inte11ogatio rivista internazionale di ricerche anarchiche revue internationale de recherche anarchiste revista internaciona/ de investigaciôn anarquista international review of anarchist research Saint-Nazaire : Les ouvriers des Chantiers navals . · El slndicallsmo peronista Deux révoltes paysannes en Bolivie Le pouvoir centrallsateur au Japon Antlclpazlonl anarchiche sui «nuovl padroni» The Posltivlty of Anarchlsm Le Monde: De Cunhal en Canillo Document: Klbbutzlm : The Vanguard of Zlonism-Socialism Mar. 1976 NICOLAS FAUCIER GABRIEL MADAJULAU GASTON DAUVAL KAN EGUCHI NICO BERTI GIOVANNI BALDELLI ANDRES 00S1 PAULA RAYMAN ·6
INTERROGATIONS revue internationale de recherche anarchiste trimestrielle le numéro el nûmero single copy una copia ) (X) ) ) ) Abonnement 1 an Suscripci6n 1 afio Subscription 1 year Abbonamento annuale Par avion By airmail 10 francs français 1000 lire 1 pound UK 3 dollars U.B. ) (X X) ) 4 fois le prix veces el precio times the price volte il prezzo ) ) + 50 % Administration et versements Administraci6n y pagos Amministrazione e pagamenti Management and payments ) ) ) ) ) Georges Yvernel, 32, passage du Désir, 75010 Paris Compte chèque postal Paris 72 4369 Fer l'Italia : Edizione Antistato Casella Postale 3246 Milano 20100 Rédaction Redacci6n Editing Redazione ) ) ) Louis Mercier Vega 3, rue de Valenciennes 75010 Paris ) ou l'équivalent en monnaie nationale. 'x > ) o su équivalencia en moneda nacional. '-<x> > or the equivalent in the country currency. > o l'equivalente in moneta na.zionale. N.0 1, 2, 3 & 5 épuisés, exhausted, agotados, esaurlti
INTERROGATIONS Mars/ March Marzo 1976 - ,:,• Nous cherchons A Saint-Nazaire, · un siècle de luttes sociales Deux révoltes paysannes en Bolivie Observaciones acerca del sindicalismo peronlsta Le pouvoir centralisateur au Japon Anticipazioni anarchlche sui «nuovi padroni» The Positlvity of Anarchlsm Le Monde: de Cunhal en .Carrillo Document: Kibbutzim, The Vanguard of Zionist-Sociallsm N° 6 3 4 NICOLAS FAUCIER 36 GASTON DAUVAL 46 GABRIEL MADAJULAU 62. KAN EGUCHI 70 NICO BERTI 105 GIOVANNI BALDELU 118 ANDRES DOSI 124 PAULA RAYMAN
Dans ses tout prochains numéros / En sus muy proxlmos numeros / ln the very next issues / Net prouimi nmnerl INTERROGATIONS publiera / publicara / will publlah / pubbllcherà Heinz Zimmermann La vie ouvrière en Allemagne cfe l'Est Marie Martin La bureaucratie syndicale au niveau International Tina Tomasi Attualità del penslero pedagoglco libertarlo Johan Galtung The communltles and thelr llmlts Edgar Morin Appareils et spontanéité Pierre Clastres Fonction, autorité et pouvoir dans les sociétés dites primitives Will Watson Hemingway and Dos Passos in Spain Sam Dolgoff Structure of power ln Cuba Toute reproduction de l'un ou l'autre des textes publiés dans le présent numéro est soumtse 4 autortsatton écrite préalable de la rédaction. Collaborateurs, administrateurs et rédacteurs sont bénévoles Colaboraclones, administrac16n y rédacc16n son voluntarios Contributions, managing and editing are voluntary Collaborazione, amministrazione e redaz1one sono volontarie
NOUS CHERCHONS... A mesure que notre effort de connaissance des phénomènes caractéristiques de notre époque se poursuit, effort encore bien insuffisant en regard de la nature et des dimensions de ces phénomènes, surgissent des questions qui intéressent et conditionnent directement le militant. II s'agit pour ce dernier de choisir, compte tenu des formes et du fonctionnement de la société dans laquelle il vit, la méthode d'action et le mode d'organisation qui lui permettront d'œuvrer utilement. L'exaltation du passé, la répétition mécanique des formules d'hier peuvent en effet conduire le camp anarchiste au musée. La naissance ou la renaissance continue de manifestations d'esprit et de signification libertaires n'exempte pas les militants de l'indispensable réflexion, du courage de la lucidité, même !li ces manifestations, partout dans le monde, nourrissent ses convictions. Aux questions qui conduisent au choix, correspond un nécessaire travail qui ne peut être mené que par les militants eux-mêmes. Travail de réflexion, sur les expériences accumulées certes, mals aussi sur les données nouvelles. Commençons par la maladie endémique du mouvement anarchiste : la transformation courante, quasi automatique des groupes - par définition instruments d'intervention - en mini sociétés closes, menant une existence qui finit par relever davantage de la psychanalyse que du mouvement social. Continuons par la recherche, dans des situations bien déterminées, des voies et moyens de ce que l'on peut appeler une « politique » anarchiste, c'est-à-dire une perspective générale pour les Interventions du courant libertaire. En Espagne, au Liban, en France, aux Etats-Unis, en Bulgarie, en Australie, au Pérou. Ce qui revient à savoir à quoi nous servons et à donner un sens à nos activités, en dehors des médiocres querelles de légitimité ou d'affiliation. Ce qui permettrait de mesurer le poids réel et les rôles possibles de notre nouvement. Poursuivons par le besoin res!jentl de nous distinguer d'une « gauche » de. plus en plus annonciatrice et préparatrice d'un nou- "eau pouvoir, moteur d'une nouvelle classe dirlreante. De ne pas nous considérer « plus à gauche » - c'est-à-dire criant plus fort et cognant plus sec dans les cortèges des autres - mals différents. Et terminons, très provisoirement, pa.r l'interrogation cruciale : la poursuite d'une soçlété libertaire ne slgnifle-t-elle pas la rupture totale avec les systèmes de production hautement technifiés, avec les méthodes de développement concurrentiel, pratiquées tant à l'Ouest qu'à l'Est ? Le gigantisme des entreprises ne rend-il pas impossible une société non hiérarchisée ? Voilà les thèmes que nous voudrions aborder. Disons étudier, analyser, et non, ce qui serait trop facJle mals vain, traiter par généralités, principes ou références. Car au bout de l'analyse doit surgir naturellement le « Que faire ? » L.M. V. 3
A Saint-Nazaire : un.·sièclede luttessociales NicolasFaucier Il nous a fallu chotstr quelques chapttres seulement de la monographie établie par Nicolas Faucter. Le travail mené par ce mUttant, à la demande de la revue, sur la classe ouvrière des chantiers navals de Saint-Nazatre, a pris des dimensions qui correspondent à l'importance du sujet. Des dimensions qut dépassent l'étroite capactté. de logement d'Interrogations. Mats la totalité de l'étude sera pvoltée sous forme de ltvre, dans le courant de l'année 1976. Les travailleurs de Saint-Nazaire sont connus pour leur combativité, leurs grèves longues et dures. Ils ont la réputation d'appartenir à la tradition syndicaliste, votre syndicaliste révolutionnaire. La réalité est plus complexe, et changeante. C'est pourquot l'enquête, qut porte sur un siècle de luttes ouvrières, et aussi sur l'évolution, et les bonds, de la grande industrie navale, ramène aux situations et aux comportements vrais. La chronique des évènements, des affrontements, des crtses permet de poser les grands problèmes actuels, en éliminant bien des formules faciles et creuses, en rejetant nombre de faux problèmes. Ainsi les accès de violence ne sont-Us pas nécessairement expressions de volonté révolutionnaire. Non plus que le rejet de situations intenables ouvre automatiquement des perspectives débouchant sur un posstble socialisme. Les rapports et les oppositions entre organisations syndicales et mouvements spontanés ne relèvent pas de définttions stéréotypées. Le danger - réel, palpable - de la bvraaucratk n'est qu'un aspect ou une phase d'un phénomène qui en comporte d'autres : la fugacité des explosions, par exemple. C'est le rôle même des travailleurs dans une tndustrie en continue - et aujourd'hui en rapide - transformation, qui donne la clé de nombreuses contradictions marquant le comportement ouvrier. Leurs révoltes souvent préludent ou préparent à de nouvelles formes d'intégration. Hier encore enracinés dans un environnement pa11san, ils sont aujourd'hut des produits presque purs de la vtlle. Bien que la main d'œuvre soit encore composée à 84 % de professionnels, le degré de qualification n'a plus la même valeur putsque la conception la technique, le fonctionnement des pétroliers de plus de 500.000 ton-- nes relèvent de bureaux et de calculs sophistiqués. Cols blancs et salopettes bleues, salariés à l'heure ou au mots, sont dépendants d'entreprises elles-mêmes engagées dans la compétttton internationale. Ils se défendent, associés ou jaloux, pour conserver un mintmum de bien-être et une certaine dignité, mats ils ne sont plus offensifs. 4
SAINT-NAZAIRE Sttuatfon à St-Nazatre que l'on pourrait uttlement comparer à celle de la construction navale à Buenos Aires, où le mouvement ouvrter connut une puissance extrême avant le pérontsme, et à celle des grands centres portuaires de Pologne, où, récemment encore, les travailleurs affirmèrent leur volonté de ne pas se laisser écraser. Pour l'heure, l'ouvrier n'est pas conquérant. Ce n'est pas une ratson suffisante pour abandonner le combat. Ce n'est qu'une constatation portant sur une nouvelle conjoncture. C'est un élément de connaissance pour mteux poursuivre notre lutte. S'tl fallait un exemple pour illustrer cette nécessatre constance, il sufftrait de regarder l'auteur. Nicolas Faucter étatt au lendemain de la première Guerre Mondiale, un de ces mécaniciens mobiltsés sur les navires de guerre françats qui patroutllatent en Méditerranée et qui avaient entre autres mtsstons celle de parquer la révolution rnsse dans les ltmttes les plus étroites possible. A bord, anarchistes et soctaltstes révolutionnaires formaient les noyaux d'activistes, vtgtlants et disponibles (un antt,,pouvoir que les communistes s'ingénièrent par la suite à exploiter et à s'attribuer jusqu'à la caricature). Pendant plus d'un demi-siècle, il a mtlité. A sa façon, qut est de constance, de modestte, de droiture et de courage. D'usine en ustne. De propagande en prtson. Dans les partis à mantjestattons spectaculaires on en aurait fait un personnage, ou un héros. Chez nous, c'est un copain. Il continue. Les yeux ouverts. L. M. V. Les chantiers navals Q UAND on arrive de Nantes, par la route ou le rail, jusqu'aux extrêmes limites de la plaine qui s'étend sur larive1droite de la Loire, entre le fleuve et le marais, tout-à-coup surgit dans le ciel une forêt de géants aux carcasses métalliques : les grues de Saint-Nazaire. C'est la' première vision que l'on a de cette capitale navale réputée non seulement pour l'importance de ses chantiers, qui la situent au premier rang de la production française - 30 % de la construction navale - et au sixième rang mondial (1), mais elle évoque, particulièrement pour les militants ouvriers, un long passé de luttes sociales à l'origine desquelles se trouvent associés des noms aussi prestigieux que ceux de. Fernand Pelloutier, le vaillant animateur des Bourses du travail mort prématurément pour -la cause ouvrière, et d'Aristide Briand· (1) Au tout premier rang figure le Japon qui laisse loin derrière lui tous ses concurrents avec une production (en millions de tonnes) de 57,54 0/o. Viennent ensuite : la Suède, 10,27 0/o; l'Allemagne de l'Ouest, 7.95 o/o; la Orande-Bretal{Ile, 6,92 ; l'Espagne, 6,57 ; la France, 6,20 ; les Etat.s-Unls, 5,22 ; la Norvège, 3,86 ; l'Italle, 3,4 ; le Danemark, 3,37 ; les Pays-Bas, 2,14 ; la Yougoslavie, 1,99 (statistiques des Lloyds, fin octobre 1974). 5
NICOLAS FAUCIER (celui de la bonne époque, c'est-à-dire avant de devenir le tortueux politicien que l'on sait), Il importe d'exposer le cheminement par lequel Saint-Nazaire devait atteindre son niveau économique actuel. On en mesurera la rapidité par les données de la croissance de la population, la ville moderne actuelle comptant 65 000 habitants, alors qu'en 1850 Saint-Nazaire n'était qu'un village de 3 000 âmes où le vieux môle n'abritait que quelques bateaux de pêche. Certes, la destinée première de Saint-Nazaire avait été de servir d'avant-port à Nantes. Or son développement intensif avait effrayé la grande cité patronne de s'être ainsi donné une rivale. Aussi Saint-Nazaire grandit dans une atmosphère de défiance vis-à-vis de Nantes dont l'antagonisme subsista longtemps, bien au-delà des trois événements qui allaient en marquer le démarrage foudroyant. La naissance de l'industrie EN 1850, l'augmentation du tonnage des navires rendant l'accès de Nantes par la Loire malaisé, c'était la naissance du port par la mise en service de son premier bassin dit « Bassin de Saint-Nazaire :D. En 1857, l'inauguration du chemin de fer qui rattachait la petite localité au reste du pays. Enfin, la décision gouvernementale ayant été prise de faire de Saint-Nazaire un port d'attache des lignes postales transatlantiques des Antilles et de l'Amérique Centrale, celui-ci devint un port de voyageurs assez actif, un port d'importation de denrées coloniales et d'exportation de produits métropolitains. La Compagnie Générale Transatlantique (des frères Péreire, banquiers, à qui Napoléon III n'avait rien à refuser), exploitant déjà les lignes du Havre et de Bordeaux, avait été chargée de l'opération et avait dü, pour ce faire, commander des navires en Angleterre ; elle trouva plus avantageux de faire fabriquer elle-même ses moyens de transport. A cet effet, ne trouvant aucune entreprise nationale capable de réaliser un important programme de construction, la Compagnie traita, en octobre 1861, avec une firme écossaise spécialisée, la construction, en France, de cinq paquebots qui devaient être mis en cale dans des chantiers que les constructeurs ouvriraient à leurs frais. L'emplacement choisi fut la presqu'île de Penhoët, dont la Compagnie obtint la concession. En un an, furent aménagées quatre cales de radoub d'où sortirent, de 1862 à 1866, non plus 6
SAINT-NAZAIRE cinq, mais huit grands paquebots, sans compter des navires de moindre importance pour d'autres petites compagnies. Fait à noter, si le premier de ces paquebots était encore muni de roues à aubes, les suivants furent équipés d'hélices, moyen de propulsion qui commençait à s'imposer. En conséquence, les travaux d'aménagement avaient provoqué un apport d'ouvriers dont l'afflux s'accéléra. Ouvert avec 600 ouvriers, le chantier en comptait 1 800 un an après sa création. Et cette accroissement se poursuivit les années suivantes, si bien qu'en dix ans, de 1856 à 1866, la population de SaintNazaire faisait un bond spectaculaire, passant de 5 000 habitants à près de 18000. Quant aux quinze spécialistes venus d'Angleterre pour la mise en route du chantier, ils avaient trouvé sur place, en Brière, une main-d'œuvre mi-rurale mi-ouvrière, déjà familiarisée avec la construction des navires en bois et qui passa sans difficulté du travail du bols à celui du fer. La Brière fournissait une grande partie de l'effectif du chantier. Ce qÙi n'était pas sans Inconvénient pour les ouvriers nazairiens, car les Briérons, se contentant de peu tandis que leurs familles continuaient en leur absence d'exploiter les champs paternel,c;;, leur faisaient une redoutable concurrence. Dans cette plaine de la Grande-Brière, région marécageuse s'étendant sur une quinzaine de kilomètres au nord de l'embouchure de la Loire, où les villages étalent en partie formés de chaumières, les habitants vivaient traditionnellement de l'élevage des moutons ou des vaches sur des prairies asséchées en été et de l'exploitation de la tourbe qui était à peu près le seul combustible de la région. Ils devenaient aussi, à l'occasion, paludiers, extrayant le sel des marais. Il faut dire que la Brière avait vécu des siècles dans une autarcie farouche. Seuls, les « hommes noirs ~. sur leurs « plates~. mal gréées et manœuvrées à la perche, remontaient séculairement leurs cargaisons de mottes de tourbe sur le marché de Nantes. L'immense marais de dix mille hectares fournissait alors ,à ses habitants le vivre et le couvert. Avec ses tamis et ses fouënes, le Briéron pêchait l'angullle, le brochet et toute une variété de poissons. Il filait la laine de ses moutons, il barattait le lait de ses vaches noiraudes, couvrait sa maison de roseaux et chauffait son foyer avec la motte. Quand les grands travaux commencèrent au chantier, ils y apportèrent leur allure franche et gueularde, leur indépendance atavique associée à une haute idée de la dignité personnelle. Aussi abandonnaient-ils facilement le chantier au retour 7
NICOLAS FAUCIER des beaux jours pour leurs prés-marais et pour aller couper la « motte , qui leur servait de chauffage. Cela d'autant plus que, manquant de moyens de communication, les ouvriers de la Brière étaient contraints de prendre pension chez les logeurs de Penhoët et de Méan du lundi au samedi. Ils avaient gardé la susceptibilité, le quant-à-soi du paysan qui, après tout, pouvait vivre chez lui si le chantier devenait intenable. Ils formaient entre eux des corporations de spécialistes charpentiers-tôliers ne consentant que difficilement à s'allier aux autres ouvriers. Aussi, les patrons leur étaient-ils favorables et toléraient leur absentéisme. Quoi qu'il en soit du comportement ouvrier; une conséquence du développement des chantiers, puis du prolongement des transports ferroviaires jusqu'aux quais des bassins, fut que les terrains devinrent l'objet d'une intense spéculation. Ce qui, en 1847, valait 2 à 3 francs le mètre, était monté, en 1857, à 50 francs. Les terrains les plus proches des bassins se vendaient jusqu'à 80 et 100 francs. Des dunes qui n'avaient pratiquement aucune valeur auparavant, se vendant 60 centimes l'are, étaient passées, en 1866, à 130 francs le mètre carré. Des francs d'avant 1900. Certains propriétaires 'fonciers réalisèrent a1nsi des fortunes colossales. · ' De nombreuses sociétés immobilières se créaient qui acca-- paraient les terrains en bordure de mer, dont les plus impor-· tantes soumirent à la municipalité un vaste plan pour la création d'une ville nouvelle, agrémentée d'un quartier résidentiel luxueux et d'un boulevard de mer complété par des digues de défense. En 1864, le Conseil municipal donnait son accord de principe et les sociétés adjudicataires faisaient exécuter les premiers travaux. En 1865, c'était la faillite des sociétés immobilières entraînées par la débâcle de leur support financier le . « Crédit Mob111e,r. Ce fut ensuite .celle du Chantier de Penhoët. La société écossaise qui en avait assuré l'équipement avec succès, subissait le contrecoup du krach du marché des fontes en Ecosse et des difficultés financières qui allaient entrainer la Uquidaiion du Crédit Mob111er. Le Chantier de Penhoët fermé, ce fut l'exode. Près de 2 000 ouvriers et leurs famllles quittèrent la vllle. Désastre pour ·1e commerc;e local et certaines industries secondaires. La population diminua rapidement. · Pour comble, de véritables calamités s'abattirent sur SaintNazaire : le choléra, la variole, un hiver rigoureux. Le Bureau 8
SAINT-NAZAIRE de Bienfaisance se. trouvait débordé ; 11 devait secourir 1 200 indigents à qui l'on distribuait du pain, de la tourbe. Le Préfet, le Conseil municipal intervinrent à plusieurs reprises auprès de la Compagnie Générale Transatlantique pour qu'elle reprenne à son compte les travaux en cours, et ut111se les chantiers « les mieux équipés de France :r- pour que les trois paquebots à construire pour la ligne de Valparaiso fussent mis sur cale à Penhoët. Ces efforts aboutirent et ce fut la reprise du travail en février 1869. Elle devait être, hélas ! de courte durée. La guerre de 1870 allait, elle aussi, être fatale aux chantiers nazairiens qui furent de nouveau abandonnés et tombèrent en ruine. Pendant plus de dix ans ce fut la solitude, la misère ouvrière. Il fallut de nouveau faire appel à la charité publique et privée, multiplier les soupes populaires. Ce fut une nouvelle émigration et pendant dix ans l'herbe envahit les chantiers. En 1880, un journal nazairien écrivait : « Aujourd'hui, lorsqu'on traverse la dune, le pied heurte des bordures de trottoirs enfoncées dans le sable que le vent amoncelle sans cesse sur ces ruines éphémères. On se demande si quelque Pompéi n'est pas caché sous la dune». Ce ne fut qu"en 1881 que les chantiers sortirent de leur longue léthargie; lorsque la Compagnie Générale Transatlantique, pour la reconstitution de sa flotte de commerce passablement. éprouvée, se décida à procéder à la réouverture du Chantier de Penhoët, sa reconstruction et sa modernisation. A cet effet, l'achèvement du second bassin du port, dit bassin de Penhoët, allait aussi permettre un regain de l'act.lvité portuaire. Dans le même temps, le gouvernement ayant décidé de remédier à la profonde décadence de la marine marchande, subventionnait une autre société - née de l'initiative de la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Banque de l'Union Parisienne, la Compagnie des Chemins de Fer P.L.M., etc. - qui entreprenait 1a construction, à Saint-Nazaire, d'un nouveau chantier, la Société des Ateliers et Chantiers de la Loire qui ouvrait ses portes en 1882, à côté du Chantier de Penhoët. En 1890, elle devait étendre son champ d'activité en installant deux autres établissements, l'un à Saint-Denis (Seine), l'autre à Petit-Que-- villy, près de Rouen. Par le truchement de ses administrateurs, qui bénéficiaient de solides relations dans les sphères gouvernementales, elle obtenait des commandes de la Marine Nationale : cuirassés, croiseurs, torpilleurs et devenait, à la fin du XIX• siècle, le plus important chantier de construction navale de Saint-Nazaire et un sérieux élément de sa prospérité.
NICOLAS FAUCIER Saint-Nazaire connaissait alors un nouvel essor et voyait sa population s'élever, en dix ans, de 21 000 à 31000 habitants. L'entre-deux guerres LA COMMUNAUTÉ ouvrière de Saint-Nazaire, c'était cette foule d'environ 6 000 ouvriers qui se pressait chaque matin aux portes d'embauche des Chantiers de la Loire, Penhoët et de l'usine de Trignac ; les uns venant des divers quartiers de la ville, d'autres de la Grande-Brière et au-delà. Des moyens de communication créés pour eux les amenaient : petit train cahotant du Morbihan, archaïque avec sa voie étroite et sa locomotive toujours essoufflée, navette de Pontchâteau, cars dont le point d'attache était Saint-Joachim, au centre de la Brière ; d'autres travailleurs encore arrivaient de Pornichet, du Croisic ; certains, venus du sud de la Loire, passaient l'eau matin et soir par le bac du Mindin. Tous, d'où qu'ils vinssent, avalent en bandoulière la musette et, à la main, la petite gamelle contenant leur casse-croQte ou leur repas de midi. En général, ils portaient un vêtement de cuir et parfois des jambières de toile cirée qui leur permettaient, par les interminables jours de pluie, de parcourir sans dommage, à bicyclette, les quelques kilomètres qui séparaient cars et trains de leurs maisons dispersées dans les campagnes. Il fallait voir aux heures de sortie cette fourmilière mouvante de vélos débouchant de toutes les portes en tous sens, couvrant le terre-plein des Chantiers avant de s'envoler dans toutes les directions, pour comprendre la force potentielle de cette masse ouvrière. Longtemps inorganisée, elle avait appris à se grouper autour des syndicats et, en particulier, du plus important de tous, celui des métallurgistes dont les ressources avaient permis de constituer une caisse de grève, de chômage et de maladie. Mals ce prestige reposant uniquement sur la confiance que lui témoignaient les ouvriers, était fragile. Il lui fallait batalller sans cesse pour la maintenir, la révelller par le rappel des avantages obtenus. Cela d'autant que les ouvriers demeuraient indifférents aux questions sociales théoriques, portant leur intérêt sur celles plus concrètes des salaires et des conditions de travail. Ce qui allait compliquer encore la situation fut l'atmosphère de querelles incessantes dues à la division syndicale après la scission et la naissance de la C.G.T.U. (Confédération Générale 10
SAINT-NAZAIRE du Travail Unitaire) qui créait le désarroi dans les rangs ouvriers. De sorte que les Briérons, se jugeant mal défendus, se détachèrent pour form.er une Union des charpentiers-tôliers. Ces professionnels qui étaient demeurés paysans restaient très particularistes, formant, aux Chantiers, un clan de spécialistes qui ne consentaient que difficilement à se rallier aux mots d'ordre syndicaux. Leur organisation réussit à obtenir la représentativité en 1928 jusqu'en 1933, date de sa dissolution par suite de la désaffection de ses effectifs due au chômage. Comme partout ailleurs, la lutte fut très âpre entre les deux principaux groupements - C.G.T. et C.G.T.U. - rivaux ; les ouvriers restés à la C.G.T. reprochant aux scissionnistes leur inféodation au Parti communiste, lesquels les accusaient de faire le jeu de la bourgeoisie en pratiquant la collaboration de classes et leur déniaient ainsi le droit de parler au nom de la classe ouvrière. Alors qu'en 1920, avant la scission, au congrès de l'Union départementale, les 100 délégués représentaient 88 organisations groupant 30 000 syndiqués, l'année suivante la situation était bouleversée, de nombreux ouvriers quittant les confédérés pour rejoindre la C.G.T.U. A Trignac, la plupart des métallurgistes y adhéraient. Toutefois; l'organisation confédérée restait officiellement reconnue et participait aux commissions paritaires où ses délégués défendaient l'application de la loi de huit heures, l'échelle compensatrice des salaires d'aprè•s l'augmentation du cofit de la vie, etc. Elle était d'allleurs servie par la conquête des municipalités résultant de l'action conjuguée des organisations syndicales et socialistes. En 1919, le secrétaire de la Bourse du travail, Henri Gautier, entrait au Conseil municipal. En 1920, il était élu aù Conseil général. La même année, le secrétaire du syndicat de~ métallurgistes de Trignac, Julien Lambot, était élu maire de cette locallté. En 1925, François Blancho, secrétaire de l'Union des syndicats de la Loire-Inférieure, acceptait - non sans quelques hésitations - d'être élu maire de Saint-Nazaire et démissionnait de ses fonctions syndicales. En 1928, 11 devenait député (2). (2) François Blancho, né le 20 Juin 1893, entra en 1906 comme « mousse » à la grosse chaudronnerie de Penhoët. Après son apprentissage il devint ouvrier chaudronnier au Chantier de la Loire. En 1914, 11 devenait secrétaire du syndicat des métallurgistes,: en 1919, secrétaire permanent et, en 1920, secr4ta1re de l'Union départementale. 11
NICOLAS FAUCIER A noter qu'il n'y avait pas eu de véritable lutte sociale, à Saint-Nazaire, depuis la fin de la guerre. Peut-être peut-on en rechercher la cause dans la pluralité syndicale qui avait provoqué le départ de nombreux ouvriers, lassés des éternelles querelles des fractions syndicales rivales. D'autant qu'à mesure que les années passaient, les luttes qui s'accentuaient entre confédérés et unitaires avaient des retombées locales, dont, en particulier, l'affaiblissement des organisations ouvrières. Pourtant, un sursaut unanime allait se produire quand, tin décembre 1935, la direction de Penhoët, comparant les salaires de ses ouvriers à ceux des autres régions de construction navale, dénonçait la convention collective et annonçait une diminution des salaires, ainsi que la suppression de la majoration des heures supplémentaires pour le 6 janvier 1936 (3). C'était l'alignement sur les salaires minima du Chantier de la Loire et l'abandon de tous les avantages conquis un à un au cours des années passées. Aussi, les 5 000 ouvriers avaient-ils répondu par la cessation immédiate du travail. Le 30 janvier, les pourparlers n'ayant encore donné aucun résultat, les mensuels, touchés eux aussi par une réduction de 10 %, rejoignaient les ouvriers dans la grève, ce qui ne s'était pas produit depuis bien longtemps. Le comité de grève, qui demeurait en relation avec les fédérations des métallurgistes des deux centrales C.G.T. - C.G.T.U., avait établi des piquets de grève à toutes les portes et. les consignes étaient rigoureusement respectées. Aucune défaillance ne se produisit. Si bien que le conflit se prolongeant et le sort de 20 000 personnes étant en jeu, une proposition de conc111ation du maire socialiste Blancho et du sous-préfet aboutissait à un accord qui, non seulement maintenait les avantages acquis à Penhoët, mais les étendait aux ouvriers du Chantier de la Lolre et les garantissait par un contrat collectif. Mais cette grève n'était qu"un prélude. Le congrès d"unité de Toulouse, en mars, eut ses répercussions à Saint-Nazaire par la fusion des deux syndicats en une Union des métallurgistes où l'influence « unitaire ~ allait se manifester activement et donner une nouvelle impulsion aux revendications ouvrières. (3) Les salaires de Penhoët dépassaient, en effet, de 40 à 46 centimee les salaires nantais ; de 50 à 60 centimes ceux du Chantier de la Loire, à St-Nazaire même (celui-ci ayant abandonné la convention collective), et de 90 centimes à 1 fr 10 plus élevés qu'à Dunkerque. Le Havre. Rouen et Bordeaux. Cette différence persista jusqu'en 1939. En février 1939, un tourneur de 1re catégorie avait un salaire (prime de vie ch~re comprise) de 8 fr 90, alors qu'à Rouen il n'avait que 8 fr 30, à La 8eyne 8 tr 55, à Bordeaux 8 fr 10. Un électricien de 2• caliégorie avait 8 fr 30 pour 7 fr 70. à Rouen, 7 fr 74 à La Seyne et 7fr 10. à Bordeaux. 12
·. · SAINT-NAZAIRE Ce furent alors les grandes grèves· de juin 1936 qui, comme dans tous les centres industriels, prirent une tout autre envergure. C'était, cette fois, l'ensemble des trava11leurs des entreprises de Saint-Nazaire et de la région qui étalent engagés, après les accords Matignon sur le relèvement des salaires, les congés payés, etc., et qui occupaient les locaux. A Penhoët, les employés, dessinateurs et agents de mattrlse se solidarisaient avec le mouvement ouvrier. Une commission mixte se réunissait pour en débattre le 25 juin. Plusieurs jours de discussion se poursuivirent sans aboutir, les patrons trouvant exagérées les demandes ouvrières, cependant que l'agitation se poursuivait à l'intérieur des Chantiers de Penhoët et de la Loire où des haut-parleurs transmettaient les rapports des délégués et de bruyantes 4: Internationales,, et que les drapeaux rouges avaient été hissés sur les portes et sur les grues. Ce ne fut que le 13 julllet pour les techniciens et seulement le 1 •r aoüt pour les ouvriers que l'accord se fit sur les bases revendiquées par la représentation ouvrière et garanties par l'établissement d'une nouvelle convention collective. Le travail reprit le 15 aoOt. La grève de la métallurgie avait duré quarante jours. En quelques mols, dans l'euphorie des succès revendicatifs, les effectifs syndicaux s'étaient gonflés. De 2 000 syndiqués (800 à la C.G.T.U., 1 200 à la C.G.T.) avant la réunification, la nouvelle organisation en comptait 6 500 en 1937. Elle était devenue une force dissuasive pour le patronat. C'est dans cette atmosphère que les commissions mixtes continuèrent à se réunir jusqu'en 1939, examinant toutes les questions concernant le travail et les réglant, en général à l'amiable. Elles élaboraient les texte·s de nouvelles conventions collectives, les clauses de l'élection des délégués d'atelier, de la loi de quarante heures, des périodes des congés payés, etc. Toutes mises au point qui n'allaient pas sans d'âpres discussions. C'est surtout en matière de salaires que les difficultés surgissaient. L'accroissement de la concurrence internationale, les cris d'alarme poussés par le patronat déplorant la rareté des travaux de réparations de bateaux étrangers en raison des prix élevés de la main-d'œuvre et des longs délais d'exécution résultant de la diminution du temps de travail depuis la loi de quarante heures, rendaient la commission incapable de conclure. Les ouvriers n'avaient donc d'autre recours que la grève: en mars et en décembre 1937, puis en mai-juin 1938 et en mars 1939. Conflits dont la plupart se terminaient favorablement, au besoin sur intervention du député-maire Blancho, de surcroit 13
NICOLAS FAUCIER nommé sous-secrétaire d'Etat à la Marine M111taire sous - les ministères Blum et Chautemps. Tout considéré, on peut dire que la situation sociale ne faisait pas trop de remous à Saint-Nazaire ; et la finalité du syndicalisme, un moment évoquée lors des occupations d'usines, en juin 36, par les syndicalistes révolutionnaires du « Tout est possible ,, c'est-à-dire la transformation sociale par « la disparition du patronat et du salariat , (selon la formule incluse dans les statuts de la C.G.T.), n'y avait eu qu'un très faible écho. Cela d'autant que d'autres préoccupations hantaient les esprits, inquiets d'un avenir chargé d'orages menaçant la sécurité des peuples, et qui devait, de nouveau, aboutir si tragiquement lorsque, le 1er septembre 1939, la radio annonça la mobilisation générale. Le 3 septembre, c'était le départ des mobilisés. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la « croisade antifasciste, n'avait pas provoqué chez eux le même enthousiasme que chez les «revanchards, de 1914. Pas de cris « A Berlin,, pas de fleurs au fusil. Le cauchemar vécu vingt ans plus tôt, avec ses hécatombes et ses millions de jeunes vies fauchées prématurément, était encore présent dans toutes les mémoires. Une industrie en crise - 1964 PARADOXALEMENT, alors que la situation était prospère à la Compagnie de Penhoët, la construction navale subissait depuis un certain nombre d'années une crise sérieuse dont les premiers effets allaient se faire sentir au préjudice de la maind'œuvre nazairienne au début de 1964. · Cette situation n'était du reste pas part1cul1ère à SaintNazaire. Elle résultait non seulement de la stagnation des commandes françaises, mais aussi, et surtout, de la diminution des commandes de l'étranger par suite de prix de revient trop élevés par rapport aux concurrents suédois et japonais, différence due à una organisation technique peu rationnelle. L'une des conséquences les plus douloureuses de la crise concernait les licenciements. Une statistique officielle constatait que près de 40000 salariés étaient employl>sdans les chantiers navals français en 1957. Fin 1964, ils n'étalent plus que 29 000, soit, en sept ans, 11000 licenciements. Ironie du sort: cette même année 1964, lors du lancement 14
SAINT-NAZAIRE d'un important paquebot, le c Shalom ,, on avait vanté les qualités de l'ouvrier nazairien, sa conscience professionnelle, son ardeur au travail, etc. Mais, ni la valeur de ces éloges ni la sincérité de cette sympathie épisodique des fins de banquet et des cérémonies de lancement ne pouvaient compenser les pénalisations du lendemain pour les artisans ouvriers de cette production. Février ne s'était pas écoulé qu'on enregistrait la fermeture de plusieurs entreprises sous-traitantes. Puis, après la liquidation des Fonderies de Saint-Nazaire (société dépendant étroitement des Chantiers), qui privait d'emploi 350 ouvriers, malgré l'intervention des responsables syndicaux, accompagnés du maire Blancho, à Paris, à Matignon, c'était le tour de 650 ouvriers des Chantiers de se voir menacés de licenciement. En tout, plus de 1 000 travailleurs étaient touchés, tandis que la direction annonçait, à partir du 1 •r mars, 44 heures de travail par semaine pour la majeure partie du personnel et 42 et 40 heures pour certains ateliers. A cette date, rien qu'à Saint-Nazaire, où l'on dénombrait, en 1955, 10500 salariés - au moment de la fusion des Chantiers - il n'en restait que 8 072, soit 2 400 en moins, avec pourtant plus de productivité. En effet, durant cet intervalle, pour rendre à l'industrie navale sa compétitivité internationale, l'Etat avait consenti d'importants crédits d'aide à la modernisation, à la rationalisation des moyens de production des Chantiers. Mais cette modernisation se traduisait, elle aussi, pour les travailleurs, par le chômage. La loi du profit capitaliste imposait, en la circonstance, en fonction de la crise, d'une part, et du développement des techniques, d'autre part, que l'économie prime sur le social. La mauvaise réputation DEVANT ces difficultés, les syndicats n'étaient, bien sQ.r, pas restés inactifs. Mais, concernant le problème de l'emploi, ils avaient le dos au mur, étant donné que dans l'agglomération nazairlenne les Chantiers constituaient, avec Sud-Aviation (anciennement S.N.C.A.S.O.), la seule activité industrielle, ouvriers et cadres ne pouvaient trouver d'emploi que là. Et la solution de reclassement des ouvriers éliminés était par làmême des plus difficiles. 15
.NICOLAS FAUCIER Le problème ne datait pas d'hier. Depuis longtemps les travailleurs avaient eu à subir les conséquences parfois tragiques de la situation de monopole industriel des Chantiers qui détenaient, à Saint-Nazaire, un véritable pouvoir de vie ou de mort sur le plan économique, et, par suite, sur une masse salariale soumise aux fluctuations de la construction navale. C'était une des raisons de l'attitude systématiquement bloquée de la direction qui profitait de ce privilège pour faire échec aux revendications, ergoter, refuser ou poser des préalables à toute discussion et, finalement, sanctionner, procéder à des mises à pied, voire lock-outer quand les travailleurs se montraient trop exigeants à son gré. Mais, en cette circonstance, c'était la garantiè de l'emploi qui était la revendication essentielle des Nazairiens. Beaucoup de salariés qui n'avaient pas connu le chômage, ce fléau des années d'avant-guerre, lors des Ucenciements massifs après chaque départ de navire, pensaient qu'en cette seconde partie du XX' siècle ce passé était révolu. Le réveil fut brutal. Mais la riposte ne se fit pas attendre. Usant des seuls moyens à leur disposition, des milliers de travailleurs, une population unanime, par un réflexe commun d'autodéfense, manifestaient à plusieurs reprises dans la rue et devant la sous-préfecture, contre le dépérissement de leur cité. Cependant que, tout en continuant d'alerter l'opinion, les responsables des syndicats, préoccupés de rechercher les moyens de remédier à cette situation, ne s'étaient pas fait faute de multiplier les démarches, dénonçant les lenteurs des interventions pour prévenir une aggravation ; surtout à la suite d'enquêtes de services publics concluant que les possibllités d'emploi se réduiraient inéluctablement si de nouvelles usines n'étalent pas implantées d'urgence. Ils savaient que, dans les projets d'aménagement du territoire en cours, la région de Nantes - Saint-Nazaire, disposant de vastes terrains et d'une main-d'œuvre sur place, était promise à un grand développement. Des offres avaient été faites par la municipalité de Saint-Nazaire, rendant l'installation aisée et avantageuse sur plusieurs dizaines d'hectares de terrains équipés et la Chambre de Commerce entreprenait; dans le même but, la création d'une zone industrielle de plus de 100 hectares. Les entreprises qui se décidaient étaient cependant fort rares. Pourquoi ? C'est en recherchant les raisons de cette désaffection que les syndicats apprenaient, de source officielle, que c'était le climat créé par l'agressivité revendicative des travail16
SAINT-NAZAIRE leurs nazairlens qui était en cause et décourageait les industriels de s'installer dans la région. Poussant alors plus loin leurs investigations, ils découvraient les vraies raisons, à savoir que c'était en réalité le patronat qui répandait ces rumeurs et qui s'était passé le mot d'ordre : « pas d'usine nouvelle à Saint-Nazaire >. Il avait, d'allleurs, depuis toujours, cherché à éviter l'arrivée de nouvelles entreprises qui l'auraient concurrencé sur le marché de la main-d'œuvre et des salaires, s'enfermant dans un locallsme étroit pour maintenir, sinon augmenter ses profits et assurer sa domination. Et les syndicats, accusant publiquement patronat et pouvoirs publics de s'opposer à l'implantation d'usines nouvelles publiaient leurs preuves. Ils citaient M. Le Fol, inspecteur au ministère de l'industrie et du Commerce qui, en 1961, faisait la déclaration suivante : « J'ai constaté que· des industriels qui étaient venus dans cette région n'avaient pas, finalement, donné suite à leurs projets à cause de l'accueil collectif qui leur avait été réservé. Quand je parle d'accueil collectif, je parle de l'accueil des industriels locaux manifestant assez rapidement leurs craintes de voir arriver des industriels nouveaux parce que ceux-ci risquent de leur prendre la main-d'œuvre et de faire monter les salaires. > Autre confirmation de cette opposition: en 1962, répondant à une question posée, à une réunion du Comité d'entreprise, par un délégué concernant la venue éventuelle de l'usine des camions Bernard, le directeur des Chantiers de l'Atlantique, M. Pinczon, déclarait: « Nous ne pouvons être deux à nous partager une main-d'œuvre qualifiée déjà insuffisante à Saint-Nazaire. > Les syndicats ajoutaient: « 81 la Régie Renault n'est pas venue dans la région c'est précisément parce que les patrons ont tout fait pour qu'elle ne vienne pas. De cela nous avons la confirmation. > La preuve était ainsi faite que ce n'était nullement le climat social qui empêchait les industriels de venir à SalntNazaire, mals, en fait, les employeurs qui considéraient SaintNazaire comme leur propriété, leur chasse gardée, estimée par eux intouchable. Quant à la soi-disant agressivité en question, il est facile d'en montrer l'origine. Il est vrai que Saint-Nazaire a un prolétariat fier de son passé de luttes au cours desquelles furent arrachées les premières conquêtes sociales, les premières conven17
NICOLAS FAUCIER tions collectives. Il est vrai aussi que les métallos nazalrlens ont le sang chaud quand il s'agit de défendre le bifteck famlllal. Mais le patronat du lieu, en colportant ces propos alarmistes, oubliait sciemment qu'il avait maintes fois rendu la situation explosive par son intransigeance à satisfaire les revendications les plus légitimes, fort, 11faut le répéter, des atouts qu'il possédait de vaincre la résistance ouvrière. Seul fournisseur de travail, protégé par ses C.R.S., 11prétendait par là-même imposer ses volontés, solidement retranché à l'abri des barrières qu'il avait su dresser contre toute intrusion extérieure. Ce faisant, il ne lui déplaisait pas non plus de voir s'instaurer un certain chômage susceptible de peser sur les velléités revendicatives ouvrières. Quoi qu'il en soit de ces constatations, il va sans dire que les travailleurs, eux, n'entendaient pas se prêter passivement à ces calculs. Dès février, les représentants syndicaux avaient engagé des pourparlers, se déplaçant plusieurs fois à Paris, pour faire revenir la direction des Chantiers sur sa décision concernant le licenciement de 600 ouvriers. Cela sans succès. Ainsi, 600 familles allaient, du jour au lendemain, se trouver privées de leur unique moyen d'existence - car 11n'y a pratiquement pas de travail pour les femmes à Saint-Nazaire, sauf quelques emplois dans les magasins de la ville. Inévitablement, le « cirque ~ (terme employé par les ouvriers pour désigner les débrayages et les manifestations) allait reprendre ... Et aussi certains dépassements des actions engagées. C'est ainsi qu'à la suite d'un meeting tenu le 11 mars, où les ouvriers apprenaient par leurs délégués au comité d'établissement que les lettres de licenciement étaient prêtes à être envoyées à 246 ouvriers et que 354 autres travailleurs allaient être mis en préretraite à partir du 1er avril, quelques dizaines d'ouvriers, dont on peut imaginer l'état d'esprit de se voir ainsi jeter à la rue, pénétraient dans l'immeuble de la direction et, une fois encore, les vitres en faisaient les frais, des dossiers voltigeaient, se répandant dans la cour. La réaction patronale n'allait pas tarder. Par une note rendue publique, la direction déclarait que le renouvellement de ces incidents, rendant impossible la poursuite des activités dans de telles conditions, entrainerait la fermeture des Chantiers. On avait frisé le lock-out. En même temps, le Président-Directeur Général Pinczon, alerté, se déplaçait spécialement de Paris par avion et une entrevue avait lieu le soir même, où il réitérait devant les délégations ouvrières la nécessité de maintenir les licenciements. 18
SAINT-NAZAIRE C'est alors que s'engagea une discussion prolongée dans laquelle les délégués, mis devant le fait accompli, ne pouvaient que tenter de limiter les dégâts en s'efforçant d'obtenir le maximum de compensations pour les ouvriers en cause. Il s'agissait, en particulier, de là question de la préretraite, dont on doit préciser qu'elle était alors seulement à l'étude dans les sphères gouvernementales, cela à l'initiative des organisations syndicales, fédérales et confédérales qui en avalent préalablement étudié les modalités, considérant son adoption comme un premier Jalon posé en faveur de l'abaissement de l'âge de la retraite. En reprenant ce problème devant le patronat des Chantiers, les délégués ne perdaient pas de vue qu'elle serait la première application concrète du Fonds National de l'Emploi, qui venait d'être institué par une loi, mais dont la circulaire d'application tardait à être publiée. De là l'importance d'en discuter sans plus attendre les dispositions pratiques sur le plan local. Ils réclamaient, d'autre part, pour les préretraités comme pour les licenciés, l'ut111sation du Fonds de Garantie Sociale, créé par l'accord d'entreprise de 1956, et financé par prélèvement sur la masse salariale, c'est-à-dire sur le salaire de chaque travailleur. Ce qui était possible puisqu'il était doté de 191 millions et que le coüt des allocations prévues ne s'éléverait qu'à 46 millions. Enfin, les délégués tentaient de nouveau d'éviter les licenciements en insistant sur les possibilités de fixer l'âge de la préretraite à 61 ans au lieu de 62 ans ; ce qui aurait permis de « dégager » un nombre plus important d'ouvriers âgés et aux autres de conserver leur emploi. A cette dernière suggestion, 11fut répondu qu'il ne saurait en être question, seuls quelques cas particuliérement douloureux - ceux-là mêmes qui avaient motivé l'explosion de colère de l'après-midi - seraient réexaminés. Pour le reste, on se bornait à indiquer que des informations seraient prises avant d'en décider. Dans cette incertitude, une importante réunion intersyndicale décidait l'organisation de diverses formes d'action et d'adresser une demande d'audience au préfet de la Loire-Atlantique. Le même jour, à 15 h 30, les ouvriers des Chantiers . débrayaient unanimement. Par solidarité, ceux de Sud-Aviation et de toutes les entreprises avaient également cessé le travail. Le rassemblement se faisait sur le terre-plein de Penhoët d'où le cortège s'ébranlait précédé de banderoles : <i: Pour l'implantation d'industries nouvelles » ; « Du travail pour les Jeunes ! » ; 19
NICOLAS FAUCIER < Non aux licenciements! •· Les milliers de manifestants devaient se diriger sur la sous-préfecture, mats, avisés de la présence d'importantes forces de police, les responsables syn- · dicaux, pour éviter des bagarres préjudiciables aux objectifs poursuivis, arrêtaient le défilé place de l'Hôtel-de-vme. Là, les délégués faisaient le point sur les discussions en cours, affirmant la volonté des travailleurs associés dans un même sentiment d'autodéfense, de poursuivre la lutte pour que chacun ait le droit au travail et des conditions de vie normales. Pourtant, après la dislocation faite au son de c L'Internationale•• de nombreux métallos, bravant les consignes syndicales, se rendaient aux abords de la sous-préfecture et, se défoulant des rancœurs accumulées, bombardaient de pierres les C.R.S., tandis que ces derniers ripostaient à coups de grenades lacrymogènes et de pots fumigènes. La situation menaç•ait de s'envenimer - d'autant plus qu'un manifestant ayant voulu renvoyer une grenade offensive, celle-ci avait éclaté, lui arrachant la main droite - quand, prévenus, les responsables syndicaux, s'interposant entre les deux camps sous les échanges de pierres et de grenades, parvenaient à convaincre les manifestants de se retirer. Entre temps, l'affaire nazairienne avait pris dans le pays des proportions inquiétantes pour le gouvernement; la télévision s'en était emparée et un débat animé à « Cinq colonnes à la une~ mettant aux prises patrons et délégués ouvriers nazairiens avait sensibilisé l'opinion sur le cas des licenciés. Il devenait urgent d'intervenir. Et pour cause, car, à Saint-Nazaire, les choses restaient en l'état. Le 13 mars, comme chaque matin depuis le conflit, les responsables syndicaux se retrouvaient et décidaient de demander à leurs mandants de débrayer en fin de matinée pour assister, devant le siège de la direction, à un meeting d'information. Cet appel fut largement entendu et, à l'heure prévue, plusieurs milliers d'ouvriers étaient présents. Là, les orateurs, stigmatisant l'attitude des pouvoirs publics qui n'avaient jusqu'alors su qu'envoyer des forces de répression contre les travallleurs qui, ne pouvant se permettre l'oisiveté, réclamaient du travail, signalaient qu'ils auraient un entretien, l'après-midi, à la préfecture de Nantes, avec les représentants du ministre du Travail pour reprendre le problème au fond. Ils n'en conseillaient pas moins aux licenciés de se présenter comme d'habitude à l'embauche le matin du lundi suivant. Ce même lundi les licenciés étaient entrés sans difficulté aux Chantiers, parcourant les ateliers, bavardant avec leurs 20
SAINT-NAZ.i/U camarades en travail. Ceux-ci étaient appelés è débrayer et à s'assembler devant la direction où les délégués rendaient compte de leur entrevue avec les émissaires du ministre du Travail. Leurs premières paroles furent pour annoncer qu'ils avaient été floués. A l'exposé de leur position : non-acceptation des licenciements, préretraite à 61 ans au lieu de 62 permettant d'éviter ceux-ci -- puisque les modalités d'application du Fonds National de. l'Emploi prévoyaient que les ouvriers pourraient bénéficier de la préretraite à 60 ans, les envoyés du ministre répondaient qu'ils étalent venus « pour s'informer et informer,, sans plus et, de ce fait, rien n'était sorti de ce colloque. Ils en concluaient qu'il était évident que le patronat et le pouvoir ne feraient aucune concession significative sans une action revendicative d'ampleur pour arriver à une solution acceptable. Cette action allait se concrétiser par une concertation des Unions syndicales, locales et départementales, qui décidaient un grand rassemblement interprofessionnel de protestation pour le surlendemain, auquel serait conviée la population nazairienne. Comme prévu, le 19, tous les métallurgistes nazairiens débrayaient à 15 heures pour se former immédiatement en cortège et, devant les magasins fermés, les véhicules bloqués, prendre la direction de la place du Marché. Durant le parcours, les travailleurs d'autres corporations venaient s'intégrer au défilé. Bientôt, malgré une pluie dense, une roule considérable, témoignant d~ l'inquiétude générale, écoutait les exposés dénonçant les carences officielles pour empêcher que l'Ouest de la France ne devienne un désert économique. Il était réclamé des fédérations et confédérations syndicales une relance urgence de l'action pour le plein emploi et le retour progressif aux 40 heures hebdomadaires. Enfin, dans l'attente de remèdes appropriés, ils e:Q.gageaient instamment les actifs au refus de toute heure supplémentaire tant qu'il y aurait des ouvriers sans travail. Après que la roule se fut dispersée dans le calme, on apprenait, dans la soirée, que, sur sa demande, une déMgation intersyndicale serait reçue, à Paris, au ministère du Travail pour y traiter de questions importantes, notamment celles du Fonds National de l'Emploi et du Fonds de Garantie Sociale des Chantiers. Pendant que leur avenir était évoqué à Paris, à SaintNazaire le « cirque, se poursuivait et, à plusieurs reprises, les Chantiers furent occupés, de 18 à 20 heures, par des milliers d'ouvriers marquant ainsi leur soutien des délégations. 21
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