CAMP DE BOULOGNE. 30 janvier 1855. Le commerce n\;.jamais été si florissant : les hommes se paient de 5 à 6,000 francs ! Des _sociétés philanthropiques s'organisent dar,s toutes les villes, sous lo patronage des épinards et des écliarpes. 'Ces habiles négociants réalisent en quelque temps des sommes immenses. Ceux qui ne se sentent pas assez forts pour affronter les vengeances p~pulaire!.' ~'éclipse_nt avec les banques. Toute leur provision de_ch~1r humaine sera bientôt consommée, dévorée par la mitra1lle et les maladies, et quand il n'y aura plus d'écus _et de chair à canon, les bons bourgeois anglais et français sauront, un. peu trop tard, ce que c'est que cle combatt:e l~ dcspot~sme sans la liberté, et de compter sur la fidélité d un renegat. En attendant, l'armée, cette esclave qu'on croyait si fidèle et ~i dévouée, menace de la révolte. Vons savez qu'on a forcé les hommes libérés de garder le harnais jusqu'au· printemps prochain. Cet ordre les a indignés; et lorsqu'on lut le bulletin, il y eut de tels murmures dans tous les réo-iments, que le commandant du camp fit prévenir les ~atrapes de Boulogne _et de ~alais de mettre la gar<le nationale et la gendarmerie sur pied. Le lendemain, beaucoup d'hommes tefusèreut le service; les plus faibles cédèrent sous la menace de la fusillade, les plus énergiquP.S tinrent bon P.t sont maintenant dans les souterrains de l' Abbaye et de la rue ChercheJlfidi. La masse est encore menaçante, on vient de la désarmer. L'ordre du jour qni parait a.ijourrl'hui annonce qu'ils seront exempts d'exercices, de marches militaires, etc., excepté des corvées. Les mots ronflants de patriotisme, de gloire, de discipline et d'empereur , les promesses <l'argent it <l'avancement, les discours de nos pieux missionnaires qui leur assurent toutes lP.s bénédictions du ciel n'y font rien. La Crimée a Ùsé tout cela, l'empire et l'empereur n'excitent plus que leurs colèr~s. On a beau cacher ce qui se passe là-bas, il en transpire toujours quelque chose. Si notre situation n'est pas aussi déplorable q11ecelle des Anglais, cela tient ù la vie d'Afrique où nous avons appris à tont faire aux dépens de l'ennemi et à ne ja:nai_s compte~ sur le~ provisions du gouvernement, mais 1 état de 1 armée n est pas aussi florissant que les journaux anglais' l'assurent. Il est certain que l'expédition a failli. Pour tirer nos pauvres camarades de ce mauvais pas, on parle de remplacer Canrobert et d'envoyer le général Pélissier dont on vante beaucoup les talents et qui n'a malheureusement pour exploits que l'incendie et le massacre des grottes de Dhan. Cela suffit à Bonaparte. Les victoires manquant, on fait ronfler le grrrand emprunt. J'entends dire que l'aristocratie du pays a làc11é une somme considérable Jans l'espoir que leur maitre portera un coup funeste aux hérétiques <l'outre-Manche, grande et sainte mission annoncée depuis longtemps par tous les abbés du camp. Un nouvel ordre du jour défend expressément aux offi :iers subalternes de s'habiller eu bourgeois. Il parait que notre cemmandant en chef a eu une mauvaise affaire avec qur)lquei<-uns de ces messieurs, dans une: maison de bonne compao-nic. Depuis la campagne de Drceinbre, chacun croyai~ avùir le droit de se dégniser quand bon lui semblait. Ils avaient rendu de. si grands services sons ce . costume pendant les glorieuses journées! On peut se rappeler que plusieurs vinrent trouver les défenseurs de la loi derrière les barricades, comme officiers de la garde nationale, et qu'après leur avoir ,annoncé du secours et bien reconnu leurs positious, ils retournèrent dans leurs rangs pour venir les attaquer. Avec les 3,000 assommeurs de Paris et les 6,000 des· départements, on peut maintenant les affranc1lir de ce service. Tout à vous, Un suspect du camp de Boulogne. LA FRANCE ET J,A RÉVOLUTION. J'ai fait voir que le Christianisme est condamné et par la philosop1iie de l'histoire de l'esprit humain, et par son incompatibilité absolue, radicale avec la philosophie. Avant d'aller plus loi11, je veux insister eu <{Uelques mots sur cette démonstration contre le Christit;.uisme, car elle me semble gra\'e. L'humanité est un corps immense qui se développe dans le temps. En elle, de même que clans tous les êtres, le développement se fait, la vie st muuifeste par cles faits qui se succèdent <l:msune série ir,cessante et interrompue. Cela pos~, si, étudiant l'humanité dans son mouvement à travers les àges, je trouve : prcmi~rement, deux faits dont l'un va s'affaiblissant et Ù<)scendant peu à peu dans la mort, et dont l'autre va se fortifi.:rnt et s'éleYal!t de plus en plus dans la vie; et deuxièmen1ent, incompatibilité absolue, ridicule entre ces deux faits, si bien que l'un doit nécessairement se substituer à l'autre, quel argument puissant contre le premier et en faveur du second ! puisque c'est la réalité elle-même saisie et mise en lumière. Eh bien, c'est précisément ce que j'ai établi par rapport au Christianisme et à la philosophie, L'liOM~l IL C'est là, si je ne me trompe pas, un véritable coup d<! massue qni atteint et frappe;le Christianisme; et, à la rigueur, il suffirait pour l'écraser. !lais le Christianisme est dur à tuer. Il se relève 110:1 dompté encore. Il interjette appel, et, pour s:1 défense et son acquittement, il invoque une foule[îde moyens qu'il faut examiner et réfuter pour la justification de notre thèse. Et tout d'abord, il s'appuie snr la métaphysiq11e, sur la science. Il dit : on ne niera point que la métaphysique ne soit la base des autres sciences, la première de toutes les scie11ces. La métaphysique, en effet, apprend à l'homme quelle est sa n"ture, quelle est celle de l'univers et de Dieu, et quels sont les rapports fondamentaux qui lient l'homme à l'univers et à Dieu; et, par là même, elle est le point cle départ des divers ordres de con11.iissances que l'homme possède et dont il tire grandeur tt profit. Or, cette science sublime et essentielle, c'est moi qui en ai doté l'humanité. Vous prétendez que je suis vieux, que je ne suis plus bon à rien, et vous conclaez à ma suppression; je vous l'accorcle pour un moment, mab j'ajoute immédiatement : m'abattre, c'est attaquer dans leur source ces ccnnaissances scientifiques dont vous êtes si fiers, c'est en abattre l'édifice inachevë quoique grandiose, en arrêter les progrès extérieurs tt en dernière analyse jeter l'humanité de la civilisation et de la lumière dans l'ignor.rnce, la nuit et la barbarie. Nous n.'avons pas amoindri, on le voit, les moyens de défense. Présentons, - aussi dans toute leur force, - ceux de l'accusation. • Donc, répondant à notre adversaire, nous avançons tout d'abord, hautemtnt et hardiment, qu'il n'y a là de la part du Christianisme qu'une prétention purement et entièrement gratuite; et, ce que nous avauçons ainsi, nous nous faisons fort de le démontrer et par le raisonnement et par les faits, par conséquent de la ma.uière la plus péremptoire, la plus complète. Nous savons que le Christianisme, -toute religion pour mieux dire,-· est le symbolisme et la révélation. 'Qu'est-ce que la mE:taphysique, la science? D'une p:irt, la raison souveraine ; et, d'autre part, l'explication t:i.tionelle, c'est-à-dire claire, limpide, évidente de toutes choses, en un mot la formule de toutes choses. Or, le symbolisme est nécessaircmeut hostile, contradictoire à la formule, la révélation est nécessairement hostile, contradictoire à la r:i.ison. Car le symbolisme ouvert, le sphinx déchiffré; c'est la mort du symbolisme, du sphiux; car la raison humaine c'est la négation, et partout la ruine de la révélation. Doric, bien loin que le Christianisme soit le père de la métaphysique, de la science, il en est l'e11ne1;ninaturel. Et en ceci, qu'on le remarque bien, nous ne faisons qu'exposer l'essence des religions en général, du Christianisme eH particulier. " Rien rle nouveau sous le soleil'', disait autrefois l'Ecclésiaste; de nos jours, l\f. L:i.cordaire a prêché à Notre-Dame" que l'homme est un être enseigné," et J. De Maistre a écrit : "· si la science n'est mise après la religion, nous serons abrutis par la science." Ces idées ne sont-elles pas les nôtres sous une autre forme? N'est-ce point là proclamer la vanité et l'impuissance de la raison, la vanité et l'impuissance de la métaphysique, de la science? N'est-ce point là nier la raison, nier la métapliysiq ue, la science, le progrès ? Ainsi, la métaphysique, la science est la condamnation du Christid.nisme considéré théoriquement et en soi . Mais il y a plus. A la preuve par la théorie et le raisonnement, vient se joindre celle par les faits. Le Christianisme a eu sa philosophie. Nous entendons parler de la philosophie scholastique. Or, la philosophie scholastique est, non moins que le Christianisme qui la produisit, la contradiction, la négation même de la métaphysique, de la science. Eu effd, qu'est-ce que la philosophie scholastique? L'application du syllogisme, de l'argumentation par déduction, à de certains faits posés par le Christianisme, et érigé par lui en lois et en principes. Mais le syllogisme, l'argumentation p-r.r déduction, ne dépasse poiut, ne peut dépasser les prétendus lois et principes d'où il part et procèlle. Par conséqueut la philosophie scholastique enfermait l'esprit humain dans un cercle infranchissable, et elle aurait immobilisé à jamais l'humanité, si elle avait continué à gouverner les intelligences. Absolument contradictoire au Christianisme, la métaphysique, la science a été engendrée par h philosophie moderne. Les théologiens ont fait le procès de la philosophie dans un esprit de h:1!ne et de dénigrement. En vue de l'abimer, ils ont opposé à ce qu'ils ont appelé l'anarchie philosophique l'unité de la doctrine catholiq•1e. Rieu de plus simple que cette conduite de leur part. l\lais qu'elle inintelligence n'y a-t-il pas chez ces philosophes qui jouent le jeu de leurs adversaires, de leurs e11nemis? D'abord, parce qu'aujourd'hui le doute rle J\Iontaigne est hors de saison, la tâche de notre époque étant tâche d'affirmation et non de critiqne ; et ensuite, pare,e que, malgré la division, ou plutôt par l'effet de la division dont on l'accuse, la philosophie morlerne est arrivée à formuler en métaphysique, en science, des lois et des principes dont la certitude est acquise, et qui sont par conséquent les fondemeuts sur lesquels doit s'élever l'édifice scientifique que nous nous efforçons <le bâtir pour le plus grand bien de l'humanité tout entière. L'examen très général et très rapide <les travaux les plus saillants de la philo~ophie moderne le démontrera. La philosophi'.! moclerue a passé, depuis son origine, par deux pha~es : la première qui commencE: à Bacon et à Descartes, tt la seconde à Kant. L'œuvre de Bacon et de Descartes a été d'inaugurer dans le moude intellectuel la métaphysiqne, la science, par la substitution de l'observation et du raisonnement aux discussions sophistiques et oiseuses d~ l'Ecole. Œuvre consirlérable s'il eii fût, et qui a imniortalisé à juste titre ces deux noms. Quel est le but de la métaphysique, de la science? se demande R1con. D'en augmenter la puiss<1nce humaine, en découvrant les secrets de la nature, c'est-à-dire les lois d'après lesqudles elle produit ses opérations simples, et les principes de ces lois. Ces lois et ces principes, la philosophie scholastiqne est impuissante pour trouver, p1-.lisque l'argumentation syllogistique ne donne que ce qui est contenu d:i.ns les prémisses. Que faut-il donc faire pour y parvenir? ajoute Ilacon. Il faut, au lieu d'argumenter à l'infini sur de prétendus principes acceptés comme vrais, observer tous les faits particuliers, afin de remonter à des lois et à des principes d'où l'oa puisse ensuite descendre à de nombreuses applications. Bacon est ainsi le père de la métaphysique, de la science, quant aux faits externes, à l'univers : de lui sont is$ues les sciences 'physiques, arrivées à un si prodigieux développement. Ce q1 Je Bacon. a été pour les faits externes, l'univers, Descartes l'a été pour les faits internes, pour la métaphysique, la scieuce de l'homme et de Dieu : de ce dernier sont issues les sciences morales, non encore constituées aussi scientifiquemt:nt que les sciences physiques, mais qui marchent de plus en plus vers la science et la certitude. Qnels sont les points capitaux de la philosophie de Descartes? Frappé comme Bacon de la stérilité de la Scholastique, Desca~tes se propose pour but de se dépouiller rles notions erronées qu'il y a puissées, et d>:!rebàtir sur des bases inébranlables l' 6difice de ses connaissances. Pour cela, voici comment il procède : il rejette comme faux tout ce dont il lui est possible de clouter, - les données des sens, de la mémoire, de l'imagination, les mathémathiques elles-mêmes : car on prend souvent pour une démonstration ce qui n'est q1J'un paralogisme. Qu'arrive-t-il pourtant ? que dans le naufrage de ses connaissances surnage quelque chosl, en présence de quoi est bientôt Descartes et dont il ne peut douter; c'est la pensée. Car comment douter que l'on doute ? Mais penser c'est être, d'où cette parole si connue : .ie pense donc .ie su.is. Descartes est donc en possession de cet aliquid i nconcustum qu'il cherchait, d'une base inébranlable sur laquelle il peut élever l'édéfice de ses connais:sances. C'est ce qu'il fait : cle l'idée de son existence,' Descartes tire successivement la spiritualité et l'immortalité <le l'âme, l'existence de Dieu et la réalité de l'univers. Pour exister, il n'est pas nécessaire d'être dans un lieu. Et ainsi, notre existence est indépendante de notre corps. Taudis que, au contraire, nier la pensée c'est nier l'existence, puisque penser c'est être. Notre être est donc une substance qui pense; notre âme est donc spirituelle et immortelle. Cependant nous sommes êtres imparfaits, et en même temps nous avons l'idée d'un être parfait. Cette idée ne peut venir de nous, car il est coutradictoire que l'imparfait produise le parfait ; elle ne peut venir que de cet être parfait lui-même. Donc Dieu existe. Un être pnrfai1, -Dieu, - ne peut pas nous tromper. Donc l'univers existe, donc la réalité de l'univers n'est pas moins certaine que celle de Dieu. Toutefois, d'un côté, Bacon, en prenant uniquement l'empirisme externe pour point de départ, a conduit l'esprit humain dans la voie d'un réalisme grossier, qui a abouti au sensualisme, au metérialisme et à l'athéisme ; et, d'un autre, Descartes, en s'enfermant dans l'interne, et d'ailleurs raisonnant trop et n'observant pas assez, l'a conduit dans celle d'un idéalisme fantastique, qui a abouti au panthéisme et au mysticisme. Mais il a puru, dans le siècle dernier, en AllemDgne, un homme de génie, Kant, qui a concilié Bacou et Descartes, le réalisme et l'idéalisme. Jusqu'à Kar1t, les philosophes s'étaient occupés de la mi.:.tière de nos con:1aissauces bien plus que de l'instrument propre à les <icquérir. Kant fit le c,rntraire: il porta son attention scientifique sur cet instrumE:nt lui-même; il se proposa de déterminer la sphère légitime d'action de la raison humaine. C'est là, en effet, le pro blême fondamental de la philosophie, de la métaphysique, de la science; car, ce problême résolu, la raison humaine connait sa route, et elle ne risque pas de verser dans les faux systèmes Ju réalisme et de l'idéalisme exclusifs. Kant n'a pas achevé la science sous ce rapport, mais il ra placée daus la bonne direction. . Kant fait voir que nous ne connaisson~ le monde phénoménal qu'à la crrndition que des !lotions à priori de l'entendement s'y ajoutent ; que les phénomènes étant le monde apparent et non le monde réel, les I idées de la co11naissance sont subjectives, bien qu'elles aient nn se11s s~jectif. Il démontre que nos connaissauces 11ellépassent pas le phénoménal, ne peuvent péuétrer les cho:,es en soi. Et il en couclut que l'ordre du monde, les genres, les espèces n'out de réalité que dans l'esprit ; mais il y a
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