Comble de surprise, d'allleurs, s'il fallait s'étonner de la prétention des militaires, c'est un général, Humberto Delgado, membre régulier d'une armée régulière, qui, en 1958, met le pouvoir de Salazar en danger, pour la première fois depuis 1928. Par la voie la plus régulière du monde: en se présentant simplement aux élections présidentielles et en déclarant, à l'orée de sa campagne électorale, à quelqu'un qui lui demande ce qu'il fera du président du Conseil, Salazar, s'il gagne les suffrages : « Et bien, je le démettrai...» Salazar, qui honnit la République et méprise la démocratie, tout en étant bien forcé de faire avec elles, saisit ce que son jeu a de fragile : Delgado gagnant aura à coup sftr l'armée avec lui, c'est-à-dire que cette institutiQn chargée de figurer la souveraineté populaire dans son régime peut très bien en devenir le soutien. Salazar a-t-il des moyens de riposte ? Ce ne sont pas des officiers qui lui offrent, alors, leur aide, mais des juristes et des policiers : tandis que l'armée reste attentive, attentiste, continuant d'en référer au semblant de suffrage qui lui dictera sa voie. Les élections sont truquées, les réunions de propagande empêchées, les résultats, dit-on, inversés, l'élection du président au suffrage universel supprimée sans autre forme de procès et Delgado, quelques années plus tard, parce que ces choses ne s'oublient pas, assassiné. Entre temps, l'armée aura été envoyée en Angola « et en force, et commence à avoir d'autres chats à fouetter que ces petits problèmes de vie intérieure. Une certaine souplesse ... 0 N CHANGE de scène et le décor s'élargit. En 1961, le Portugal perd Goa, bêtement, dit-on, ou plutôt honteusement, sans combattre. Qui est responsable de quoi ? Salazar maudit ses 13

JOELLE KUNTZ militaires, lesquels revendiquent les circonstances atténuantes pour· n'avoir pas été soutenus assez vite. On retrouvera, dans les tracts du « mouvement des capitaines» des quelques semaines précédant le 25 avril 1974, les traces d'un traumatisme laissé par l'événement dans le corps des officiers : « si, avant 1961, les forces armées n'étaient pas ouvertement atteintes dans leur prestige, ou ne l'étaient pas de f~çon frappante, c'est que les crises internes du régime ne s'étaient pas aiguisées à ce point. Mais à partir de la chute de l'Inde, et surtout, au fur et à mesure que les guerres d'Afrique se prolongeaient, les forces armées ont découvert, non sans stupéfaction de la part de nombreux m1litaires, leur divorce avec la Nation. Les forces armées sont humiliées, dessaisies de leur prestige et présentées au pays comme les responsables suprêmes du désastre ... » En 1961, le même Costa Gomes qui est aujourd'hui président de la République, fait savoir à Salazar qu'il ne pense pas qu'il y ait une issue militaire aux troubles que les tout jeunes mouvements de Libération provoquent dans les colonies. Il n'est pas entendu. Ce désaccord n'est pas un motif de crise au sein de l'armée : il y a quelque chose d'oriental dans la manière d'être et d'agir portugaise qui permet toujours de trouver un biais pour ne pas affronter les situations en face. Costa Gomes s'arrangera de la situation, comme tous ceux qui, avec lui, doutent; il marchandera le possible et l'impossible, loyal serviteur d'une politique qu'il désapprouve, en attendant mieux. N'a-t-il pas, le 18 novembre 1975, salué chaleureusement une manifestation d'extrême-gauche qu'il ne pouvait empêcher, pour en accueillir une autre, socialiste, quelques jours plus tard, après que l'extrême-gauche et parti communiste réunis aient raté leur coup d'Etat? On l'aura donc entendu vanter les mérites de la présence portugaise en Afrique, puis se féliciter de la décolonisation, applaudir le socialisme de M. Cunhal tout en soutenant celui de M. Soares, tenter de les réunir, tout en donnant des garanties à leurs opposants et finir son éblouissante carrière devant une démocratie centriste qui termine par ne plus lui pardonner ses promenades idéologiques. Costa Gomes n'est pas un citoyen banal ni un promeneur solitaire: il parcourt· ces paysages à la tête de l'Etat-major général. Qu'il n'ait pas été démis pourrait symboliser le fait qu'après tout, les autres militaires, sauf quelques-uns, n'y voient pas plus clair ou plutôt pas plus droit. Même s'ils n'ont cessé de vouloir y voir ... 14

ARMEE PORTUGAISE Les guerres coloniales sont une tentative de maintenir un empire dont le sens, pourtant, se perd. Les forces armées accomplissent, en les conduisant, une mission nationale qui parait résulter encore d'un vague consensus : 11faut d'abord éliminer les rebelles, pour ensuite organiser autrement et mieux les relations des colonies avec la métropole. Mais les choses trainent, dix ans, douze ans, treize ans. C'est beaucoup de temps, trop sans doute, pour que chaque commandant général de chaque région mllltalre ou de chaque colonie ne se prenne pas à. mijoter, chacun de son côté, une idée bien à lui, sur la manière de poursuivre l'action, et pour que de ce cafou1llage général, les officiers subalternes, tiraillés de-ci, de-là, ne sentent pas quelle paralysie avance et quelle honte s'abat sur la corporation mil1taire. L'armée est colonialiste ? Mais il y a tant de façons de l'être, de Costa Gomes, accusé de faire sauter un bateau yougoslave qui apporte du matériel de guerre au PAIGC, à Spinola, soupç.onné de s'entendre avec Amilcar Cabral (avant que celui-ci ne soit assassiné), à Kaulza de Ariaga, enfin, qui maintient la llgne pure et dure de la civlllsation Judéo-chrétienne en Afrique. Qu'il y ait, dans cette confusion, quelques généraux ou officiers supérieurs qui en arrivent à dire non tout court au colonialisme ne tient pas du miracle, mais du cours naturel des événements. De qui donc l'armée portugaise recevra-t-elle enfin l'inspiration colonialiste ou néo-colonialiste, elle que son action guerrière a divisée en autant d'opinions qu'll y a de généraux en Afrique ? Salazar, cette manière de rassembleur, est mort. Caetano n'a guère de pouvoir réel et ses velléités réformatrices, pour sincères qu'elles soient, finissent toujours dans de banales et triviales opérations de pollce. Dans les casernes coloniales, le sentiment cuisant de l'échec se répand. Soldats et officiers n'ont pas seulement « consenti > à la guerre, ils l'ont crue au moins utile, pour autant qu'il en résultât pour eux des bénéfices, pour la nation un avenir. Mals l'armée, qui aime tant à se faire élire, ou plébisciter, même si c'est pour suivre ensuite une politique qui n'émane pas d'elle directement, est en crise, et les moyens qu'elle choisit pour en sortir relèvent des habitudes qu'elle a prises depuis longtemps : elle en référera le 25 avril 1974 à un souverain que l'Etat ne résume pas, le Peuple, lequel lui rendra une légitimité dont elle est frustrée; et elle choisira Spinola comme médium provisoire entre elle et lui. Si c'est par néo-colonialisme interposé que l'armée peut 15

JOELLE KUNTZ entreprendre sa réconciliation avec la Nation, exigence intouchable, l'armée sera néo-colonialiste et splnollste. S'il lui faut être plus tard anti-colonlallste, et ce sera là son choix politique le plus marquant et le plus lourd de conséquences, elle le deviendra avec ferveur: n'ayant elle-même que des intérêts de caste ou de corporation, mals pas de politique propre, elle suivra, comme elle l'a toujours fait, parce qu'elle est, au fond, de nature républicaine, chose publique, la politique la plus en vue dans le hit parade du moment. L'armée, ainsi, entretient cette ambiguïté qui la fait apparaître comme le germe de toute politique alors qu'elle n'en est, au mieux, que la matrice. On aura pu lui faire dire et penser à peu près n'importe quoi, pourvu que ce soit bien emballé et qu'elle touche son ticket de popularité. S'il fut un temps où l'on parla de dictature militaire, on constatera pourtant que les tentatives qui s'en rapprochent le plus n'ont cependant pas réussi ni à s'imposer à l'ensemble de la société, ni à s'imposer à l'ensemble de l'armée. D'une part, la société civile était déjà assez bien outlllée pour opposer quelque résistance, d'autre part, républicaine dans ses structures fondamentales, l'armée, pour instaurer une dictature, aurait dü procéder à une épuration et à une reformulatlon internes dont la radicalité n'est guère dans les mœqrs du pays. On reviendra sur ces derniers aspects. Pour résumer ce bref détour dans l'histoire, on admettra donc que ni fasciste en soi, ni colonialiste en sol, divisée au contraire, à chaque opportunité, sur ces grandes options, l'armée portugaise aura représenté, tout au long du régime de Salazar, une forme bâtarde de souveraineté populaire, remplaçant à la fols les partis et les institutions démocratiques. (Le parti unique de Salazar et ses annexes de jeunesse, civiles et parammtalres, ont tenté sans succès de se réclamer de la Nation : seule l'armée, pourtant, pouvait, sans tomber dans le ridicule, prétendre à ce rôle.) L'armée représente en outre la continuité de la société portugaise, tout imprégnée encore de ce fait historique qu'avait été la révolution républicaine de 1910. Salazar, au contraire de Mussolini ou de Hitler, n'est pas un révolutionnaire, il n'a pas cherché à changer de société ni n'a pour elle de désir plus ambitieux que celui-là : la faire vivre habituellement. Il hérite, par sa modestie même, d'une armée qu'il ne transforme pas, armée de milice, républicaine, c'est-à-dire disposée à tout pourvu qu'elle soit almée du peuple dont elle émane en partie, par la force des choses et le nombre des soldats nécessaires. 16

Le 25 avril Au SEUIL du 25 avril, les tracts qui circulent dans les casernes, affirment : « les forces armées veulent au moins être garanties qu'elles seront l'instrument de la volonté de la Nation et non un pion au service d'un quelconque groupe. Dans ces conditions seulement, 11ne leur sera plus permis de douter de la légitimité du pouvoir, ni des objectifs par lui définis, qu'elles feront atteindre ... '> La propagande communiste et gauchiste, là, a sauté une étape : elle a vu sous le vocable « quelconque groupe ,, une manière voilée de critique « au capital '>, ou à « la bourgeoisie '> et s'est donc fort opportunément servi de l'expression pour isoler « la bourgeoisie monopoliste » là où le soldat moyen croyait d'abord isoler Caetano et son clan. A partir de là, les événements se précipitent : ils deviennent politiques. lourds de sens et de contenu, irréversibles, devant une armée qui ne suit que le développement des formes que semble prendre la nouvelle expression populaire. Toute flattée des « je t'aime» qu'on lui lance dans la rue, elle n'a pris garde d'observer que ses admirateurs lui font des coups-bas et s'approprient les banques. Mais républicaine toujours, pas plus transformée par Gonçalves qu'elle ne l'avait été par Salazar, elle rejette ces indélicats mentors dans les poubelles de l'histoire où traînent déjà « la bourgeoisie», « le capital», Salazar et Caetano. Tous ces « quelconques groupes » écartés, communistes y compris, parties honteuses de la nation, qui ne sauraient lui dicter leurs volontés trop particulières, il reste, en ce printemps de 1976, une armée neutre, qui attend les maitres qu'elle devra servir et qui sauront l'honorer comme il se doit car tout service es~ payable. Mais reprenons le chemin de cette infinie parabole ... Quatre périodes la découpent, symbolisées par quatre hommes qui se font diversement accompagner: Spinola est chef suprême de la nation et des forces armées conjointement, homme seul à la tête d'une pyramide dans laquelle il a ce qu'on appelle des « amis», c'est-à-dire des gens qui, de leur plein gré, lui font confiance. Il est président de la République du 30 avril au 28 septembre 1974 et s'appuie principalement, dans le civil, sur les partis. Au plan militaire, la « Junte de Salut National », composée de sept généraux, symbolise le ralliement de l'armée, mais n'a guère, en fait, d'autres fonctions. Au contraire, Gonçalves est inséparable du M.F.A. (Mouve17

JOELLE KUNTZ ment des Forces Armées) qui le porte et qu'il développe. Lieutenant-colonel nommé général en même temps que Premier ministre, en juillet 1974, il frôle l'instauration d'une dictature mllitaire populiste, à cette nuance près qu'il est acculé, pour finir, à ne faire que la politique exclusive d"un parti, le Parti communiste, et qu'il est dispensé par là de mettre en place les organes de collégialité militaires par lesquels les officiers intermédiaires qui composent ce M.F.A. pourraient exprimer une politique autonome, la leur. La cinquième division, chargée de la propagande., les assemblées générales des unités ou du Mouvement, et en partie le Conseil de la Révolution ne sont en réalité que les courroies de transmission de la machine communiste. C'est d'ailleurs exactement ce qui les perdra, en septembre 1975. Dans la foulée de ce populisme militaire, en surgit un autre, plus national, « de gauche » encore, mais épuré de toute attache partisane, même s'il use de l'action de certains partis pour se faire voir et valoir. Melo Antunes le dirige, comme idéologue politicien bien plus que comme officier: il n'est d'ailleurs que commandant et entend le rester, tant le sens d'une collégialité égalitariste l'imprègne encore. Melo Antunes est inséparable du « groupe des neuf », populiste à sa manière, maitre pour un temps bref d'une situation où les partis ont regagné des mérites auprès des militaires, lesquels sont bien obligés de leur payer leur dü. Cette tentative de renouveler l'alliance entre le peuple - plus diversifié désormais, c'est-à-dire moins contraint - et le M.F.A., plus national, manière d'adoucir ce que Gonçalves avait hypostasié, échoue pourtant sous la pression conjuguée des partis centristes et des militaires fatigués. Ramalho Eanes apparaît à la lumière des spots publicitaires, il est général et le montre sans vergogne, chef non plus d'un groupe ou d'un mouvement, mals d'un état-major, celui de l'armée de terre. Le voici supérieur hiérarchique, ayant formellement le dernier mot sur des adjoints qu'il consulte en principe selon les règles de préséance. Eanes, en outre, « ne fait pas de politique », il se retranche dans l'obéissance aux organes démocratiques de souveraineté, avec un civisme inquiétant pour être forcené et surtout si imprévu. Eanes ne « s'appuie » pas sur les partis comme avait pu le faire en son temps un Spinola (encore qu'à la manière distinguée d'un président cherchant ses interlot;uteurs), Eanes donne l'air de ne pas se préoccuper des partis, de garder envers eux quelque noble distance, un peu comme si, après l'orgie d'amour que furent les alliances Peuple-M.F.A., chacun sentait le besoin de se retirer pour respirer. 18

ARMEE PORTUGAISE Le projet politico-militaire du général Antonio de Spinola consiste à réformer les institutions de manière à perfectionner l'intégration d'une nation qui va de Braga jusqu'à Lourenço Marques en passant par Lisbonne, Luanda, Bissau, Macao et D111.Qu'll faille pour cela l'intervention de l'armée n'est pas étonnant: le salazarisme et le caetanisme n'ont pas de « base sociale », le parti unique est un repaire de caciques et de notables, l'édifice institutionnel du corporatisme s'écroule sous les coups de boutoirs conjugués du syndicalisme oppositionnel et du capitalisme libéral qui se développe intempestivement depuis quelques années. L'opposition portugaise, pas plus que l'opposition nationaliste dans les colonies, n'a à elle seule la force d'asséner les coups mortels au régime. L'armée saura donc une fois de plus jouer avec ce qu'elle entend, elle, par nation, au gré des opportunités et de ses propres besoins. Est-elle de gauche? Question mal posée ! En 1926, l'armée entend restaurer la République (de gauche à l'époque) en mettant en place des méthodes et du personnel de droite, ce qu'elle ne se pardonnera d'ailleurs jamais complètement. En 1974, elle commence par vouloir réformer le caétanisme et le libéraliser en mettant en place des méthodes et du personnel de gauche : il n'y a pas de miracle, ça ne marche pas mieux ... Spinola, pourtant, ne peut faire autrement que de subir le retour du pendule : s'il veut rétablir la démocratie pour faire plébisciter l'armée salvatrice et faire accepter la solution politique du problème colonial qui la sortira du bourbier dont elle porte malheureusement l'insupportable responsabilité, il est bien obligé d'autoriser les seuls partis politiques existants, et ils sont de gauche. La droite, cette imprudente, n'avait pas pris soin de s'organiser avant, elle disposait de l'Etat, ce qui lui paraissait suffisant, et un seul parti, qui se brisa comme une vieille coquille. Spinola, en outre, se préoccupe fort peu de l'armée en tant que telle, se bornant à laisser la vieille garde disparaître d'elle-même. Même si l'on parle, sous son règne, de la nécessité de restructurer l'institution militaire, de remplacer par exemple la hiérarchie des âges et des privilèges par une hiérarchie des compétences, on ne fait rien, à cette époque, qui donne à l'armée un rôle politique précis. Celle-ci passe au contraire son temps à se féliciter de sa gloire et demande aux partis nouvellement autorisés de la remercier. Un brin de son ancien ordre interne a certes été touché : les généraux qui figurent sur les portraits de famille ne sont plus ceux Stii ,. ,

JOELLE KUNTZ avaient mollement laissé l'institution se faire honte à ellemême, mais ceux qui avalent remué, qui avaient c mérité > leur gloire par des actions d'éclat, les généraux de la c Junte de Salut National», coiffés par le plus prestigieux d'entre eux, Spinola. Ce dernier a été le seul qui ait c réussi > quelque chose en Guinée : au prix de l'utilisation des moyens de guerre les plus violents que l'armée portugaise ait engagés en Afrique, il a « pacifié » le territoire tout en cherchant à mettre en place la relève politique locale, par des conversations avec Cabral notamment. Il a été à la fols le plus militaire et le plus politique des généraux tandis que les autres ne sont ni l'un ni l'autre. Avec lui, l'armée peut avoir confiance : il a un projet, qu'il conduit seul pourtant, en président de la République bien plus qu'en général, au-dessus de ses pairs, si au-dessus même qu'ils ne lui pardonnent pas tant « d'aristocratie >. Laissons à part, autant que faire se peut, pour cette analyse, les aléas de la vie politique générale, et les incidents de la lutte que Spinola mène dès l'entrée contre le Parti communiste et de laquelle 11sort perdant. Attirons plutôt l'attention sur les rapports qu'il entretient avec les militaires et remarquons, dans cette perspective, que l'événement majeur qui le fait échouer est le refus de l'armée de cautionner sa volonté de se faire élire, début juillet, président de la République au suffrage universel (11n'était jusqu'alors que président nommé et n'avait pour lui, en conséquence, que la légitimité, fragile, de ses prises de position le 25 avril). Ce qu'on a appelé c la crise Palma Carlos», à la mi-juillet 1974, éclaire en effet fort bien, pour autant qu'on cesse de la réduire à une lutte entre la droite et la gauche, la dynamique militaire du moment. Face à l'explosion du mouvement social et revendicatif, la droite civile, représentée alors au gouvernement par des personnalités indépendantes telles que le Premier ministre, M. Palma Carlos, et un tout jeune parti, le Parti Populaire Démocratique, dirigé par M. Sa Carneiro, réclame une concentration des pouvoirs dans les mains du Premier ministre et l'élection du président de la République au suffrage-universel, ici et maintenant (l'élection d'un président était prévue, dans la première charte constitutionnelle, pour beaucoup plus tard). La première crise politique est ouverte. Les partis de gauche, qui s'opposent catégoriquement à cette modification substancielle du programme du Mouvement des Forces 'Armées, expliquent alors, dans des journaux qui leur sont presque entiè- ·~ent dévoués, que cette tentative repose sur la volonté de 20 • 1

ARMEE PORTUGAISE M. de Spinola de sauver les monopoles et le grand capital auquel, disent-ils, il est lié, et sur son refus obstiné de donner l'indépendance aux territoires d'outre-mer. Parce que la droite civile organisée n'existe pour ainsi dire pas, ou plus, qu'elle se cache, cette vision n'est contredite par personne et devient la vérité nationale. On verra même le Parti Popula.ire Démocratique, dont le secrétaire général, Sa Carneiro, est entraîné dans la manœuvre de Spinola, hésiter à condamner publiquement son principal leader ! La gauche, alors, est extraordinairement puissante; elle semble résumer à elle seule le pays, prête à éngager les réformes qui apparaissent nécessaires et évidente;s à tous. Spinola, dont le portrait est affiché dans bien des maisons portugaises, a certes une popularité qui pourrait concurrencer celle des partis de gauche, mais son prestige vient de l'homme seul, dont on regrette qu'il ait des amitiés aussi peu !ecommandables. Pendant les dix premiers jours de juillet, la situation est tendue, bloquée sur le plan civil. L'armée doit trancher. On compte les chars de part et d'autre de chaque camp. S'il n'obtient pas gain de cause, Palma Carlos démissionnera. Il démissionne en effet, l'armée dans son ensemble ayant dit non à ce Spinola dont elle pense qu'il a un peu trop le goftt du pouvoir personnel. Elle n'admet pas qu'il apparaisse lié à l'un de ces fameux « quelcpnques groupes'> dont elle honnit le particularisme, dans ce cas « le grand capital '>, lequel, par dessus le marché a mauvaise réputation auprès des amis qu'elle vient de se donner. Un autre élément contribue certainement à motiver le refus des militaires· de favoriser le jeu de Spinola: ce dernier s'est affiché hostile à la décolonisation rapide qui s'engage et qui promet de libé'rer soldats et officiers de l'ingrate obligation des guerres coloniales. Tout ce beau monde devient donc très rapidement peuple et, de peuple colonisé à peuple exploité et à peuple opprimé, on fraternise sur le ton de la libération et du socialisme contre tous les aristocrates et bourgeois de l'ancien monde. Splnola fait les frais de la fête, étant comme 11est, le dernier à pouvoir la comprendre. Il marchande cej)en- . dant : son Premier ministre écarté, il veut en nommer ùn autre, à lui, .Firmino Miguel, un colonel cette fois-ci, qui le reconcmera avec l'institution militaire. L'armée refuse et s'en choisit un, parmi Jes siens, mais d'une autre nature et qualité : c'est Vasco• Gonçalves. La deuxième période commence, qui durera jusqu'en septembre de l'année suivante. 21

Le M.F.A. et la gauche V Asco GONÇALVESappartient à la Commission de coordinanation du Programme du Mouvement des Forces Armées qui, à l'ombre des organes de pouvoir institués, travaille à l'analyse des divers dossiers, civils et militaires du pays. Tandis que la Junte de Salut National, comme une sorte de conseil d'Etat, surveille "les actes gouvernementaux et que Spinola tente de rassurer, par sa présence, les maitres de l'économie portugaise, la Commission, qui siège dans le palais de l'Assemblée nationale, prépare, en douce presque, la nationalisation des plus grandes affaires. En ce mois de juillet, elle étudie le cas de la sidérurgie nationale, tout à l'idée de la donner au peuple. Il y a là Melo Antunes, le plus « marxiste i> de tous, disait-on, Alves, Contreiras, Crespo pour les affaires politiques, Otelo Saraïva de Carvalho, notamment, pour les affaires militaires. Cette équipe d'officiers intermédiaires, qui s'appellent entre eux « camarades», avait mené directement les opérations .du 25 avril. Ils sont l'émanation même du « Mouvement des capitaines », un noyau d'activistes qui a « agité , l'armée, rassemblant en un texte la batterie de revendications, politiques et corporatistes, qui la secouaient : ce fut le programme du Mouvement des Forces Armées, qui fit force de loi pendant un an et dont on s'arracha, à droite, à gauche, la lettre et l'esprit. Il prévoyait en effet quelque part que la politique économique de la nouvelle démocratie devait être forcément « anti-monopoliste » de manière à profiter aux « couches les plus défavorisées de la population». L'idée de ce paragraphe provenait, dit-on, du commandant Melo Antunes, mais elle imprégna vite toute la co~mission de coordination et tous les officiers « plébéiens » qui, contre les généraux, à nouveau considérés comme « caste 1>, cherchaient pour l'armée des destins plus populaires, c'est-à-dire populistes en puissance. · C'est ici que commence ce phénomène fort sérieux, qu'on a dit exemplaire parce qu'il pend en effet au nez de toutes les armées « bourgeoises » : la démocratisation de l'armée, c'està-dire cette manière d'adapter l'institution militaire aux formes politiques actuelles et vraisemblablement futures de la société (occidentale): social-démocratie, socialisme, ou. autres enf&.I)ts théoriques du marxisme. Les soldats, en France, contestent, et veulent: des asseffilblées. Ils les ont déjà aux Pays-Bas, presque en:· Allemagne. De la même manière que les « bourgeois » 22

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