L'IlOMME. .,_...., __ ,, ---- ----------------------------------------------------·----------------- BAGNES D CAYENNE. LA TORTURE. Mon cher ami, En apprenant que trois de nos frères 6chappaicnt à la mort, M. Bonaparte a frémi de rage; ses journaux annoncent qu'il vient d'ordonner à ses officiers libitinaires " l'application de mesures plus rigoureuses, et l'emploi de "nouveaux moyens propres à rendre impossibles, désor- " mais, lis évasions. " Je m'explique la fureur du maître; il a pressenti que des voix accusatrices allaient dénoncer au monde une accumulation de brigandages et un raffinement d'atrocités dont Tibère et Torquemada eussent, eux-mêmes, été jaloux. Mais, je comprends moins, - et vous partagerez mon étonnement après la lecture de ma"1ettre, - quels moyens plus rigoureux les tortionnaires napoléoniens pourront substituer aux tortures infinies qui déchirent et brisent la vie des transportés, à Cayenne ; ces héros du devoir ont parcouru, me semble-t-il, la longue ot douloureuse voie des souffrances humaines. M. Bonaparte avait déjà inventé, pour eux, un supplice qui prendra sa funèbre place, dans l'histoire des bourreaux élus de Dieu, entre la cage de fer de Louis X[, le roi très chrétien, et le brodequin 111.fernal de Pie V, le doux pontife auréolisé. Imaginez-vous une large ceinture de fer qui embrasse étroitement le ventre du patient et qu'une vis serre à volonté ; des deux côtés pend une lourde chaîne, celle d':l droite allant au pied gauche, et celle de gauche allant au pied droit; elles se harponnent à. deux anneaux rivés au1lessus de la cheville, et auxquels se rattachent aussi deux ,boulets traînants. Cette ferraille est du poids de soixante livres. Ce n'est pas tout: les mains <ln supplici6, ramenées derrière le dos, y sont fortement retc,nues par des poucettes ; enfin, un haillon épais étouffe les cris de la victime. Le malheureux, ainsi privé du mouvement et de la voix, ne respirant que par ses narines, convulsivement dilatées, un air <lefeu, doit rester assis, dans un cachot, en face de ses gardiens qui le raillent. Lorsque, tourmenté par l'affreuse douleur de cette horrible position, il essaie; d'appuyer son échine sur ses mains, les poucettes qui mordent ses doigts bleuis, lui causent une donleur plus atroce encore. Ami, dites-moi si un pareil supplice n'est pas digne <lesplus beaux jours de l'inquisition catholique, et si le sombre génie <lumal créa jamais 11nc plilS monstrueuse torture? En 11résence de ces barbares excès d'un tyran sans entrailles, d'une aussi exécrable mutilation de l'homme, les l)artis politiques s'effacent; les antagonismes d'opinions s'oublient; - les hommes de cœur s'uniront tous, dans un immense cri de réprobation et d'indignation, pour vouer à la flétrissure des siècles, l'ordonnateur de ce crimelàchementexécuté sur des Français coupables d'avoir défendu les lois et les libertés cle leur p::iys. Je le demande à toute âme impartiale et juste: quand on a vu cet homme violer son serment, profaner la justice, assassiner la liberté, poignarder la Loi, proscrire des milliers d'honnêtes gens, - quand on le voit, à cette heure, tuer des pères de famillri par la torture, leurs femmes par le deuil et la misère, leurs enfants par le froid et la faim, - chacun n'a-t-il pas le droit <lerépéter, bien haut, jusqu'au jour de l'expiation, ce vers sublime que la CoNscrnNcE, prenant la voix cle l'illustre proscrit <leJersey, jette à l'hésitant Harmodius: "Tu PEUX TUER CET HO.MME AVEC TRANQUILLITÉ? " - Mais, allons retrouver, à Cayenne, les martyrs <le l'idée. En vérité, je m'étonne qus le jésuite Russ, do11t le sourire béai encourage les tourmenteurs bonapartistes. n'ait pas indiqué ù son fauve empereur, si cher à Pie IX, aux évêques et aux moines, la célèbre mordache qu'inventa un de ses pieux collègues, le père Alexandre, neveu du pape Léon X : C'était, - disent, avec un air de jubilation, les Veuillot d'alors, - c'était "u11e tenaille de fer " en forme de muselière; elle serrait si fortement les " lèvres qu'elle les mettait tout en sang. " L'épouvantable réseau de fer qne j'ai décrit fidèlement, se modifie quand on retire <lu cachot la victime hâletaute, et qu'on la ramène au travail: les deux chaînes, au lieu . de se croiser, rejoignent alors chaque pied, perpendiculairement, et s'allongent de manière à laisser à peu près libre l'articulation du genou ; les poucettes et le haillon sont enlevés; quelquefois, on supprime les deux boulets, - ruais la ceinture, les chaînes et les anneaux étreignent, jour et NUIT, les jambes et le ventre des condamnés aux fers; au moindre mouvement, les chaînes griucent ; ce bruit strident effraie le sommeil et l'éloigne de la baraque, où essaient en vain de le retenir, au milieu de leurs camarades agités comme eux, ces honnêtes ouvriers, ces braves paysans qui épuisent leur vigueur saus se plair,dre dans les constrictions d'une agonie jusqu'à présent ignor6e. Ce fut à la suite du conseil de guerre du 22 août, que les Républicains, transférés de l'ilet de la Mère à l'ile Saint-Joseph, virent ces étaus de fer pour la première fois; trois chaloupes en étaient chargées; sur le rivage, 400 hommes d'infanterie de marine ou artilleurs, et plusieurs canons b6ants, attendaient nos amis. On leur ordonna de couper les cheveux et la barbe, et on leur montrait les fers entassés dans les chn1oupf:s. Guérard, voilier du Hâvre, hasarde une légère observation; aùssitôt, des gardes-chiourmes le saisissent, lui mettent des poucettes et l'enserrent si fortement que le sang jaillit sous ·1es ongles; les doigs de Guérarcl gardent l'inueffaçable emprdnte de cette barbarie. Les Transportés dûrent subir le joug de la violence et de la force ; ils se soumirent au travail que les bayonnettes leur imposaient ; la résistance devenait impossible sous la bouche des canons. On jugera de l'aménité des directeurs de travaux par deux faits, pris au hasard, entre mille, qui me sont racontés : - On avait choisi Rigaud et Prunier pour servir les maçons. Prunier est un parisien, âgé de vingt-deux ans, transporté de Juin; M. Bonaparte l'envoya d'Afrique à Cayenne ; ce jeune homme est si frèle, si épuisé, qu'il semble près de rendre l'âme. Le garde-chiourme Ruffe conduit les deux manœuvres sur le versant de la montagne, et leur enjoint de porter une lourde pierre qu'il Ùésigne. Rigaud, s'adressant au garde : " Essayez donc, vous- " même, de la soulever." Ruffe, malgré ses efforts, ne fit pas remuer la pierre. " Comment, ajouta Rigaud, cet "enfant chétif et malade porterait- il ce que vos bras ro- " bustes ne soulèvent pas ?" -Un jour, à l'île Saint-Joseph, Lafon, tailleur rle Paris, tombe d'épuisement sous la brouette qu'il traîne; un garde-chiourme le relève et le traîne au cachot, où, de par la volonté du sous-lieutenunt Coste, on le laisse, pendant soixante-douze heures, sans pain et sans eau. Ce Coste, commandant sous les ordres de La Richerie, avait fixé la ration d'eau à deux litres ; il était défendu aux travailleurs, dont un soleil brûlant irritait la soif, de s'approcher des citernes " sous peine d'être fusillé. " Pendant que le gosier de ces malheureux se desséchait et s'enflammait, Coste prenait, chaque jour, plus de vingt tonnes d'eau pour en abreu\·er ses jarcfius. S'élève-t-il une réclamation au sujet de la détestable qualité des vivres, qui ::;ont, en outre, insuffisants, La Richerie répond invariablement : " Eh bien ! refusez-les, " tant mieux ! nous les garderons et vous mourrez de " faim. " Quant aux vêtements, sous l'administration Sarda-Garriga, on en fit une distribution convenable aux transportés des premiers convois. Aujourd'hui, lorsque nos amis, presque nus sous <les haillons que l'aiguille ne peut rapprocher, demandent au moins une chemise et nn pantalon, des gardes-chiourmes leur jettent la défroque des galériens, marquée <le l'estampille du bagne : " Il n'y a pas de " fonds votés pour vous, leur dit-ou, nous prélevons sur " les fonds destinés aux bagnes votre nourriture et le " reste. " A tant de souffrances et <leprivations, les victimaires ajoutent l'insulte et la raillerie. Lorsque Blanc et Julien, deux boulangers des Basses-Alpes, cuisaient le pain des transportés, le brigadier de gendarmerie Minime se plaisait à leur répéter : " Vous êtes heureux ici ; vous man- " gez du pain, l!t vous n'entendez pas vos enfants qui " crient et meure.nt de f 1im là-bas ; et vous ne voyez pas " vos femmes qui se prostituent au premier venu. " Fier d'avoir outragé le malheur de ces braves gens, et stir de l'impunité, le brigadier Minime s'en allait abattre, avec sou sabre, le.s tiges des papayers, afin de priver nos amis des fruits qu'ils y cueillaient. Le capitaine Mallet, qui fut mor1geôlier sur le Duguesclin, a tristement déshonoré ses épaulettes à Cayenne. Chargé d'inspecter la colonie, il visita l' Ilet de la mère, clans les premiers jours de septembre l 85~. Cr11ellement railleur, il osa se jouer de notre sainte devise, et ne sut point respecter l'infortune des vaincus du guet-apens : " Vous devez être satisfaits, s'écria-t-il, on a réalisé vos " vœux en vous octroyant la Liberté, l' Egalité, la Fra- " ternité. Vous êtes libres de parcourir cette île ; - '· vous €-tes égaux, car vos vêtements sont uniformes, et " la nourriture est égale pour tous ;-enfin, desfrères vé- " curent-ils jamais dans une plus parfaite communauté ?" Ensuite, apercevant un portrait de Miot, souvenir précieux que le représentant-martyr avait offert à Rigaud, en quittant le Duguesclin, M. Mallet ricana ces affreuses paroles : " En voilà un qut>j'ai envoyé plunter des choux " dans les dtserts de Sebdon ! '' Et il fit enlever ce portrait par un gendarme. l\L 1\Iallet a voulu, sans doute, racheter aux yeux du maître, par tant d'ignominie, l'hésitation bienveillante qu'il manifesta au début de son triste rôle : il est difficile de se mieux flétrir. Mon récit n'est. point terminé ; au prochain courrier, le martyrologe et la conclusion. ' Salut fraternel. HIPPOLYTJ,; MAGEN. Londres, ln janvitr 1855. E1tRA'l'A.- Dans la première lettre sur les bq,gnes de Cayenne, ligne 63~ an lieu de : ln Bichcrie, lisez la Richcrie. Ligne 73, au lieu de : par la Jorn, lisez par ln force. Ligne l J4, au lien de : Vcnu aux îles du Salut, lisez à l'ilet de la mèi-e. Ligne 175, au lieu de Ilautroll:c, lisez Hautreux. UN -CRENIER OUVERT AU HASARD. Entendant des sanglots, je poussai cette porte. Les quatre enfants pleuraient et la mère était morte. Tout dans cc lieu lugubre clrra.vait le regard. Sur le grabat gisait le carlavre hagard ; C'était déjà la tombe et ,Iéjà le fantôme. Pas de fou; le plafond laissait passer le chaume. Les quatre enfants song·eaient comme quatre vieillards. On voyait, comme une aube à travers les brouillards, Aux lèvres de la morte un sinistre sourire ; Et l'aîné lJ ui n'avait que six ans, semblait dire: Regardez donc cette ombre où le sort nous a mis ! Un crime en cette chambre avait été commis. Ce crime, le voici : - sous le ciel qui rayonne, Une femme est candide, intelligente, bonne; Dieu, qui la suit d'en haut d'un regard attendri, La fit pour être heureuse. Humble, elle a pour mari Un ouvrier; tous deux, sans aigreur, sans envie, Tirent d'un pas égal le licou de la vie. Le choléra lui prend son mari ; la voilà Veuve avec la misère et quatre enfants qu'elle a. • Alors elle se met au labeur comme un homme. Elle est active, propre, attentive, économe; Pas de drap à son lit, pas d'âtre à son foyer ; Elle ne se plaint pas, sert qui veut l'employer, Ravaude de vieux bas, fait des nattes de paille, Tricote, file, coud, passe les nuits, travaille Pour nourrir ses enfants ; elle est honnête enfin. Un jour on va chez elle, elle est morte de faim. Oui, les buissons étaient remplis de rouges-gorges, Les lourds marteaux sonnaient dans la lueur des forges, Les masques abondaient dans les bals, et partout Les baisers soulevaient h dentelle du loup; Tout vivait; les marchands comptaient de grosses sommes; On entendait rouler les chars, rire les hommes; Les wagons êbranlaient les plaines; le steamer Secouait son panache au dessus de la mer; Et, dans cette rumeur de joie et de lumière, Cette femme êtant seule au fond de sa chaumière, La faim, goule effarêc aux hurlements plaintifs, Maigre et féroce, était entrée à pas furtifs, Sans bruit, et l'avait prise à la gorge, et tuée. La faim, c'est le regard de la prostituée ; C'est le bâton ferrê du bandit; c'est la main Du pâle enfant volant un pain sur le. chemin; C'est la fièvre du pauvre oublié; c'est le râle Du grabat naufragé dans l'ombre sépulcrale. 0 Dien! la sève abonde, et, rlans ses flancs troublés; La terre est pleine d'herbe et de fruits et de blés, Dès que l'arbre a fini, le sillon recommence, Et pendant que tout vit, ô Dieu, dans ta clémence, Que la mouche connaît la feuille du sureau, Pendant que l'étang donne à boire au passereau, Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves, Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves, Fait manger le chacal, ]'once et le basilic, L'homme expire l - Oh! la faim, c'est le crime public, C'est l'immense assassin qui sort de nos ténèbres. Dieu! pourquoi l'orphelin, dans ses langes funèbres, Dit-il : j'ai faim! l'enfant n'est-ce pas un oiseau? Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berC'eau? VICTOR HUGO. Ces vers sont extraits de !'Almanach de l'Exil qui est en vente dans nos bureaux, à Jersey, 19, Dorset StreE:t, et à Londres, à la Librairie polonaise, 10, Greek Street, Soho square. (.Voir aux annonces.) LA FRANCE ET LA RÉVOLUTION. A la Révolution de Février, la question de l'armée n'était pas moins importante à résoudre que celles que j'ai abordét>s jusqu'à présent. Dans l'antiquité, l'armée, - l'armée entendue dans sa significat\on moderne, - n'existait pas. Sous les Républiques, tous les hommes libres, c'est-àdire non esclaves, étaient soldats, ainsi que citoyens; ou, pour mieux dire, comme les droits de la personnalité lmmaine u'y étaient point reconnus, comme on n'y était qu'instrument de la collectivité, on s'y devait corps et âme à la Patrie, en tout temps et pour toutes choses, dans la guerre et dans la paix. Sous les monarchies, chez les Egyptiens, Mèdes , Perses et autrfs peuples gouvernés par le despotisme, c'était le contraire des Républiques. Là il n'y avait pas de soldats. Lorsque les circonstances l'exigeaient, on ramassait les hommes valides dont on avait besoin; et, ces circonstances cessant, ceux que la guerre avait épargnés retournaient à leurs demeures et à leurs travaux. Ceci nous explique le caractère singulier des guerres de l'antiquité, nous fait comprendre comment les Grecs et les Romains, de petits peuples ont pu vaincre et soumettre cles peuples relutivement innombrables: c'est que les premiers, dressés pour la guerre, possédaient au plus haut point le courage, la tactique et le génie militaires, tandis que les seconds n'étaient que des populations arrachées tont-à-coup à leurs foyers, et, dès lors, sans discipline, sans cohésion et sans force. Cc que nous vc1,ons de dire est applicable à nos ancetre>, les Germains et les Gaulois, l'armée n'existait pas non plus chez eux ; mais ces deux peuples vivaient daus une organis::i.tionsociale qui les rendait éminemment aptes à
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