CORRESPONDANCEPARISIENNE. 16 Décembre 1854. Il vient de se passer dans le département de Loir-etCher un fait g-rave: la population des campagnes s'est mise ea insurrection contre les autorités ·du pays : :il y a eu des bandes de cinq à six mille bommes marchant en ordre de bataille : les prisons, ces temples du Bonapartisme, ont été violées, comme dit M. le préfet,de 1 Chartres; on a méconnu, insulté, déchiré les écharpes, comme les tricornes; et les Jacques ont fait cette première campagne au cri bizarre mais significatif de : A bas les tuiles J .Viv, la paille ! Yi•e la paille ! C'est-à-dire, nous n'avons pas de quoi couvrir nos maisons ; l'impôt nous a ruinés, le pain est hors de prix. La guerre, le choléra, l'hiver et la disette qui se perpétue nous condamnent au chaume : donc, A bas les tuiles ! Monsieur le préfet de Chartres, qui est, lui, décoré, ardoisé, tout luisant, n'avait pas compris ces raisons du pauvre monde, et, sous prétexte d'empêcher les incendies, il a voulu forcer ses administrés en pleine ruine et misère à couvrir leurs maisons comme les riches. " Le peuple n'a pas de pain ? disait une grande dame du temps passé, qu'il mange de la brioche ! Les paysans ruinés ont à peine assez de paillé pour couvrir leurs teits, qu'ils y mettent des tuiles ! Monsieur le préfet a été fort maltraité dans cette occurrence, et si les insurgés de la misère n'ont pas écrasé l'escadron de cavalerie qu'on a jeté sur eux, c'est qu'ils étaient sans armes. La justice est maintenant en besogne. Soyez certain qu'il y aura là des victimes, comme à Buzançais, et que la prison aura sa large curée, sinon l'échafaud. Tous les journaux français, Le Constitutionnel en tête, ont affirmé que la masse insurrectionnelle criait : Vive l'empereur ! Le fait est vrai : Ces pauvres paysans connaissent, par ceux qu'il! ont perdus, Cayenne, Lambessa, Bone, Tüulon, et comme ils vivent isolés, pauvres, impuissants, ils ont peur : ils ont peur de la grande prison, comme ils disent, et ils ne Si jettent guèrf que sur l'huissier, le marguillier, le gendarme, le garde-champêtre et tout le menu fretin de valets ; mais au fond, ils détestent tous les maîtres et, s'ils avaient leur empereur au bout des fourches, ils ne le porteraient pas à Notre-Dâme. Les ateliers de Paris sont mornes : peu de travail et peu d'espérance ; les salons bavardent sur les dépêches, comme les journaux : on dirait que le cœur de la France ne bat plus. Nous espérons toutefois, car après ces grandes lassitudes elle a eu toujours de puissants rheils. Lea intrigants du parti bonapartiste parlent tout haut de légion polonaise, italienne, hongroise. Maia que les démocrates-martyrs de ces grandes patries y prennent garde : on ne veut que les exploiter, sauf à les casser aux gages, à la première alliance qui pourra s'ouvrir. L'opinion républicaine en France ne s'y trompe pas, et sauf les intéressés de l'intrigue, il n'y a personne qui se laisse prendre à ces hâbleries ...... XXX. CAMP DE BOULOGNE. 10 Décembre 1854. Le Camp de St.-l'tf aur est un secret. Il est seulement co11nudans les Etats-Majors sous le nom dé Camp volant. Tous les régiments choisis sont échelonnés sur la ligtie clu Nord. Le 34e, le 48e et le 55e de ligne sont, je crois, désignés pour cette seconde campagne de Paris. On paraît fonder de grandes espérances sur le 34e de ligne, qui, de tout temps, s'est illustré par ses excès et son esprit de corps intolérable. Il est connu dans toute l'armée sous le nom du 34e Bédouin. Au commencement de 1845, à Metz, il était devenu la garde prévôtale du baron Achard, et, sous le patronage de cette illustre épée, il s'était tellement attiré l'animosité cles habitants et de la garnison, qu'il n'osait plus sortir cle sa caserne ; il fut obligé de déguerpir :pendant la nuit, malgré toutes les démarches du général, qui s'en vengea noblement sur le 17e léger, le 2e chasseur à pied et le 2e du Génie; Il poussa la cruauté jusqu'à laisser-mourir de froid un sergent du 17e dans un cabanon du fort. Si l'occasion se présente, ce régiment ne manquera pas de se faire mettre à l'ordre du jour comme le brave 28e de lig,ne,le fusilleur de femmes. Il faut que notre sultan ne soit pas très à l'aise sous sa défroque impériale pour prendre toutes ces précautions et pousser la suspicion jusqu'à ne pas laisser six mois de s,uite un régiment dans la même garnison. Sur le rapport d'un M. du Tanlay que ses excès pour la cause napeléonnienne ont fait chasser d'une préfecture de Ier ordre dans celle de la Manche, où il est plus à même, ditil, dans sa circ:r1laiTede surveiller vos menées criminelles, on a fait partir le 5e Chasseurs à cheval de Montreuil-surMer, parce ~-'i!Jen,da~t. t_rnp facilement la mai~1à la crapule (lise'z' aux répubhc'àms ). Pourtant, cette ville est entourée d'excellents pâturages et ,de vastes casernes situfes à Hesdin, à Etaples, assur,c;nt à la .cavalerie une vie très commode. Le conseil municipal a x.éclamé ;pour faire revenir ce régiment. Les valets· d'administration .ont répondu L.IlOMMR. qu'on ne pouvait l'y laisser pour raisons majeures, Son départ a augmenté la misère dans cette petite ville, qui a très peu de commerce et de marine. Une démoralisation effrayante s'étend aussi dans toutes les campagnes ; la presse bonapartiste l'avoue elle-même avec terreur. Le blé et le pain sont toujours à la hausse ! Pourtant M. le cliré dans sa chaire ·et l'imprimeur de la préfecture, dans son journal, s'écrient souvent : Si l'empereur savait cela! Ces pauv~es paysans se désespèrent beaucoup de ne pouvoir manger ce qu'ils ont semé ,et récolté ; en attendant qu'ils aient mieux, ils se font entre eux de petites rauias, ,comme les tribus arabes. Dans son audience du 9, le tribunal de police correctionnelle -0eMontreuil a rendu dix- .huit j1t9ements pour vol de blé, de pommes, de carottes de bois à chauffer, d'une chemise, de deux corsets; enfin, le dernier, un manouvrier, père de famille, a été condamné à quatre mois de p,rison pour vol d'un mouchoir de poche. On a même volé 500 fr. à M. le commissaire de police à 5 heures du soir sous les remparts de la ville. Les bons bourgeois n'.osent plus sortir après l'heure du couvre-feu. Les seigneurs des cantons ~•entourent de gardes-champêtres de peur des Jacques. On se croirait vraiment sous le bon roi Louis XI. Je suis sûr que sous aucun gouvernement notre pauvre France ne s'est trouvée aussi misérable. La guerre avec les Russes , loin d'enthousiasmer les paysans, les trouve complètement indiffërents ; r.uinés et désespérés par le départ de leurs enfants les plus rohustes, Si cela continue, ce vampire impérial nous sucera notre vieux sang gaulois jusqu'à la .dernière goutte. Figurez-vous qu'il a tout fait ramasser par ses gendarmes : les myopes, les bancals, les poitri,r.aires. Cependant, les recrues robustes ne nous manquent pas, comme je vous l'ai déjà dit ; nous avons la jfour des paysans. -Tout cela nous arrive chaque jour, par détachements de trois à quatre cents, accablé de désespoir, de fa:igue,__d'étonn~- ment et de faim. Ils viennent des dépôts, a .moitié ab.rutts par les exercices qu'on leur a fait apprendre en six mois de temps ; ils remplacent ceux qui ont demandé à a~er en Crimée. Quelle horrible chose ~ue ce trafic de cha1,r humaine par cet empire <lemallleur ! :Ces pauvres paysans le paient cher....... Les compagnies, les bataillons Gnt leur effectif doublé, Les capitaines d'habillement et les trésoriers ne savent où trouver <les habits .et de l'argent ; il n'y a que les fusils et les ,cartouches qui ne manquent pas. En somme, c'est une grande spéculation .qui enrichira les marchands de chair humaine, les juifs et les crétins de l'empire. Afin de chauffer l'enthousiasme, on nous parle à chaque instant d'une guerre par ci, d'une guerre par là, et toujours pour le printemps prochain, avec accompagnement de croix, d'écus et de médailles. Les ventrus galonnés nous le disent tous les jours aux parades et .aux revues, surtout après leurs déjeuners. Alors, leur enthousiasme est indescriptible ; ils se campent fièrement sur les hanches en face des bataillons et finissent souvent leurs discours par ces mots : Vivre comme un St.-Arnaud, mourir comme un de Lourmel, c'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie. Vive l'empereur ! Il est question d'organiser une légion polonaise à Calais ou à Arras. On a demandé, dans chaque régiment, des instructeurs de bonne Yolonté, pour remett~e ces braves exilés au port d'arme et à la charge en douze teF11ps. Il y a trop longtemps que ces grands patriotes attendent le signal, et maintenant qu'en a besoin d'eux, il est fort douteux qu'ils veuillent verser leur sang pour ceux qui les laissent mourir de faim sur le pavé des rues depuis que l'ours autocrate léur a volé leur pays. L'aumônier du régiment nous donne de grandes consolations et nous fait entrevoir de grandes choses. Croiriez-vous que ce vieux fanatique, sorti de la maison Vaugirard et Ce., avait l'impudence de nous dire dernièrement, à propos du massacre de la cavalerie anglaise : Admirez les décrets de la Providence, mes enfants ; la main de Dieu s'appesantit sur les hérétiques, ta·ndis qt/elle épargne ses fidèles serviteurs! En attendant que nous allions planter nos étenilards bénis sur le dôme de St-Paul, nous nous divertissons beaucoup avec les ratlotages de ce saint homme. N011s allons souvent à la messe entendre les Te Deum des prêtres de Bonaparte. Il serait mille fois meilleur pour nous et nos alliés que le Peuple entorinât le Chant du Réveil ; il sauverait peut-être la vieille et puissante Angleterre ; car la terreur commence à gagner les cœurs les plus tièdes, ils commencent à deviner qu'après avoir tout sacrifié et tout perdu, l'homme du 2 Décembre se jettera dans les bras de Nicolas pour essuyer cette larme que Waterloo a fait tomber sur le cœur de la France, Tout à vous, Un suspect du camp de Boulogne. LA FRANCE ET LA RÉVOLUTION. Nous avons vu qu'il n'y avait en 1848 de gouvernement possible, et par conséquent d'historiquemont légitime, que le gouvernement républicain; que ce gouvernement devait être démocratique, et avoir la Liberté pour base; puis, rechercha,1t si la Liberté pouvait résulter de la division et de l'équilibre des pouvoirs politiques, uous avons reconnu que le système constitutionnel, faux et décevant en théorie et en fait, se trouvait en opposition avec notre caractère de peuple et le développement de notre nationalité ; et nous en avons conclu que, pour la cor1tinuation et l'accomplissemer1t •cle sa mission particulière dans le monde, il ne fallait à la France qu'une tête et qu'un bras,-une Convention possédant à la fois la puissance légi~lative et l'exécutive. Cependant le produit que nous avon obtenu nous donne-til la Liberté ? car, ne le perdons pas de vue, la Liberté c'est là l'objet que..nous avons à aheindre pour constituer la République démocratique française. Oui, si nous en croyons J.-J. Rousseau, puisque de l'unité de pouvoir et de gouvernement sortie de la volonté générale, résulte nécessairement cette forme de gouvernement où chacun, tout en obéissant aux lois, n'obéit pourtant qu'à lui-même. Mais qui ne voit que ce r1'est là qu'une pure fiction? Pour qu'elle fût la réalit/\, il ne faudrait rien moins que l'unanimité dans les suffrages, qu'une manifestation unede la volonté générale. Or cela ne peut pas être, n'ajamais été, ne sera jamais. La divergence des sentiments, des idées, des opinions, des votes est un effet de la uature même des choses; et en fait, d.ès lors, il y a eu et il y aura toujours divergence dans les sentiments, les idées, les opinions et les votes. Donc, sou::;le régime conçu par JeanJ acques, on n'obéit pas à soi-même, ainsi qu'il le prétend, mai::;à une volonté étrangère à sa propre volonté ; on ne s'est point approprié la Liberté, on n'en a saisi que la trompeuse apparence. Il y a plus. Serait-ce la Libérté,-la Libertli réelle et vivante, - que l'hypothèse de Rousseau devienne fait, que l'unaniruité effectuqe dans les suffrages, que l'unité effectuée dans la volonté générale? oui encore, ici, suivant ;T ean-J acques ; mais, notons-le bien, à la condition que · la liberté consis·te à faire tout ce que l'on veut. A ce compte, les Spartiates, ces républicains étranges et stiblirnes de l'antiq'1lité, aurai.eut été libres ; car le régime où ils vivaient, tout monstrueusement despotique ,qu'il fût, rep@sai.tsur leur attsentiment et leur volonté. A ce compte, les Jésuites eux-mêmes seraient libres, Car y eut-iljamais passion et dévouement politiques plus énergiques et plus puissants sur les âmes que cette passion et ce dévouement qui lient le J éi.uite à l'Institut; et, cependant, qui ne sait que le Jésuite n'est que comme un cadavre, perindè ac cadaver, n'est que comme un bât~n, baculus, dans la main <lugénéral de l' Ordre ? C'est que, dans toute société, et plus particulièrement dans une société démocratique, la liberté politique et la liberté civile ne saurait consister à faire tout ce qu'on veut, mais bién à faire ce que l'on doit vouloir ; de m~me que pour l'homme, en tant ·qu'être moral et libre, la lib_-rté c'est le pouvoir d'accomplir les devoirs que prescrivent et imposent la raison et la morale. La Constitution de ] 848 a dit très excellemment : "La République reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives." Voilà ce que la Liberté doit vouloir ; ce sont les droits antérieurs et supérieurs aux lois positives, ce sont les devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positi1Jes qu'elle doit sauvegarder et faire prévaloir. En d'autres termes, c'est pour l'homme, considéré dans sa triple nature intellectuelle, morale et 11hysique, que la société et le gouvernement doivent être faits ; et non point, ainsi qu'il en a été jusqu'à nos jours, pour la ~ociété et le gouvernement que l'homme doit être transformé et façonné. Quoiqu'il en soit, et pour revenir -plus directement à l'objet actuel de notre pensée et de notre étude, quel eftt été, par rapport à la Liberté, l'effet de l'établissement en 1840 d'une Convention? de désarmer les ambitions dangereuses du passé, de préparer ainsi les voies pour la fondation et l'affermissement de la République ; c'e(lt été par conséquent servir la Liberté, mais par partie seulement, puisque, comme nous l'avons reconau plus haut, une Convention peut-être despotique et oppressive, et que, d'ailleurs, la Liberté veut être recherchée et trouvée dans l'homme, dans l'individu, être réel, et nullement dans la société et le gouvernement, pures conceptions de l'esprit, purs éfres de raison. Nous ne sommes pas au port, comme on voit. Mais quelle route suivrons-nous pour y arriver? Qu'est-ce qu'il y avait à faire en 1848 pottr mettre la République française en pleine possession de la liberté ? JI y avait, selon nous, à accomplir un ensemble de réformes portant sur l'organisation sociale tout entière : sur l' A<lmi1'1istration, sur la Justice, sur l' Armée, sur la Religion, sur l'Economie sociale proprement dite; il fallait attaquer et abattre la Centralisation, et fonder la Commune; il fallait balayer les cours et tribunaux, magistrature de la monarchie, et y substituer· la magistrature de la Démocratie et du peuple, le Jury; il fallait fondre. dans le peuple armé, - la ·Garde nationale -1' Armée, cet instrument inintelligent, passif et sauvage de toutes les oppressions; il fallait élever l'autel de la Raison et de la Philornphie en face de l'autel du Catholicisme, afin d'amener par degrés et sans violence la ruine et mort d'une religion mère de servitude et tyrannie, qui d'une main bénit les bourreaux et assassins, et de l'autre maudit leurs nobles et généreuses victimes ; il fallait continuer notre développement l'Sconomique par l'égalisation inc:essamment pins intime des diverses conditions et fortunes constituant la communauté française. Là était la direction à suivre; là était le salut de la Révolution de Février. Abordons et résolvons successivement chacun des
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