Interrogations - anno II - n. 2 - marzo 1975

rivista internazionale di ricerche anarchiche - revue internationale de recherche anarchiste - revista internacional de investigaci6n anarquista - international review of anarchist research Actualité de Saint-Simon JEAN BARRUE Santiago Carrillo, o la Historia falsificarla FERNANDO GOMEZ-PELAEZ L'irrécupérable Mai 68 CARLOS SEMPRUN-MAURA L'anarchismo: nella Storia, ma contra la Storia China from inside Mar. 1975 NICO BERTI 2

INTERROGATIONS revue internationale de recherche anarchiste trimestrielle le numéro el numero single copy una copia ) ( X) ) ) ) Abonnement 1 an Suscripci6n 1 afio Subscription 1 year Abbonamento annuale Par avion By airman 10 francs français 1000 lire 80 cents UK 2 dollars U.S. ) (X X) ) 4 fois le prix veces el precio times the price volte il prezzo ) ) + 50 % Administration et versements Administraci6n y pagos Amministrazione e pagamenti Management and payments Georges Yvernel, 32, passage du Désir, 75010 Paris Compte chèque postai Paris 72 4369 Rédaction Redacci6n Editing Redazione ) (X) ) (X X) ) > Louis Mercier Vega 3, rue de Valenciennes 75010 Paris ou l'équivalent en monnaie nationale. o su équivalencia en moneda nacional. or the equivalent in the country currency. o l'equivalente in moneta nazionale.

.. INTERROGATIONS Mars / March Marzo / Marzo 1975 Après le premier numéro Actuallté de Saint-Simon Santiago Carrillo o la Historia falsificada Débat : La récupération de Mal 68 Les révolutions mortes et les autres L'anarchismo : nella Storia, ma contra la Storia Documents / Documenti Documentos N° 2 3 5 JEAN BARRUE 37 FERNANDOGOMEZ-PELAEZ 67 C.S.M. 69 CARLOSSEMPRUN-MAURA 93 NICO BERTI 122 FROM CHINA

Dans ses tout procbains numéros / Èn s11smuy proxhnos niìmeros / In the very next issues / Nel prossimi numeri INTERROGATIONS publiera / publicara / will publlsh / pubblicherà Sam Dolgoff : U.S.A. New trends in the Labor movement Heleno Sana : El internacionalismo obrero y las emigraciones Nicolas Faucier : La classe ouvrière des chantiers navals de Saint-Nazaire René Fugler : Minorités ethniques et nationalismes Santiago Parane : Dossier sur le Chili To open a debate Murray Bookchin : Technology and libertarlan civilizatlon « Carta » de Argentina « Lettera » d'Italia « Letter » from Japan Toute reproduction de l'un ou l'autre des textes publiés dans le présent numéro est soumtse à autorisatton écrtte préalable de la rédactton. Collaborateurs, administrateurs et rédacteurs sont bénévoles Colaboraciones, administraci6n y rédacci6n son voluntarios Corttributions, managing and editing are voluntary Collaborazione, amministrazione e redazione sono volontarie

APRES LE PREMIER NUMERO La couverture a provoqué compliments et critiques : « sobriété » pour les uns, « lnslgnlflance » et « manque d'attralt • pour les autres. Le contenu suscite de nombreuses observations, parfois dures, texte par texte, tout en recueillant \'approbation pour l'ensemble. Ces remarques seront mises à proflt. Il faut cependant rappeler à tous, lecteurs et collaborateurs, que la revue vise à rempllr une fonction d'lnstrument de recherche, et non pas à présenter des « opinions » ou à faire reuvre de propagande. Et cela avec des moyens matériels réduits : une centaine de pages par trimestre ! Sur le pian administratif, l'intéret et meme un certaln enthousiasme n'ont pas entrainé une marée d'abonnements. Sans doute la longue grève des postes françaises y est-elle pour quelque chose. Nous avons prévu deux années pour arriver à donner à lnterrogations son caractère, sa communauté internationale de chercheurs et son public. Encore faut-il commencer dès malntenant. DESPUES DEL PRIMER NUMERO La portada ha provocado criticas y elogios: «sobria» para los unos, «insignificante» y «sin atractivo» para los otros. El contenido ha suscitado numerosas observaciones, a veces duras al analizar cada uno de los textos, aunque el conjunto haya sido aprobado. Se tcndran cn cuenta todas las observaciones. Sin embargo, hay quc recordar a todos, colaboradores corno lectores, que la revista quiere ser un instrumento de investigacion, y no presentar «opiniones» o hacer propaganda. Y ello con reducidos recursos materiales: un centenar de paginas por trimestre. En el terreno administrativo, hay que senalar que el interés y basta cierto entusiasmo no han arrastrado consigo una oleada de suscripciones. Es probable que la larga huelga de los correos franceses tengan algo que ver. Hemos previsto dos aiios para dar a INTERROGATIONS su caracter, su comunidad internacional de investigadores y su publico. Pero para lograrlo hay que empezar desde ahora. AFTER THE FIRST ISSUE The .iacket has given rise to compllments and criticisms : some people bave found lt « sober », others « insignificant » and 1< unattractlve ». The contents bave roused a lot of remarks, sometimes hard, on r:tch tc.xt, while l.leing approved on the whole. 3

\Ve wili turn those remarks to account. We must howevèr remind you ali, readers and contributors, that the aim of the review is to serve as a rescarch instrument and not to exhibit e opinions » or to propagandize. And that with limited materiai means : a bundred pages every three months ! From the administrative point of view, the people's interest and cven enthusiasm has not brought about a wave of subscriptions. The long postai strike in France has undoubtedly something to do with it. We think two years are necessary to succeed in giving Interrogations its personaiity, its international group of searchers and its readers. But we must already begin now. DOPO IL PRIMO NUMERO La copertina ha provocato apprezzamenti e critiche: e sobrietà'> per gli uni, « banalità » ed « insignificanza » per gli altri. Il contenuto ha suscitato numerose osservazioni, anche dure, testo per testo, raccogliendo tuttavia l'approvazione per l'insieme. Di tutto ci'ò si terrà conto. Ricordiamo comunque a tutti, lettori e collaboratori, che la rivista vuole svolgere la funzione di strumento di ricerca e non presentare delle « opinioni» o fare opera di propaganda. E questo con mezzi materiali ridotti : un centinaio di pagine a trimestre ! Sul piano amministrativo, l'interesse ed anche un certo entusiasmo non hanno portato una marea d'abbonamenti. Indubbiamente il lungo sciopero delle poste francesi ha pesato anche in questo. Abbiamo previsto due anni per riuscire a dare ad Interrogations un suo carattere, una sua « comunità » internazionale di ricercatori ed un suo pubblico. Bisogna cominciare subito. ERRATA CORRIGE A causa di un lungo sciopero delle Poste francesi, la redazione parigina ha dovuto correggere anche le bozze italiane e scrivere direttamente alcuni pezzi in italiano. Inevitabilmente siamo incorsi in numerosi errori. Correggiamo, qui, solo i più rilevanti. A pag. 84, nota 13 ultima riga, al posto di Aversi, Drlca, si legga Pavesi, De Rica. A pag. 98, riga 17, al posto di Starfònetag si legga Statsforetag. (L'I.R.A. : Nazionalizzazione all' italiana - Amedeo Bertolo e Luciano Lanza) A pag. 115, riga 2 e 3 del Riassunto, al posto di Arcipelago de~ Gulai: e Primo Circolo si lei:ga Arcipelago Gulag e Primo Cerchio. 4

Actualitéde Saint-Simon par JeanBarrué S ELON une tradition soigneusement entretenue, Marx et Engels ont fondé durant les années quarante du siècle dernier le socialisme scientiflque, qui succédait à un ensemble de doctrines confuses qualifié socialisme utopique. Scientifique, utopique : on conçoit que le rapprochement de ces deux épithètes suffit à donner à la seconde un sens péjoratif ! La méme tradition veut que Proudhon, difficilement classable, soit un petit-bourgeois, que le socialisme antiautoritaire et antiétatique de Bakounine ne soit - selon Engels - qu'une synthèse de Proudhon et cte . . . Stirner, et que les ouvriers parisiens des années soixante fussent infectés - selon Marx - d'un stirnérisme proudhonisé. Comme les disciples modernes de Marx et de Lénine savent battre la grosse caisse et en ont les moyens, il ne faut pas s'étonner que certaines légendes ont la vie dure. Certes, dans le socialisme utopique, Saint-Simon occupe une place un peu à part. Le jugement favorable de Engels, le fait que le jeune Marx ait été - selon ses propres termes - imprégné des idées de Saint-Simon, lui ont valu l'indulgence de la postérité : dans la préhistoire du socialisme, il est le premier des réformateurs sociaux. Mais ce coup de chapeau une fois tiré, nul ne s'est occupé pendant longtemps de SaintSimon et de sa doctrine ; les plus érudits gardaient le souvenir de la célèbre parabole des frelons et des abeilles ; pour les autres, Saint-Simon n'était qu'un nom parmi tous les représentants du socialisme utopique. Et pourtant, que d'enthousiasmes juvéniles et de dévouements avait suscités Saint-Slmon ! Que de savants et d'ingénieurs éminents étaient sortis de l'Ecole saint-simonienne ! Une magniflque flambée qui dura molns d'un quart de siècle. Saint-Simon expose ses doctrines sociales de 1816 à 1825, date de sa mort, dans un grand nombre de livres, brochures et articles, d'une fa90n souvent confuse 5

JEAN BARRUÉ et sans plan ordonné. Les tout jeunes Augustin Thierry et Auguste Comte sont ses collaborateurs. Après la mort du mattre, le saint-simonisme connait un vif succès dans les milieux intellectuels et scientifiques, et chez les jeunes polytechniciens. Malgré sa brève parution, le journal Le Producteur recueille des adhésions enthousiastes. Bazard, dans une série de cours, donne une forme ordonnée au saint-simonisme et réunit ses leçons dans l'Exposition de la doctrine saint-simonienne. 1829 marque l'apogée du mouvement: sa ruine sera consommée en trois ans. Olinde Rodrigues et Enfantin s'inspirèrent des tendances vaguement mystiques de la dernière reuvre de Saint-Simon : le Nouveau Christianisme, fondent la Religion Saint-Simonienne, avec son culte, ses pretres et son « pape > Enfantin, qui se proclame pontife de la Jérusalem nouvelle. Bazard, Bouchez, Leroux rompent avec Enfantin et c'est la scission. La folie mystique d'Enfantin suffisait déjà à déconsidérer le saint-simonisme, sans qu'il ffit nécessaire d'y ajouter encore l'affranchissement total de la femme, la réhabilitation de la chair et le contr6le de la vie sexuelle par le pontife saint-simonien ! En 1832, à la suite' des procès intentés pour ill}moralité et escroquerie, l'Ecole reçoit le coup de gràce, et en 18~3 elle cesse pratiquement d'exister. La brusque décadence d'un mouvement florissant s'explique en grande partie par les folles innovations d'Enfantin qui furent sévèrement jugées par les contemporains, par Proudhon, par Sainte-Beuve, par Renan. Vigny écrit en 1832 (Journal d'un Poète) : « la comédie saint-simontenne se termina par une mascarade grotesque >. Et Heine qui assistait à Paris, lors de l'épidémie de choléra, aux prédications des prètres de la nouvelle religion, les touma en dér1s1on dans ses correspondances au Journal d'Augsbourg. En France, pour une fois, le ridicule tuait ... Les esprits légers ont malheureusement retenu du saintsimonisme la caricature imaginée par Enfantin. Les extravagances du disciple ont donné du ma'.itre une fausse image. Et cependant Saint-Simon a marqué d'une forte empreinte tous ces esprits distingués qui avaient suivi ses leçons. On sait que ce sont des saint-simoniens : ingénieurs, administrateurs et f\nanciers, qui sont à l'origine des chemins de fer en France. Et. peut-on oublier que ce fut ce fou d'Enfantin, ex-polytechnicien, qui - après bien des tribulations - unifia le réseau P.L.M. ? Les frères Péreire, saint-simoniens et banquiers, ont, les premiers, organisé le crédit mobilier ... Les ententes d'industriels, les trusts, sont dans la ligne saint-simonienne. Le canal de Suez est l'reuvre de saint-simoniens et de Lesseps sera, après Suez, 6

ACTUALITE DE ·SMNT-SIMON l'artisan de ce canal de Panama dont Saint-Simon, avait, jadis, vu la nécessité. On pourrait multiplier les exemples : dans tous les grands travaux du XIX• siècle, les disciples de Saint-Simon sont présents, et apparait alors cette ambigui:té de la doctrine - sur laquelle nous reviendrons - : d"une part Saint-Simon dans sa dernière ceuvre appelle à la libération du prolétariat, d'autre part les disciples tirent de l'enseignement du mattre l'invitation à se réconcilier avec le régime du Second Empire et à collaborer étroitement à l'expansion capitaliste qui caractérise ce régime. L'ceuvre de Saint-Simon annonce par certains c0tés le socialisme et par d'autres justifie la féodalité industrielle. Aussi ne faut-il pas s'étonner si Saint-Simon redevient actuel et si on volt en lui un précurseur de l'industrialisation moderne. L'ceuvre de Saint-Simon mérite donc d'ètre étudiée sans parti-pris et peut-étre les Iibertaires tireront-ils de cette étude des motifs d'encouragement . . . ou de méfiance. < Nous sommes tous devenus plus ou moins saint-simoniens ,, écrit François Perroux, en téte de son ouvrage Industrie et création collective. Cette affirmation nous concerne-t-elle, nous libertaires? Tel es·t l'objet de cette étude qui exige au préalable un rapide exposé de la doctrine saint-simonienne. La physiologie sociale UN CLASSEMENT chronologique des écrits de Saint-Simon conduirait à penser que de 1803 à 1816 11 s'est intéressé aux sciences et à la philosophie, puis de 1816 à 1825 aux questions politiques et sociales. En fait on ne peut ainsi dissocier la pensée de Saint-Simon et 11y a une interdépendance étroite entre sa philÒsophie et ce que nous appellerions maintenant sa sociologie. Dans son Mémoire sur la Science de l'homme (1813), il insiste sur le fait que tout système de politique générale n'est qu"une application du système des idées. La philÒsophie ne doit pas étre simple curiosité d'esprit, elle doit avof.r un but pratique : elle est la science générale dont les sciences particulières ne sont que des éléments et « tout régtme soctal est une appÙcation d'un système philosophique, (L'lndustrte. 1816-1818). . ' Certaines sciences ont déjà acquis un caractère positif: il faut que la science de l'homme, elle aussi, arrive au positif. Nous avons actuellement des spécialistes, savants dans une science déterminée, mais ignorant la science de l'homme. 1

JEAN BAKRUt S'adressant dans son Mémoire de 1913 aux astronomes, physiclens et chimistes, Saint-Simon s'écrie : « Toute l'Europe s'égorge, que faites-vous pour arrUer cette boucherie? Rien (... ) Que faites-vous, encore une fois, pour rétablir la paix? Rien. Que pouvez-vous /aire ? Rien. La connaissance de l'homme est la seule qui puisse conduire à la découverte des moyens de concilier les intérUs des peuples et vous n'étudiez point cette science ». On ne peut rien demander non plus aux théologiens, métaphyslciens et légistes : ils ignorent tout de l'économie, de la production, de l'industrie, ou leurs connaissances sont superficielles. Une science nouvelle dolt naitre et devenir positive : la science de l'homme, la physiologie sociale (le terme de sociologie a été créé par Auguste Comte). Cette science de l'homme est d'ailleurs bien différente de ces sciences humaines qui tentent, aujourd'hui, avec plus ou moins de bonheur, d'opérer une synthèse hasardeuse entre des sciences aux frontières incertaines. Cette physiologie sociale devra ètre traitée par les méthodes propres aux sciences physiques. Son objet sera « l'étre social qui n'est point une simple agglomération d'étres vivants, mais une véritable machine organisée ». La morale et la politique s'intègrent dans cette physiologie sociale et devront donc devenir des sciences positives. Pour comprendre l'organisation sociale, il faut étudier les diverses étapes de son développement historique, les relier les unes aux autres et mettre en évidence la loi supréme du progrès de l'esprit humain dont les hommes ne sont que les instruments. La connaissance de cette loi permettra de traiter la politique scientifiquement, car du passé bien observé on peut déduire l'avenir. La scieace de l'homme ne tend pas à démontrer l'existence d'un progrès continu et indéfini, mais à étudier, dans leur succession, les divers types d'organisation sociale. Saint-Simon pense mème que certalnes sociétés peuvent passer par un apogée, puis décllner et mourir. On songe à la thèse de Spengler sur le déclin des cultures arrivées au stade de civilisation, ainsi qu'au mot de Valéry: les civilisations sont mortelles. Saint-Simon apparatt ainsi, avant Auguste Comte, comme le fondateur de cette philosophie positive qui se propose d'organiser les sciences en utilisant leurs méthodes ; il est le premier à avoir voulu faire entrer dans le cercle fermé des sciences positives, une nouvelle science : la physlologie sociale ,(la sociologie), en montrant qu'elle devrait ètre traitée par les méthodes des autres sciences.

La sclence de la production O UELLE est donc cette évolution des types sociaux ? Quelle est la marche de notre société à partir du moment où elle s'est vraiment constituée ? Saint-Simon prend comme poJnt de départ le Moyen Age (XIe, XII' siècle) caractérisé par le pouvoir militaire spirituel des prétres : système militaire et théologique (ou encore féodal et papa!) qui correspondait à l'état de la civilisation et à la supériorité sociale des classes militaire et sacerdotale. Si la fin du xr siècle marque l'apogée de ce régime, le déclin commence dès le XII' siècle. Il est le résultat du mouvement des Communes, de l'affranchissement des villes qui se dégagent de la tutelle seigneuriale, tand!s que l'act!vité économlque échappe aux deux centres d'attraction qui la ma!ntenaient captive. En méme temps, à la suite de l'!ntroduction des sciences positives, se constitue un corps nouveau, celui des savants qui entre en concurrence avec le clergé pour assurer la dlrect!on lntellectuelle de la société. Deux éléments de contradiction se développent donc qui vont affaibllr, puis détruire les pouvoirs des seigneurs et des prétres. Le Moyen Age n'a donc pas été cette période d'obscurantisme tant de fols dénoncée, mais il a préparé graduellement tous les grands événements qui se sont développés plus tard. A la suite de l'invention de l'imprimerle et les découvertes de Copernic et de Galilée, le xvr• siècle ébranle le pouvoir théologique, et au XVII" siècle c'est le pouvolr temporel qui est battu en brèche : en France par l'action de la royauté contre le pouvoir féodal, en Angleterre par la limitation du pouvoir royal. Le XVIII' slècle enfin, par le développement de !'industrie et la critique toujours plus poussée de la reltgion, marque la décadence irrémédiable de l'ancien système socia!. Les progrès des arts et des métiers. de !'industrie sont tels que la société devlent dépendante de l'économie : méme le pouvoir milltalre n'échappe pas à cette emprise, car la guerre a besoin de l'lndustr!e autant et plus que de la valeur individuelle et de la bravoure des nobles. Dans les conseils des gouvernements, dans les organlsmes de la justice, une nouvelle classe est représentée: le Troisième Etat affirme sa personnalité et revendique ses droits. Troisième Etat ? En fait, ce sont deux nouvelles autorités qui se substituent aux anciennes classes dirigeantes : le peuple est spontanément confiant et subordonné à l'égard de ses chefs 9

JEAN BARRUÉ scientifiques, de méme qu'il l'est temporellement par rapport d ses chefs industriels. Soumission intellectuelle à la raison et non plus à la théologie. Soumission temporelle à la production, et non plus à la conqut\te guerrière. La Révolution française avait commencé dès l'affranchissement des communes et l'établissement des sciences d'observation. Elle a liquidé les survivances du passé, tout ce qui demeurait des privilèges de la féodalité, de la royauté et du clergé. Elle a détruit, mais n'a pas édifié un ordre nouveau ; elle a libéré de ses entraves la société industrielle, mais elle ne l'a pas organisée. Et, c'est ainsi que maintenant (à l'époque de la Restauration) on volt ressurgir des institutions périmées qu'on pouvait croire détruites, et mt\me l'autorité royale. Comment expliquer ce demi-échec de la Révolution française ? Il est d1l, d'après Saint-Slmon, à l'opposition de deux classes intermédiaires : les légistes entre les féodaux, et les industri~ls, les métaphysiciens entre les représentants de la science positive et le clergé. Légistes et métaphysiciens ont occupé le devant de la scène, ce sont eux qui ont dominé dans les assemblées issues de la Révolution. On a vu plus haut le jugemerit que porte sur eux Saint-Simon: comment auràientils pu construire un système social nouveau, n'étant pas en contact avec la réalité collective, ayant été formés à l'école du passé ? La société est donc passée du système théologiqueféodal au système métaphysique. Il reste à franchir l'étape qui conduira au système positif : nous avons là une préfiguration de cette loi des trois états, dont Auguste Comte devait faire le fondement de sa doctrine. L'ordre nouveau qu'ann'once Saint-Simon, par le développement de l'organlsation industrielle, des arts, des sciences et de l'inpust.rie, par la création d'objets utiles, accroltra pacifiquement le blen-1'.\tre des hommes. L'activité collective a. donc une fin normale et unique : la production. La production des choses utiles est le seul but raisonnable et positif q~e les sociétés politiques puissent se proposer. La politique est la science de la production, science qui a pour objet l'ordre des choses le plus favorable à tous les genres de production. Les producteurs - et eux seuls - doivent assumer tout le pouvoir économique et dès maintenant la classe industrielle doit se préparer à cette tàche : elle est la seule classe de la société dont nous voudrions voir s'accroftre l'ambition et le courage politique. Il n'y a plus piace pour les représentants et les bénéficiaires de l'ancien régime : princes, cardinaux, évt\ques, 10

ACTUALITE DE SAINT-SIMON auxquels il faut joindre tous les propriétaires qui vivent noblement de leur capita! sans l'exploiter directement. Pas de place pour les oisifs, pour les frelons. Aussi bien leur brusque disparition ne causerait aucun préjudice à la société. Face aux oisifs se dresse !'immense masse des producteurs qui créent des rlchesses ou font fructifier leurs richesses : ce sont les abeilles dont la perte serait fatale à la société. Saint-Simon oppose aussi deux partis : le parti industr!el ou national réunissant toutes les forces vives de la France, et le parti anti-national, celui des oisifs et des inutiles. Seuls les producteurs des choses utiles doivent concourir à régler la marche de la société. Comment alors résoudre la contradiction oisifs-producteurs ? Il ne peut étre question de revenir à l'ancien régime, pas davantage d'arriver à un compromis, car Saint-Simon estime que l'organlsation sociale n'est stable que si elle est homogène et elle ne sera en équilibre que si elle repose sur l'lndustrje. La contradiction doit donc se résoudre par l'élimlnatlon de la classe òlslve : solution révolutionnaire que le sociallsme - au sens large du mot - reprendra plus tard; détru1re pour construlre, faire naitre l'avenir sur les ruines du passé. Ce n'est pàs la position de Saint-Slmon, adversalre de la violence en laqtielle 11ne volt qu'un outil de destructlon. On ne chassera pas les frelons de la ruche, on les tolèrera, mais lls seront frappés d'lncapaclté polltlque et ne partlciperont en rlen à la dlrection de la vie collective. Solution déconcertante et qui paratt utopique, car les oisifs accepteront-lls passivement de rester confinés dans cette sorte de ghetto polltique ? Le parti industrie} e LASSE industrielle, parti industrie! : ces termes reviennent sans cesse dans l'reuvre de Saint-Simon. Si l'on en crolt Enfantin, c'est en 1817 que Saint-Simon a créé ce vocable d'lndustriel qui depuls a connu la fortune que l'on sait. Quels sont le~ producteurs ? Saint-Slmon entend par lndustrlels tous ceux qui travaillent et qui concourent à toutes les formes de la production : paysans, ouvriers, artisans, fabricants, commerçants. Chefs d'entreprises P.t ouvriers sont ~galement - puisqu'ils travaillent - des industriels. Il importe peu, d'àns cette définition, qu'on soit ou non propriétaire des instruments de travail pourvu qu'on participe à l'reuvre collective de production. Les banquiers font partie des industriels, ce sont méme les industriels généraux. Leur ròle éminent est la répartition du crédit aux plus actifs ; ils favorlsent les initiatives, ils sont 11

JEAN BARRUt les moteurs de l'économie ; la banque est destinée à devenir l'économat du genre humain. Cette formule de Proudhon pourrait étre signée de Saint-Simon. Les savants font partie des producteurs : Saint-Simon les qualifie d'industriels de la théorie et en fait les auxiliaires de !'industrie. Les savants sont subordonnés aux industriels car ils en reçoivent l'existence et il ne faut pas oublier que la classe industrielle est la classe nourricière de la soctété. Ainsi la société industrielle, la seule rationnelle, confie le pouvoir temporel à !'industrie, le pouvoir spirituel à la science. Les organismes directeurs comprendront un Conseil supreme de l'industrie et un Conseil supréme des savants, le second étant subordonné au premier. Dans une telle société où l'économie a absorbé la politique, l'Etat traditionnel a cessé d'exister. Dans le régime féodal ou militaire, l'Etat était un instrument d'oppression par lequel les chefs militaires s'assuraient la soumission des industriels qui les faisaient vivre. Les ·pouvoirs gouvernementaux, les pouvoirs politiques servaient avant tout à entraver les progrès des sciences positives et à empécher l'expansion de !'industrie : ils étaient non seulement inutiles, mais nuisibles à une activité collective. Dans la société industrielle les orgaJaismes chargés de la direction et du contrOle ne seront pas des instruments d'oppression. A la notion ciu pouvoir - arbitraire et autoritaire -, se substitue la notion de capacité - légitime et utile. Dans une société qui a pour fin le développement de la production dans l'intérét de tous et où l'administration des choses succède au gouvernement des hommes, l'autorité d'un Etat politique étranger à l'économie devient superflue. A plusieurs reprises et sous des formes différentes, SaintSimon a précisé la composition et le fonctionnement futurs des organismes régulateurs de la société industrielle, de ce ·qu'on peut appeler son gouvernement. Ces anticipations qui relèvent de l'utopie ne présentent pas grand intérét. Aussi bien dans la société industrielle la forme de gouvernement importe peu et dans la société transitoire - celle des années vingt - les industriels n'ont pas à s'intéresser aux questions de la politique traditionnelle : ils n'ont point d'opinion ni de parti politique propre. Les querelles et les passions politiques font perdre de vue l'essentiel qui est l'organisation de l'économie et de la production. Toute une fraction du mouvement ouvrier devait, plus tard, montrer la méme méfiance à l'égard des l2

ACTUALITE DE SAINT-SIMON jeux de la politique, souligner combien il est dérlsolre de rechercher le parti ldéal ou le gouvernement idéal, et refuser - contrairement aux marxistes - d'assigner comme but à la classe ouvrière la conquète du pouvoir politique. A chacun selon ses capacités P EUT-IL y avoir des conflits entre les divers groupes sociaux constituant la société industrielle, cette société dans laquelle on est passé du régime gouvernemental ou militaire au régtme administratif ou industriel ? Non, répond SalntSimon, car chacun exerce une fonction, conforme à sa capaclté et rettre de la société des bénéfices exactement proportionnés à sa mtse sociale, à sa capactté positive. On reconnalt là la formule célèbre de l'école saint-simonienne : à chacun sa capacité, à chaque capacité selon ses reuvres. Ainsi sera fondée la véritable égalité qui repose sur une hiérarchie mlnutieusement établie. Mais Saint-Simon, en contradiction avec ces prlncipes, est forcé de reconnattre que cette hiérarchie risque d'ètre génératrice d'inégalités et d'entralner des conflits lnévitables entre les industrlels propriétaires des instruments de productlon et les industrlels prolétaires. Il faut donc, pense Salnt-Slmon, réformer le drolt de propriété. Certes ce droit est une loi fondamentale, mais il n'en résulte pas qu'elle ne putsse étre modifiée. Pour rendre la proprlété plus favorable à la productlon, il faut qu'elle soit liée à la capacité et qu'ainsi talent et possession ne soient pas divisés. La propriété devient alors une fonction sociale et la possession des instruments de travail n'est justifiée que si le possesseur produit effectivement et fait fructifier son capita!. C'est au problème de la propriété-fonction que SaintSlmon s'est surtout attaché, prévoyant une série de mesures destinées à transférer au producteur certains droits du propriétaire. La réforme du droit de propriété supprime-t-elle les contlits? Saint-Simon lui-mème en doutait, car il voyait la situation misérable des prolétaires victimes de l'égoi:sme des possédants. Il faut donc améliorer le plus complètement posstble l'existence morale et physique de la classe la plus nombreuse. Dans le Catéchtsme Industrtel et le Système Industriel, il développe à malntes reprises la mème idée : accrotssement du bien-étre de la classe la plus pauvre. Cette expression : la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, se retrouvera textuellement chez Proudhon et chez Bakounine 13

JtAN BA1UWt (La réaction en Allemagne - 1842). C'est surtout dans son dernier ouvrage - Le nouveau Christtanisme - que SaintSimon manifeste la crainte de l'accaparement par une mlnorité de prlvlléglés des fruits du travall d'une majorlté de prolétalres. Déjà dans le Système Industriel il dénonce l'égoi'.sme qui entrarne la dlssolution de la société et, devant l'effondrement des croyances religieuses, il montre la nécessité d'une morale rationnelle fondée sur la philanthrople et l'amour du prochaln. La charité dolt ètre une règle obligatoire : dans l'intérèt des pauvres . . . mais aussi dans l'intérèt des rlches. Il ne saurait ètre question d'imposer par la vlolence et la répresslon à une majorlté misérable le respect de l'ordre socia!. En améllorant son sort, on prévient les révoltes inévltables et on attache les prolétaires par leurs intéréts à la tranqutllité publique. Comme le Hugo des années quarante, Salnt-Slmon est animé d'un double sentiment : pltlé pour les pauvres, appréhension d'une révolte des misérables. Riches ! Donnez ! Qui donne aux pauvres prète à Dieu . . . Ou, pour parler crQment : donnez un peu pour garder beaucoup. Saint-Simon reste d'allleurs muet sur les moyens d'améliorer le sort des plus pauvres et, si certains saint-simonlens ont vu par la suite dans le prolétariat l'élément moteur de la société industrielle, il est difficile de sulvre Marx quand il fait du mattre le porte-parole des classes laborieuses. Le nouvel ordre européen que fondera la société lndustrielle doit donc reposer sur une morale ayant pour base la charlté. Mais la froide raison ne suffit pas pour assurer une communauté de pensée, pour réaliser l'unité du monde. Il faut que la société industrielle s'appuie sur une nouvelle rellgion, sur une institution commune à tous les peuples. Cette rellgion aura un culte, un dogme, mais qui ne seront que des accessoires ayant pour objet principal de J,ùer sur la morale l'attentton des fidèles de toutes les classes. Une Europe supranatlonale e ETTE morale et cette rellgion universelles n'ont de sens que si disparaissent les frontières artificielles nées du régime m111taire. La France n'est qu'un membre de la société européenne, écrit Saint-Simon, et tous les industriels sont mus par les intérèts de la production. Savants, artistes, industriels doivent s'unir par dessus les frontières pour défendre le mème idéal de paix. La formule célèbre - et optimiste - : l'union des travallleurs fera la paix du monde, pourrait ètre signée 14

ACTUALITÉ DE SAINT-SIMÒN de Saint-Simon en remplaçant le mot travailleurs par le mot industriels ! Il oppose au patriotisme f éroce et absurde le cosmopolitisme de la science et de !'industrie, et il a parfaitement vu - sans en tirer toutes les conséquences - que les liens de pensée et d'intérèts sont plus forts entre deux classes sociales identiques de deux pays différents qu'entre deux classes sociales antagonistes d'un mème pays. Dans la pensée de Saint-Simon cet internationalisme doit déborder le cadre de l'Europe et s'étendre à toute la terre : le régime industriel sera l'organisation définitive de l'espèce humaine. On voit combien Saint-Simon était en avance sur son temps en dénonçant le caractère factice de l'unité nationale et en montrant que les com·munautés des intérèts économiques se rient des frontières. Songeons seulement aux entreprises multinationales, aux trusts internationaux ... Saint-Simon ne s'est pas attaché seulement à ces vues lointaines, qu'on pourrait qualifier d'utopiques. Dès 1814, dans son écrit De la Réorganisation de la Société Européenne (en collaboration avec le jeune Augustin Thierry) il préconisait la reconnaissance par toutes les nations de la supériorité d'un parlement général placé au-dessus de tous les gouvernements nationaux. Il s'agit pour Saint-Simon d'une limitation des souverainetés nationales au profit d'un parlement supranational, qui ne serait pas composé des simples délégués des Etats. Rien de commun avec la S.D.N. ou l'O.N.U. vouées à l'impuissance dans la mesure où les nations restent attachées au maintien strict de leur indépendance. On volt lei combien la pensée de Saint-Simon rejoint les préoccupations actuelles. Ce parlement devrait lever des imp0ts, décider de grands travaux d'utilité publique, unifier l'instruction publique et établir un code de morale commune à tous (première étape pour cette reUgion universelle, couronnement de la société industrielle). Ainsi s'établira entre les nations une union à la fois spirituelle et temporelle. Ce grand parlement aura, entre autres missions, la direction et la surveillance de l'instruction publique. Saint-Simon en effet n'a eu garde d'oublier les questions d'enseignement et d'éducation. Il est, là aussi, très en avance sur son temps, en réclamant un enseignement accessible à tous et non plus seulement aux privilégiés de la naissance et de la fortune, un enseignement orienté selon les aptitudes et les vocations, tendant à découvrir les capacités et à préparer ainsi une élite propre à géter la société industrielle. Enseignement de sélection qui doit 15

JEAN BARRUÉ assurer le maintien de la cohésion et de la hiérarchie de l'ordre socia!. Ce sont, en gros, les principes qui triomphent actuellement : la société opère une sélection sévère d'où sortiront les capacités - les cadres - de la société. Saint-Simon envisage un enseignement général et un enseignement professionnel spécialisé, ce dernier étant réglé par des programmes précis et ne se bornant pas à l'apprentissage traditionnel. Les différences de capacité orienteront les élèves vers trois types de Grandes Ecoles : celles des artistes, des savants et des industriels. L'enseignement - comme la philosophie - sera au service de !'industrie et de la production : il diffusera des savoirs utiles en réaction contre les humanités gréco-latines, la métaphysique, les simples curiosités de l'esprit. Faire des producteurs utiles ... et utilisables, tel est le but de l'éducation dans la société industrielle. Certainei:; tendances actuelles opposant à la culture désintéressée la liaison nécessaire entre !'industrie et l'Université sont bien dans la Ugne saint-simonienne. Et Saint-Simon e1ìt sans doute approuvé Jean Fourastié qui écrit dans Faillite de l'Universtté (1972) : « ..• la nature des matières enseignées doit évoluer selon les prévistons d'emploi à moyen et long terme, de manière à ne pas se latsser créer des écarts catastrophiques entre les formations imposées aux étudiants et les métiers qu'ils doivent exercer pour soutenir la consommation nationale et internattonale ,. Tout pour la productlon L E PRINCIPE directeur de l'école saint-simonienne : tout pour la production, est devenu l'impératif du monde actuel. Les progrès de la science, le développement du machlnisme, une technique de plus en plus poussée ont permis un accroissement vertigineux de la production. Partout on glorifie l'expansion, on se réjouit de l'augmentation du taux de croissance: ces bulletins de santé de la Production sont autant de bulletins de victoire. Comme l'affirmait Saint-Simon, la forme de gouvernement - et méme la forme de propriété - sont indifférentes: la méme fièvre de production anime aussi bien l'U.R.S.S. que les U.S.A. et le réve des dirigeants du Kremlin reste, comme au temps de Staline, de rattraper et dépasser la production du capitalisme américain. Et lorsqu'on parle, à propos du Tiers Monde, de pays sous-développés ou en vole de développement, c'est de développement industrie! et d'insuffisance de la production qu'il s'agit. Travailler pour produire : tel était, il y a cent cinquante 14

ÀCTUALITE DE SAINT-SIMON ans, le !antOme, l'idée !ixe - disait Stirner - de Saint-Simon. Il précisait d'ailleurs : produire des objets utiles pour accrottre le bien-ètre de tous. Mais déjà, à l'époque de Saint-Simon, certains voyaient un danger dans cette production inconsidérée et ne !ondaient pas sur elle le bonheur universel. Parmi eux, Sismondi, que Saint-Simon, Proudhon et Marx ont lu. Ce n'est point lei le lieu d'évoquer les mérites de Sismondi qui a !alt entrer le prolétaire dans l'histoire économique, qui a dénoncé la mieux-value, cette spoliation, ce vol du riche sur le pauvre, et qui a dépeint la misère ouvrière de son temps. Tandis que Saint-Simon axait toute sa doctrine sur la production, s'e!!orçant de corriger par la charité ou la philanthropie les inégalités criantes résultant de la hiérarchie, Sismondi s'attachait surtout aux problèmes de consommation et de répartition, et liait l'accroissement de la richesse nationale à l'accroissement des joutssances des producteurs. Ce qui l'intéressait, c'est ce que nous appelons la répartition du revenu national : l'autorité souveraine ne doit jamais perdre de vue la formation et la dtstrtbution du revenu, car c'est ce revenu qui doit répandre l'aisance et la prospérité dans toutes les classes. Sismondi constate le prodigieux accroissement de la production, le pouvoir grandissant de l'homme sur la nature, les découvertes de la science (que dirait-11 aujourd'hui !), mais cette surabondance de biens, cette prospérité ne sont que !auxsemblants. Elles n'apportent pas aux individus - et tout particulièrement aux prolétaires, les plus nombreux et les plus pauvres - le bien-ètre et le bonheur. Ce qui importe, c'est l'équilibre entre la production et la consommation, et le régime de la société industrielle ne peut le réaliser. Pourquoi toujours produire? Les producteurs ne peuvent dépasser les limites des biens nécessaires aux consommateurs. Il est vrai qu'alors on songera à améliorer la qualité, puis à créer le super!lu, mais là encore 11y a des bornes qu'on ne peut dépasser, quels que soient les progrès de l'humanlté. C'est la demande qui doit susciter l'offre, alors que la société industrielle vit sur le principe opposé. Sismondi a entrevu ce qui est maintenant une évidence : la société industrielle est surtout une société de consommation, de consommation !orcée. Le super!lu n'a plus de bornes. Sismondi n'avait pas prévu la publicité, la mode, la réclame, la sollicitation quotldienne pratiquée par la presse, la radio télévision. On crée des besoins. on en invente chaque jour des nouveaux et on écoule ainsi une production d'objets vite démodés. C'est le règne du fragile, de l'éphémère ; l'idéal c'est le produit qui ne sert qu'une fois et qu'on jette. La société de 17

JEAN BARRUÉ consommation, sous l'aiguillon de la sainte Production, est devenue la société du gaspillage tandis que des continents entiers sont voués à la disette et manquent des éléments les plus rudimentaires du bien-ètre. Et pour produire toujours davantage - en dépit des machines et de l'automation - on est condult à donner une forme moderne à l'antique esclavage en lmportant une main-d'reuvre qui n'aura jamais la jouissance de ce qu'elle prodult. Il a suffi d'un quart de slècle pour que le moteur de la production se soit emballé ! Avec encore plus de motlfs d'inquiétude qu'en avalt Sismondi, nombreux sont ceux qui conselllent de freiner cette production délirante. Déjà en 1959, l'économiste et diplomate Galbraith estimait nécessaire de changer les prlncipes de base de la société, et Jean Fourastié, dans son ouvrage La grande métamorphose du xx• siècle (1964), mettalt en garde contre l'accrolssement perpétuel du taux de croissance de la production : 7 % chaque année, cela revlent à doubler la production industrielle en dix ans, à la multiplier par 32 en clnquante ans ! Si la France avait depuis 1750 maintenu ce taux d'accroissement, Ja production industrielle nationale seralt en 1960 dix mille fois plus forte que la production mondiale actuelle. Fourastié conclut que le maintlen d'un tel rythme aboutlrait à une catastrophe. ce ne serait plus une évolution, ni une explosion, mais une mutation, une métamorphose. Les travaux du Club de Rome, les études de l'Institut de Technologle du Massachussets, les recherches de la Fondatlon Volkswagen, les ouvrages de Dennis Meadow - Les linnites de la croissance, L'équilibre mondial -, aboutissent aux mèmes conclusions. Le mythe de la production accélérée, du progrès sans fin de la quantité d'objets produits par la société industrielle doit ètre dénoncé. Et Meadow conclut en ces termes : « la seule solution au problème de la croissance, c'est de mettre un terme à la croissance. Cet arrU peut Ure volontaire et contr6lé, ou bien alors, ne pouvant plus supporter le fardeau de la croissance, nous y serons contraints contre notre volonté et sans notre contr6le ,. Croissance économique zéro ou catastrophe inéluctable : telle est aussi la conclusion à laquelle arrive le socialiste hollandais Sicco Mansholt, celui que l'on a appelé le père de l'Europe agricole. Dans une interview accordée au quotidien régional Sud-Ouest (3 décembre 1974), il insiste sur la liaison étroite qui existe entre tous les prq}?lèmes traglques qui se posent au monde moderne : énergie, alimentation, démographte, pénurie 18

ACT'CJALITEDE SAINT-SIMON des ressources naturelles, industrrtalisation, déséquilibre écologtque. Il est impossible de corriger une situation, une seule, sans en aggraver d'autres. Il faut changer notre mentalité, bouleverser nos habitudes et notre organisation socitale. Aux vues pessimistes de Meadow, un groupe d'économistes de l'unlversité du Sussex a répondu dans un ouvrage collectif : Antt-Malthus (1974). Ils reprochent à Meadow d'avoir fondé des conclusions péremptoires sur des statistiques insuffisantes, et d'avoir mis une fausse objectivité mathématique au service de conceptions a priori. Mais surtout Meadow sous-estime les posslbilités du progrès technique et le comportement volontalre de l'homme capable de modifier son environnement au moyen des changements techniques. Le groupe du Sussex met en cause l'insuffisance des institutions humaines; la croissance économique ne peut ètre bénéfique que si on change radicalement sa qualité et sa répartition. Au nom des pays en voie de développement, la Fondation de San Carlos de Bariloche (République argentine) s'est élevée contre la limitation de croissance : les obstacles au développement de l'humanité ne sont pas matériels, mais socio-politiques et ils sont dépendants de la distribution actuelle de la puissance au ntveau international et national . . . D'où nécessité de la créatton d'une société égalitaire, vraiment démocratique dans laquelle les décisions seraient prises par le bas, plut6t que le contraire, qui est la sttuation actuelle (cité par la revue La Recherche - mars 1974). Ainsi les défenseurs de la croissance - une croissance d'allleurs non inconsidérée, mais maintenue dans les limites raisonnables - la font dépendre d'un changement radical des institutions et des structures de la société. Et sur ce point ils rejolgnent leur adversaire Mansholt qui préconise des mesures « révolutionnaires » : « La croissance zéro commence par une croissance négative pour les privilégiés. L'éventail des salaires est beaucoup trop grand. Moi, je verrai'S aussi bien une échelle de salaires de un à trois. Il fau,drait aussi que les travaux les plus tristes, les plus pénibles soient les mieux payés. [ ... ] Il f aut reprendre des pratiques démocratiques au niveau de la vie politique comme à celui des entrepri'ses. On n'y parviendra qu'avec la décentralisation à tous les niveaux [ ... ] Chacun doit avoir le droit de travailler, mais peut-étre faudra-t-il travailler moins ( ... ] Je crois aussi que le modèle de l'avenir devrait étre la petite entreprise. C'est la meilleure façon de promouvoir l'autogestion ». 19

JÈA'N BARRUt Société égalitaire, écrasemerit de la hiérarchie, décentralisation, décisions prises par la base, ensembles industriels ramenés à l'échelle humaine : les anarchistes retrouvent là des conceptions qui leur sont familières depuis Proudhon et Bakounine. On a si souvent accusé les anarchistes d'ètre des dowc rèveurs, des défenseurs d'un prolétariat arriéré, des ap0tres retardataires d'un monde artisanal ou pastora!, que nous éprouvons quelque satisfaction de voir défenseurs ou adversaires de la croissance préconiser des réformes qui s'inspirent sans l'avouer des idées libertaires. Nous ne sommes pas saint-simoniens, dans la mesure où nous ne croyons pas à la vertu de la croissance indéfinie, mais nous nous séparons aussi de Saint-Simon sur la question essentielle de la hiérarchie. La hiérarchie graduée L A CLASSE industrielle, telle que la conçoit Saint-Simon, est étrangère ali schéma marxiste, elle ignore l'antagonisme capital-travail, la lutte des classes. Elle réunit sous le nom de producteurs tous ceux qui jouent un r0le actif dans le cycle de la production : de l'ouvrier au chef d'entreprise qui fait fructifier son capitai. Dans la pensée de Saint-Simon tous collaborent à une reuvre collecttve, chacun selon ses capacités, et cette hiérarchie des capacités légitimes ne créera pas des rapports de subordination ou de domination. La société industrielle donnerait ainsi l'exemple de l'harmonie et de la paix sociale. Les ap0tres actuels de la nouvelle soctété ou du changement reprennent - oh ! sans préméditation - le viewc rève saint-simonien lorsque, renonçant au patronat de droit divin et au paternalisme désuet, ils pr0nent l'association capital-travail, l'intéressement des ouvriers aux bénéflces, l'actionnariat ouvrier et le syndicalisme de collaboration et non de contestation. Et d'autres verront dans les Etats dlts socialistes un exemple parfait de soclété industrielle harmonieuse où manreuvres et directeurs, unls par les liens de l'émulation socialiste, réalisent les objectifs du Plan. En théorie, tout ceci est fort séduisant ... Mais la réalité ? La doctrine saint-slmonienne exlge une économie planlfiée, dirigée, et toute direction étendue à l'ensemble de l'économie suppose un centralisme autoritaire. SaintSimon a varié dans ses projets d'organisation, mais reste toujours fidèle aux prlnclpes sulvants : un organlsme régulateur 20

ACTUALITE DE SAINT-SIMON de l'économle et composé des chefs de toutes les branches lndustrlelles, un consell de savants asslstant le consell supréme d'industrle. Aux prlvilèges lnjustlflés de la soclété féodale succèdent les prlvllèges justlflés par la compétence et la capaclté. Alnsi on assiste à la résurrection d'un nouveau pouvolr temporel et d'un nouveau pouvolr splrltuel, toute décision en matlère de créatlon collectlve relevant d'admlnistra.teurs dont les consignes se répercuteront, d'échelon en échelon, jusqu'aux plus humbles exécutants. La hlérarchle graduée des capacités organise l'économie à l'lnverse de la fédération agricole-industrielle de Proudhon : le sommet déclde, la base exécute. L'économie en U.R.S.S. et dans les Républlques populaires offre un exemple parfait de l'appllcatlon de ce principe. A tous Ies degrés, une bureaucratle pléthorique assume l'exécution - ou s'efforce de l'assumer ! - du plan de production. Cette bureaucratle, nourrie de statistiques et de pourcentages, subordonne tout aux impératlfs du Plan. Cette suprématle de la productlon mesure bien l'administration des choses, mais - contrairement aux vues trop optlmistes de Saint-Simon - n'a pas falt cesser le gouvernement des hommes. Le règne des administrateurs, gens opérant dans l'abstrait et sans contact direct avec le producteur, est fondé sur un autoritarisme échappant au contrOle des exécutants. Dans la société industrlelle capitaliste, avec des formes polltlques et un régime de propriété différents, on observe la méme évolution vers ce qu'on peut appeler l'dge admintstrattf. Le pouvolr de décislon échappe de plus en plus au capita! traditionnel ou au technicien et devlent le privilège d'administrateurs étrangers aux entreprises et aux hommes qu'ils dirigent. Ces administrateurs, à la suite d'études théoriques et d'une sélection systématique, prétendent posséder la sclence de l'économie : leur capac,tté les a hlssés au sommet et leur a, du méme coup, conféré l'autorité. André Siegfried, dans son ouvrage France, Angleterre, Etats-Unts, Canada, a parfaltement décrit l'avénement de l'àge admlnistratif. L'àge industrie!, dit-11, se divise en une phase mécanique où triomphent le machinlsme et la standardlsation, et une phase adminlstrative : e Après la phase, strtctement mécanique, où l'lngénieur étatt roi, votct qu'une étape nouvelle se desstne, qui marq~e à la fots le magntfique épanouissement de la Révolution industrielle et peut-étre aussi le début de son vtetllissement (... ) L'organtsatton tend à l'emporter sur la technique elle-méme stmplifiée par son propre 21

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