L'HOMME.-SAMEDI, 17 NOVEMBRE 1854. choses dont nous ne leur devons pas confidence. Crier aux républicains, deYant l'Europe é·mue, les rois attentifs, et les gouvernements qui font sentinelle : " Organisezvous ! ayez un centre d'action reconnu! ralliez-vous autour d'un étendard! ayez une caisse, etc., etc." C'est autoriser nos ennemis à appeler à eux tous les lâches adorateurs du succès et de la force, en leur prouvant par nos propres déclarations que nous manquons d'organisation ; que nous consumons notre énergie en efforts partiels et incohérents ; 11uenous sommes en quête d'un ùrapeau, et qu'une caisse est à fonder. Le mal, Dieu mc=:rci ! n'est pas aussi grand qu'on pourrait le supposer d'après cela, et il n'y a lieli ni p()ur nos ennemis de trop se réjouir, ni pour nos amis de se ?écourager. Ce qui est vrai, c'est qu'il dépeu~ de nous d'aJout_er, par une entente pl•1s étroite et une série de mesures bien combinées, à la puissance de nos efforts. Quoiqu'il en soit, et à supposer qn'il y ait inconvénient dans la marche adoptée par les citoyens Kossuth, Ledrn Rollin et Mazzini, cet inr.onvénient existe désormais : il n'y a plus à y revenir; et puisqu'ils ont jugé à propos de ne prendre de leur projet d'autre confident que le public, c'est devant le public que sont nécessairement amenées à se produire les observations que leur appel aux républicains suggère. Ne point taire ces observations, dans la crise actuelle, c'est à la fois un droit et un ,levoir. J'entends eJ.ercer ce droit, et je me sens lié à l'accomplissement de ce devoir. Je dirai en quoi les vues émises par Kossuth, Ledru Rollin et Mazziui me paraissent, non seulement très saines, mais très patriotiques. Comme eux, je suis convaincu : Que réaliser aussi complétement que possible l'unité du parti républicain, ce serait centupler sa force; Que l'organisation est le secret des grandes batailles gagnées; Qu'il y aurait quel~ue chose d'irrésistible dans une impulsion venue d'un centre 1:ni~ue, et r_eçue avec dévouement par tous les cœurs qm aiment la liberté et le peuple ; Qu'il faut agir ; Que 11011sommes une armée. Pas un de ces points sur lesquels mon opinion ne soit conforme à celle de Kossuth, Ledru Rollin et Mazzini. Mais l'unité du parti se peut-elle réaliser autrement que par l'accord des principes ? . L'organisation doit-elle être purement matérielle, et consister, pour des hommes qui ont une foi, pour des ·êtres pensants, pour des âmes libres, à recevoir le ~ot d'ordre, sans avsir préalablement concouru à le détermmer? Peut-on espérer qu'un centre unique d'action existe, si les diverses nuances du parti n'y sont pas représentées et n'ont pas été conviées à ve~ir s'y_fondre? . Y a-t-il chance pour qu on smve partout, sans hésitation et avec enthousiasme, l'impulsion partie d'un centre que quelques hommes auraient for:11é,en choisissant leurs appuis dans le cercle de sympathies toutes personnelles, et en disant: "Le centre d'action, c'est nous? " S'il est certain qu'il faut agir, est-il présumable que ceux-là consentiront à agir en commun, qui ne se seront pas mis d'accord sur les choses dont l'action commune doit hâter le triomph~ ? S'il est vrai que nous sommes une armée, l'est-il moins que nous sommes une armée intellectuelle, une armée qui est appelée à comba~tre. avec le br~s, mais pour le_ se:v!ce des idGes, pour la victo1re du droit éternel, et qm d1ffere par essence de celles dont l'action se voit aux plaines inondées de sang et aux ruines des villes fumalltes ? Voilà, voilà les points sur lesquels, j'en ai peur, _mon opinion s'éloigne de celle de Kossuth, Ledru Rollm et Mazzini. • Mais avant d'entrer dans l'analyse de leurs vues, il ne sP.rapas inutile de rappeler un projet, selon moi bien préférable et d'une date déjà assez reculée. Car hdée de réunir tout le parti dans un. eff@rtcommun n'est ni nouvelle, ni particulière aux citoyens Kossuth, Ledru Rollin et Mazzini. Au mois de mars 1854, la réalisation de cette idée fut activement poursuivie par plusieurs hommes animés d'un désir et préoccupés cl'un dessein dans lesquels celui qui trace ces lignes fut heureux de se rencontrer avec le citoyen Ledru Rollin. A cette époque, la crise européenne n'avait pas encore pris le développe;11ent au~uel nol!ls l~ voy~ns parven~e, et néanmoins elle s annonçait par des signes imposants , tout semblait donc c·ommander aux républicains de se tenir prêts. La nécessité d'un grand et cordial concert fut comprise, mais comme devant reposer s~r d~ t~ut autres bases que celles qu'on nous propose auJourd hm. Ces bases se trouvent exposées dans une lettre que j'écrivis alors à quelques amis absents, au nom _d'un certain nombre de républicains éprouvés. Je. n'hés~te. pas à la citer ici, bien qu'il en résulte q~e certai_ne~diss1den,ces intellectuelles existent dans le parti répubhcarn. Car c est là un fait dont il serait. bien inutile de faire mystère, depuis que Mazzini l'a si indiscrètement et si bruyamment annoncé au monde par ses attaques r.ontre les socialistes. D'ailleurs loin de nous accuser, des dissidences de ce genre nou~ honorent; elles rendent témoignage de la sincérité de nos convictions ; elles prouvent l'élévation de notre but : recherche et conquête de la vérité. Voici la lettre : Chers citoyens, Le spectacle de la France momentanément asservie n'a rien dont notre foi républicaine se sentf- ébranlée, Notre pays a déjà subi tant de fortunes diverses, et traversé, sans y périr, tant d'épreuves un instant jugées mortelles ! La tyrannie appuyée sur l'abaissement des caractères n'est pas chose nouvelle en France; mais s'il ne fut pas donné à Napoléun lui-même d'en finir avec le génie de la liberté, il est bien permis de penser que son vil plagiaire ne •sera pas plus heureux. S'il est un peuple au monde dont il ne faille jamais désespérer, c'est certainement le peuple français. A la veille de cette révolution de 1830, qui renversa le trône des Bourbons aînés, Benjamin Constant, témoin attristé ùe la mort apparente de l'esprit public, disait : " Les Bourbons aînés en ont encore pour trente ans dans le ventre." Il fut bien vite démeilti par l'événement. Et le lendemain de 1848, qui n'ajournait au lendemain de la mort de Louis-Philippe l'espoir d'un changement quelconque? Cependant, au moment même où les plus fins observateurs politiques tenaient ce langage, l'infatigable énergie d'une poignée de républicains allait amener en faveur de la République, ce qu'en 1830, l'activité du parti libéral avait amené en faveur <lesd'Orléans. La fameuse maxime aide-toi, le ciel t'aidera, a-t-elle donc aujourd'hui cessé d'être vraie? N'avons-nous donc plus qu'à nous confiner dans le fatalisme musulman? De la part d'un parti comme le nôtre, d'un parti dont la force fut toujours dans la confiance et l'activité, n'est-il contre Louis Bonaparte d'autre guerre possible que celle des bras-croisés? Aussi bien, qui nous dit que la France est tombée réellement aussi bas qu'elle parait l'être ? Qui nous dit qu'elle se résigne? Qui nous assure qu'elle a rejeté comme un bagage inutile les conquêtes intellectuelles d'un demisiècle de vaillants efforts et de cornbats ? Est- ce que cela est présumable ? Est-ce que nous devons inférer cela de son silence, lorsque pas une voix ne peut s'élever impunément, ou de son immobilité, lorsque Paris désarmé est environné de bayonnettes, ou de sa discrétion défiante lorsque la police enveloppe tout, et prévient o.ualtère toute confidence ? - Mais d'où vient que la France ne se soulève pas d'horreur et de dégoO.t? L'insurrection, comme ressource et comme devoir suprême, n'est-elle pas là? -Avant de demander à la France ce qu'elle veut à cet égard, peutêtre devrions-nous nous demander ce qu'elle peut. Pour s'insurger, la première condition est de pouvoir s'entendre: les révolutions, même les. plus spontanées, ont toujours commencé par une impulsion venue d'un certain nombre d'hommes qui avaient pu se concerter et donner le signal. Un tel concert est-il facile là où la liberté n'est nulle part et où la police est partout? Et si nous, qui pouvons discuter, parler, écrire, nous réunir, combiner nos efforts, nous ne faisions rien de tout cela, qu'y aurait-il de possible? La questiou est, non pas de savoir si la Révolution est imminente ou non, mais si nous, qni jouissons au moins de la liberté de nos mouvements, nous devons faire oui ou non ce qui arriverait tôt ou tard à la renrlre telle. Ce qu'on appelle ll'l force des circonstances n'est jamais qu'un résultat de la volonté humaine en action. Oe sont les hommes, après tout, qui créent les événements. Voilà, chers citoyens, les considérations générales qui nous conduisent à regarder la tentative dont nous avons parlé, non seulement comme opportune et nécessaire, mais comme réellement commandée par le devoir. Notre inaction, le peuple la condamnerait; il l'attribuerait à une impuissance produite par de malheureuses rivalités et des personnalités intolérantes ; il croirait que ce sont uos divisions qui nous laissent désarmés devant l'ennemi commun ; il ne pcurrait s'expliquer qu'ayant la jouissance de droits qni lui ont été ravis, nous n'en sachions faire aucun utile nsage.- Et puis, comme l'exil se trouve avoir frappé ;la plupart de ceux qui avaient pris place dan_sla confiance du peuple, soit par leur long dévonemen- à la République, soit par leurs lumières consacrées à son service, soit par l'éclat de leur énergie rl-volutionnaire, c'est naturellement du côté des Républicains libres au dehors, que les Républicains enchaînés de l'intérieur tournent leurs regards. Inierrogé par le peuple, que faut-il que l'exil lui réponde ? Que l'exil c'est la tombe? Qu'il n'y a parmi les proscrits que doctrines contradictoires, toutes très hautaines, absolues, venues des pôles opposés de l'esprit humain? Que ces doctrines s:ont tellement inconciliables par essence, que la seule idée de les mettre en contact par un loyal et patriotique débat serait une chimère? Que nous nous en remettons au peuple du soin de s'armer contre le tyran de ses chaînes, lorsqu'il aura la force de les soulever? Et que le tyran une fois par terre, on aura, pour fonder la République ; pour dominer la crise; pour faire vivre la Société d'abord, puis pour i'organiser à nouveau ; pour écarter les périls nés du choc soudain des idées ennemies ...... quoi? Cette divinité vaguo, cette puissance non défi.nie, la nécessité ? Ah, quel désespoir ne sèmerait pas une telle réponse ? Qu'on ne dise pas qu'accorder les systèmes est un rêve? Il ne s'agit pas en effet d'arriver à une identification absolue d'idées qui serait on ne peut plus chimériqne. Tous les esprits n'ont pas été jetés daRs le même moule, nous le savons bien, et s'il est un parti au sein duquel se doivent naturellement produire des dissidences, c'est le nôtre, puisqu'il a;pour essence de chercher là vérité, et de - tendre sans cesse vers la justice prise dans sa plus haute acception. Mais de quoi s'agit-il ici ? D'abord de rassembler et de mettre en saillie, réserve expresse faite des convictions sur lesquelles on ne serait pas d'acco.rd, les croyançe~ que t91,1sRous frofessons en çommun , ensuite de nous consulter ensemble sur les prin::iipales mesures à adopter le lendemain ùe la Révolution, µonr qu'elle ne nous surprenne pas à l'improviste et ne détermine pas au seiu même du parti républicain un conflit qui pourrait tout perdre. Or, à tenter cela, qu'y aurait-il de chimérique? Est-il un certain nombre de points admis par tous? Le nier, ce serait nier l'existence d'un parti républicain quelconqne. •1 •.,." Et pour ce qui est de délibérer entre nous sur ce·ql!l'on pourrait nommer le code futur de salut public, nous reconnaissons '}U'à cet égard le débat ne sera pas sans soulever des difficultés; mais que ces difficultés soient insurmontables, c'est ce que nous ne nous hâtons pas rle préjuger. Combien de divergences qui, examinées de près, ne sont que des malentendus! Combien se croient séparés par les choses qui ne le sont que par les mots! Combien qui s'imaginent différer par la nature des principes, quand ils ne diffèrent hue par celle des moyens ! Quoi ! entre des hommes fJ.Ui,au bout du compte, ont de commun tout ce qui fait qu'on veut l'affraui!hissement du peuple, la chO.tedu privilége, l'admission de tous aux sources de l'intelligence humaine, et par la République, le règne de plus en plus complet de l'égalité, une discussion sérieuse, bienveillante, commencée avec bonne volonté et poursuivie avec bonne foi, serait déclarée d'avance sans résultat possible ! Les diverses opinions ont pour sentinelles la conscience même et la sincérité de leurs partisans, sans doute; mais la couscience n'est pas une forteresse qui doive se défendre, quand même, à outrance, quand elle arrive à se voir attaquée par la raison, la vérité et la justice. Changer de croyances par intérêt ou ambition est la dernière des bassesses et des infamies, mais se rendre à la v·érité lorsque sa lumière vous frappe est l'acte de conscience le plus noble qu'un honnête homme et un vrai républicain puissent accomplir; si c'était une illusion que d'en croire capables nos frères d'armes, cette illusion nous serait chère. En tout cas, le débat est inévitable, S'il n'a pas lieu aujouru'hui dans le calme, il faudra que, le lendemain de la Révoluiion, il ait ~ieu dans la tempête, c'est-:à-dire dans des circonstances où, comme nous n'en avons que des ex~mples trop saillants dans notre •propre histoire, la nécessité sur laquelle on aurait compté, pour la conciliation, risquerait de n'enfant~r que la bataille, la discussion devenant la guerre et les arguments des coups de hach.e A ceux qui assurent que la bourgeoisie redoute l'inconnu on aurait tort de répondre que dans les temps de crise et de transition violente, l'inconnu est une force, Ce :1'est pas même ici à l'inconnu que nous avons affaire, c'est, si on peut s'exprimer ainsi, au malconnu. Quelque menaçant que pO.têtre notre langage pour quiconque vit d'abus et d'injustices, est-ce qu'il égalera jamais, même dans l'esprit de ceux-là, l'idée que leur ont donnée de nous, de nos projets, les hommes de la rue de Poitiers et leurs libelles tout noirs de mensonges? La queiltion d'ailleurs, n'est pas de tirer le canon d'alarmes. Si un nianifeste en commun paraissait bon à publier, il devrait, ce nous semble, avoir seulement pour ~ut d'affirmer,- en dehors de certaines dissidences au-dessus desquelles on plac~rait la souveraineté du peuple,- l'unité du parti républicain, et, dans un cercle donné, la parfaite convergence de ses efforts, rien n'étant plus propre à raffermir les esprits découragés, à fournir un point de ralliement aux opinions errantes ou flottontes, et à faire tomber l'idée fatale que se forment de nos divisiGns ceux qui seraient disposés à combattre avec nous, et ceux qui nous ont combattus. Noqs n'entendons pas nous imposer le moins du monde. Nous n'avons_ en aucune sorte lr prétention d'engager ceux de qui nous n'avons pas reçu mandat. Si quelque chose était à signer, les signataires, cela va sans dire, parleraient en leur nom et non pas au nom du parti, ùont ils n'affirmeraient l'unité qu'au point de vue de leur opinion personuelle, ce qui n'empêcherait pas l'effet espéré, si la réunion se ·composait d'éléments correspondant à toutes les nuances, et si elle était formée d'hommes honorablement connus du peuple. Telles sont, chers citoyens, les raisons que nous seumettons à votre haute appréciation. Vos lumiêres et votre patriotisme nous sont un sO.rgarant que vous en sentirez toute l'importance. Dans les tragiques circonstances où se trouvent notre pays et l'Europe, et lorsque nous touchons' peut-être à cause de l'imprévu que porte avec elle toute grande conflagration, à des éventualités d'un caractère dllcisif, empêcher la rencontre des bonnes volontés c'est rester chargé aux ye1Jx du peuplP., d'une responsabilité bien sérieuse. Nous vous conjurons de peser m0remer\t tout cela. Pourquoi faut-il que vous soyez si loin de nous ! Avec quel empressement nous seri~n~ allés conférer avec vous de c.es graves intérêts de 1a patrie et de la République! • Salut et Fraternité. Louis BLANC, (La suite att prochain numéro.) A LONDRIES' Dépôt et Vente du Journal au numéro, chez : M. Stanislas, 10, Greek Street, Soho, librairie polon:iise, M. Holyvake, 147, Fleet Street. . Publié à )'Imprimerie U!lÎVèrselle, 62, Greek street, Soho, 1 \ ••
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