CAMP DE BOULOGNE. 18 Nov robre 1854. Le bruit court 11ueplusieurs régiments vont être détachés du camp pour en former un autre à St.-Maur. Depuis plusieurs jours, on nous fait des distributions extraordinaires de cartouches et de biscuits. Les régiments sont de piquet à tour de rôle. Nous flairons la guerre civile, c'est à cause de cela q 11e beaucoup de sous-officiers s'empressent de demander à rendre leurs galons pour aller en Crimée. Le général Renaud leur répond brutalement qu'on a besoin d'eux, qu'il y en a asstz pour se battre là bas et il les punit de prison et de _gardesdu camp pour avoir pétitionné, sans l'avis de leurs chefs. Tous ces vainqueurs tle Décembre, en général si prodigue:<du sang humain, font ce qu'ils peuvent pour -détruire l'enthousiasme qui travaille l'armée depuis 1e commencement rie la guerre. Nous •les entendons crier ,contre cet imbécile de peuple parisien qui s'avise de murmurer et de manifester son mécontentement depui!; la dépêche à la tartare. Mais ce n'est pas seulement le peuple qui murmure, c'est aussi l'armée. Nous avons raison de nous .inquiéter du sort de nos camarades qu'on sème comme des épis de blé dans les plaines d'Orient, ou qu'on sacrifie bêtement au caprice de traineurs de sabres tels qu'Espinasse, nom maurlit et méprisé par le dernier ries soldats. Le général Canrobert lui-même n'inspire pas plus de confiance. ~on éducat10n théorique s'est faite dans les écoles régimentaires modelées sur celles des frères ignorantins, et dans la pratique africaine, où nous l'avons vu souvent exposer nos vies fort étourdiment. J'ai toujours entendu dire qu'il était pins intrigaut que capable et comme c'est un homme ù grandes ressources, il ne s'est jamais trouvé dans l'embarras. Sous Louis Philippe, il se fit nommer colonel de gendarmerie, fonction dont il s'acquittait mer- •veilleusernent et sous lfl république, général de brigade. A.umois de mars 1850, il se trouvait à Paris sans commandement, ce qui lui valait cle maigres appointements. 'Une bonne occasion se présenta bientôt. Un soir qu'il jouait une partie rl'écarté a,vec le général Corbin dans . le salon d'une favorite de 1Elysée, une querelle survrnt entr'eux. Le lenrlerl}ain, il alla trouver son ami le Président et lui raconta l'affaire. Son intime lui donna entière sati faction en mettant le rival en disponibilité sous pré- ·texte qu'il ne surveilllait pas assez le 4le caserné au Mont-V lêrie11 et il le nomma à sa place. Depuis, son avancement a marché comm~ sur des roulettes. • Pour se battre coutre des armées d1sciplinees, il ne suffit pa~ de savoir mitrailler quelques sanvages dans une bi- •coqne ou des masses de gens clans la rue, il faut encore être initié à l'art des Vauban et de~ Paixhans. Presque •tous les géi,éraux rie l'empire No 2 ont fait leur apprentissage en Afrique, véritable guerrre où ils chassent l'Arabe de broussailles eu broussailles jusqu'à ce qu'ils tombent sur une malheureuse tribu qu'ils font piller ou égorger sans pitié. • Ces succès brillants les font parvenir au rang des Hoche ,et des Morrau et leur donnent du génie l On a donc raisou de ne pas se fier anx aides-dP-camp de notre maître. - lei, les nôtres sont jaloux les uns des autres, et avant la dissolution des états-majors, c'étaient autant de petits gouvernements, se chamaillant, se vexant, se disant des gros mots à propos ùe rien. Maintenant, le commandant en chef tranche du Bonaparte et du Fouché. Il espionne et frappe sans pitié tous ceux qu'il soupçonne. Les chefs de corps hli obéissent aveuglément, ils ne sont tranquilles qu'à cette condition là. Arrondir leur <tbdomen et leurs bourses, s'engraisser tant que cela durera, voilà toute leur ambition. On n'a donc pas à craindre des conspirateurs tels qu'O'Donnell, quand bien même il s'agirait de faire comme celui-ci une révolution pour leur propre compte. Pour les soldats, je ne vous en dirai pas autant: il pourr.dt bien se faire que les persécutions et les hommes de cœur aidant, l'idole des Ratapoils se trouvât subitement et sérieusement menacé par une conspiration à la "Bories.- Aux câlineries qu'on fait aux 34e et 55e de ligne, il est facile de voir qu'on compte beaucoup sur eux pour prêter main forte à la Garde, en cas de besoin, et former l'avant-garde <lunouveau camp. On a reçu la semaine dernière les grandes caisses à joujoux et à médailles ùe l'impératrice. Elles ont donné lieu à11uelques petites scènes de bassesse qui ne manqueront pas d'attirer l'attention ùe cette sainte créature et la bienveillance de son digne époux. - Il parait que la classe à libérer cette année ~era retenue sous les drapeaux. Les Ratapoils ne se gênent guère avec nous autres, ils ont toujours des procédés de sergents de ville. La chair à canon ne manque pourtant pas, nous recevons chaque jour des troupeaux de recrues, jeun, s paysans 'Pleins de vie et de fraicheur qui commencent à boire de l'eau-de-vie comme les vieu~ troupiers afin d'oublier leurs chaumières et leurs champs. Beaucoup de vehdus se trouvent mêlés parmi eux et nos chefs les préfèrent aux jeunes solda~s; ce sout, disent-ils, de~ hommes ractio? mieux constitués que ces méchants pierrots qu on voit ,toujours pleurer et manier le fusil de mauvaise grâce. Plusieurs de ces pauvres conscrits m'ont dit qu'ils avaient eu à peine le temps de faire leurs paquets et leurs adieux à leurs familles. Le préfet avait eu soin de les laite p~vnir par les genarme-s. Un paysan de l'.A.rdèehe L·HOil 1\1 E. est allé trouver le Pacha de son département et il a osé lui parler au nom de la loi pour que son fils ne partît pas si vite. Celui-ci lui a répondu au nom de la gendarmerie que le gendarme é{ait la loi. Tout ceci s'exécute au nom de l'empereur, la. loi et la justice! J'envie beaucoup le sort <les 41c et 4e de ligne qui font des briques et creusent des puits; si nons avions cette chance-là, nous n'aurions pas l'enniü d'aller fraterniser avec la Garde et de subir ses mépris. Tout à vous, Un suspect du camp de Boulogne. DE LA RÉVOLUTION ET DE L'ITALIE. On dit que l'Italie est divisée: c'est malheureusement vrai, et c'est peut-être à cela qu'on doit attribuer le retard Je la Ré'i.olution ~ elle ue peut l'accomplir qu'à la condition de s'unir; elle ue peut en profiter qu'en restant unie. Mais c'est une erreur que de vouloir trouver dans l'histoire uue preuve <l'antipathie nationale pour l'Union; c'est un crime de prendre acte du présent pour imposer une féd~ration au profit d'intérêts particuliers ; les premiers méconnaissent le passé, les seconds compromettent l'avenir. Il n'y a qu'à étudier l'histoire de l'Italie pour être certain que le penchant national a toujours été pour !'Unité. Les étrangers et les gouvt!rnements qui se sont imposés successivement à la nation en ont été les obstacles. L'Italie était presqu'unie, quand des hommes sortant de l'Asie. sont venus y planter leur tente, et ne pouvant la passéder tout entière, out cherché à s'y maintenir en poussant les populations les unes contre les autres. ~endant la domination romaine, ce fut un combat contmuel entre la nationalité italianne qui voulait Hre et le municipalisme romain qui ne voulait pas qu'.elle fût, qui ~e voulait, hors de ses murs, que des colomes ou des mumcipes. L'empire d'Orient craignait l'unité italienne comme une rivale, et il y laissa l'exarchat de Ravenne qui la coupait en deux; l'empire d'Occident la craignait de même et il y plaça le pape pour la rendre impossible. Toutes les guerres du moyen-âge montrent la tendance de l'Italie à s'unir, et les efforts de ses ennemis intérieurs et extérieurs pour la didser. Le tort des Italiens fut alors d'espérer trouver dans ta riva.lité de leurs ~nne~is, d~s forces pour la cause nationale, et dans leur plous1e réciproque, un point d'appui pour !'Unité. C'est, au reste. à peu près ce qui est arrivé en 1848 entre les partisans du Pape et ceux de Ch:1rles Albert. Les factions des Guelfes et des Gibelins, dans lesquelles on s'obstine à voir un symptôme de l'esprit de désunion des Italiens, n'ont été au contraire que deux expressions différentes d'une même idée, l: Unité nationale. Les uns, alléchés par des promesses de libertés municipales, espéraient dans le Pape; les autres exclusivement désireux de la puissance nationale, la réclamaient de l'empereur. Les uns comme les autres voulaient l'Italie Une: le but était le même et saint pour tous. La forme différait : les moyens étaient divers et mauvais chez les uns comme chez les autres, puisque le pape et l'empereur étaient les ennemis naturels de l'Italie ; l'un comme étranger, l'autre comme prêtre, tous les deux devaient h t'ir l'Italie comme nation, et nation essentiellemeut démocratique par ses traditions, par sa position, par ses penchants. L'histoire a prouvé du reste que dès qu'ils eurent arrangé leurs différents, grâce au concour des Italiens qui croyaient combattre pour leur unité, les Papes et les empereurs établirent de nouvelles barrières pour assurer la désunion. Cela a duré jusq11'à nos jours ; seulement, on peut dire que toutes les monarchies de l'Europe y ont participé. Il n'y a pe11t-être pas eu un seul arrangement diplomatique depuis le traité de Madrirl, entre Charles-Quint et François Ier, jusqu'à celui de Vienne, d ns lequel on n'ait ajouté une nouvP.lle division à celles déja qui morcellaient l'Italie; jamais non plus, les Italien_s n'ont négli~é u_n~ occasion de pr0tester contre ce fractionnement. L Unlte était si décidément le but constant de leurs efforts, leur idée fixe pourrais-je dire, qu'elle les a poussés à suivre tout Condottiere qui voulait se donner la peine de la promettre, de Arnaldo da Brescia à Giovanni Médici delle bande nere, de Cola di Rieuzo à Jules II, des Borgia à Pie IX. Bonaparte connaissait l'ancien esprit de l'Italie, quand il écrivait dans ses mémoires : " L'italie sera tonjonr~ prête à suivre celui qui lui criera: ltalia, ltalia ! " Seulement, il ne connaissait pas l'avenir de son sièele. Il ne savait pas que les peuples, après avoir suiv~ ceux. qui flattaient leurs instincts en les trompant, auraient mieux aimé marcher par eux-mêmes à leur volonté, sûrs dU moins de n'être pas trompés. Cependant les événements de 48 auraient donné raison au Corse , si Veni!e et Rome n'eussent montré au monde la différence entre l'Italie du XIXe siècle et celle des siècles précédents. Alors E:lleétait vraiment à ceux qui l'appelaient par son nom de Nation : aujourd'hui, elle veut être à elle et avoir son nom entre les nations. Elle était alors un instrument dans les mains de ses maitres, de nos jours elle a voulu se servir de ses maîtres comme d'un instrument fJU'elle a b.rieé dès qu'il ne servait pltts. Il a fallu une coalition européenne pour réunir les débris épars des trônes italiens et lee remettre à leur place. Que l'Italie ss lève encore une fois et elle en fera un feu di joie. La monarchie est une plante morte, soutenue par la force, elle fait ombre, mais n'a pas de racines. Une fois abattue, le sol en sera à jamais débarassé. Otez les princes, vous n'aurez qu'une Italie. A Rome, à Venise où il n'y avait plus de monarchie, ~tait-ce les Romains ou les Venitiens qui défendaient leurs clochers? non, c'était les Italiens de tout le pays qui combattaient ensemble pour leur cause à tous, c'est-à-dire l'unité nationale qui, basée sur le principe républicain, se rattachait ainsi à la solidarité humaine. Sous la monarchie piémontaise au contraire, les Toscans étaieut laissés sans secours à Curtatona, les Romains abandonnés à Vicenza, les Na poli tains se retiraient de la guerre, et lt-s Lombards eux-mêmes, qui nourissaient l'armée piémontaise, mouraient de faim dans les plaines de la Lombardie et sur les montagnes du Tyrol. Beaucoup de gens s'effraient de la jalousie des grandes villes italiennes qui aujourd'hui capitales d'Etats ne voudraient pas descendre au second rang ; c'est à tort seloa moi ; et il serait pins raisonnable de s'inquiéter de l'ambition de certains individus de ces villes qui dans uu cercle restreint peuvent espérer une influence à laquelle ils n'oseraient prétendre dans un rayon plus étendu. Après Londres et Paris n'y a-t-il donc pas de grandes villes en France et en Angleterre? Et ces villes ne sont. elles pas plus riches, plus heureuses que nos grandes cités d'Italie ? Nos capitales lilliputiennes et désertes comprennent cela parfaitement; elles tiennent peu à leur rang. Ce qu'elles ambitionnent, c'est la prospérité qui leur manque et qu'elles ne peuvent attendre que de l'unité nationale. Elles pourraient avoir peur d'une Capitale, monarchique, d'une capitale centralisatrice, d'une capitale dominatrice, et c'est pour cela que je ne crois pas à la possibilité de les tenir souwune monarchie quelle qu'elle puisse être; la République le peut, conservant à chaque commune sa vie particulière pour que chacune apporte sa' part d'action à la vie nationale. Et dans tous les cas, ces villes fussent-elles assez dépourvues de sens pour ne pas comprendre leur propre intérêt, de sentiment national pour ne pas servir l'intérêt général, de principes de justice pour nier le droit, que sont-elles donc ? Que représentent-elles ? Une partie minime de la population. Leur vote serait anéanti par celui de la grande majorité du pays, p:.tr le vote de ceux qui jusqu'ici ont souffert de l'oppression des petites capitales, qui n'ont qu'un désir, celui de reconquérir leur vie avec la vie de la Nation. Demandez aux Palermitains, aux Bolonais, aux Genois; ils vous répondront : nous ne voulons être ni Napolitains, ni Romains, ni Piémontais, si nous ne sommes pas une nation, qu'ou nous laisse être ùes municipes. Une révolution italienne qni n'arriverait pas jusqu'à l'unité tomberait dans le municipalisme, et nous recommencerions notre histoire à six siècles en arrière. - Il n'y a pas de milieu possible et le fédéralisme ne peut être que le rêve de quelques ambitieux. Je dirai plus : une révo. lution fédérale, une révolution girondine sera toujours impuis•sante; elle ne toucherait que la surface du pays quand c'est au fond que se trouvent ses forces vives. Que la. Commime prenne la place de la municipalité, et la Nation prendra la place des Etats ; que la Volonté Na.- tionale soit substituée à l'Autorité, et les intérêts des individus remplaceront ceux drs Capitales; qu'on détruise la Centralisation gouvernementale en fondant l'Union natio. nale, et on aura }'Accord au lieu de l'Antagonisme; que la Liberté, en un mot, succède à !'Oppression, et la prospérité remplacera la M1sère; et les intérêts de l' Avenir prendront la place dei; vaines gloires du Passé ! La Révolution Italienne est là, et elle ne peut être ailleurs ; u11itaire par sa nature, par instinct, par intérêt, elle ne pe11t être nationale qu'à cl'!tte condition. De tout ce que nous venons de dire il résulte que l'Italie est prête autant que toute autre nation, pins peut-être que bien d'autres, à apporter à la Révolntion son contingent 11ationalunitaire pour la formation de la grande famille européenne. Il serait au moins extraordinaire d'exclure l'Italie de la ligne des autres nationalités parce qu'elle n'a pas encore commis les mêmes fautes que les autres. C'est une loi de solidarité, une loi de justice à l'ace,omplissement de laquelle rien ne peut s'opposer, que les fautes ou les erreurs d'une partie quelconque de l'humanité profitent comme expérience non seulement à ceux qui les ont commises, mais aussi aux autres. Et croyez-vous que l'Italie ne sache pas aussi bien que l'Angleterre elle-même que l'époque la plus glorieuse clel'histoire de ce pays s'appelle la République et Cromwell? Croit-on que nous ne sachions pas ce qu'a été pour la France et pour l'Europe le régime constitutionnel des dix-huit ans ? Pourquoi condamner l'Italie à passer par ce régime bâtard, démoralisateur? Elle eu a goûté en 1848, elle sait ce que cela vaut, elle en go(He encore, A Naples, il s'appelle le 15 mai, à Rome l'inquisition, en Lombardie le bâton, et en Piémont la bataille de Novarre et le bombardement de Gênes. L'Italie sait ce que vaut le régime répnblicain formaliste, elle l'a vu aboutir aux journées de juin 1848 et à celles de décembre 1851 ; elle en a senti les griffes au siège tle Rome et ne l'oubliera pas, Oomme à la Franee, •
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