CORRESPONDANCEPARISIENNE. 10 Novembre 1854. Savez-vous comment l'administration-police expliquait dans les cafés, les cabarets et le::-tavernes des faubouris, l'incident-Soulé et le fameux refus de passage? On disait que M. Soulé vendu au Czar, comme le~ Etats-Unis, ne voulait passer en France q11epour y rallier contre l' Angleterre et contre l'Empire la vieille conspiration légitimiste dont la caisse est à Saint-Petersbourg. Ainsi, voilà le représentant de l'Amérique républicaine constitué en procureur fondé du droit divin et venant en France pousser les affaires russes! Il faut qu'un gouvernement ait un mépris absolu de l'intelligence publique pour lui servir des fables aussi pauvres, aussi niaises, et nous le disons avec une· tris- • tesse profonde, ce mépris est en quelque sorte fondé ; car une partie du peuple, depuis qu'il n'y a plus de journaux, croit à t0utes ces bourdes. Cet abétissement de l'esprit public ne sera pas, au jour des comptes, le moindre des crimes qui pè:seront sur Bonaparte et ses aides ! L'inquiétude est toujours grande ici et va croissant devant les besoins de l'hiver. Les paysans volent la châtaigne dans les pays du Centre, et la cachent comme dernière ressource. Les riches propriétaires du Gers. de l' Arriège, des Hautes et Basses-Pyréné~s émigrent sur Toulouse où il y a garnison, et annoncent qu'avant d'entrer en plein hiver - les demoiselles (nom des affamés de la montagneJ rendront visite aux grasses fermes de la plaine. Tout ce pays qui se. trouve entre la Garonne. le canal et la frontière d'Espagne est à ce point misérable et dépourvu, qu'il ne reste pas aux mt'.'tayers, sur la récolte dernière, assez de grain pour semer. Il fant que les maitres approvisionnent eux-mêmes les terres de labour. 0 fécondités et magnificences de l'ère impériale ! A Paris, où l'on craint l'insurrection des ventres, la police fait toujours distribuer le pain au-dessous dn cours normal ; mais les campagnes, par l'impôt qni le:- écrase, paient la différence, et les faubourien!; sont écorchés à leur tour sur le bois de chauffage, sur le loyer, sur le Yin du dimanche. Il y a dans Paris une foule de ménages aisés qui se trouvent réduits, vu la prospérité des temps, à se loger en mausarde et à ne boire que du cidre. Ce qu'il y a de clésolant et ce qui n'est 11ue trop vrai, c'est que la misère morale va de pair avec la detresse matérielle, que }'Esprit public :se crétinise dans les tristes silences de la servitude, et que de jour en jour la France descend ! Cette agonie de la grande France, presqu'au lendemain d'1rne Révolution, fait la joie des prêtres et des souricières cléricales; Saint-Sulpice est dans le ravissement, comme Montrouge : l'Univers se pâme et les petits li"res truf-, fés de miracles se r~pandent par milliers sous le patronage des gendarmes qui sont presque tous emmédaillés comme des St.-A.rnaud. Au milieu de cette croisade noire qu'inspire et que mène l'esprit des ténêbres, toutes les voix font silence, celles de la science comme celles de la philosophie ; les champions de l'Université trahissent leur petit sacerdoce , et digèrent à l'écart. Cousin se tait làchement, comme tous ses confrères de l'Institut, et la gangrène religieuse qui fera la peste sociale n'est pas combattue. 0 Voltaire, quels tristelS laquais tu as dans ta bonne vigne gau'oise ! Autre corruption impériale: Dans le Corps des ponts et chausséés, dans le service des chemins de fer, et l'on peut dire clans tontes les administrations publiques, il y a des employés, en fonction depuis Décembre, et qui touchent doubl~ salaire, une part pour J.e service public, et l'autre pour les rapports secrets, les dénonciations, les r6vélations. Chaque branche a ses hommes-argus, ses attachés de police qui surveillent, e:-pionnent, font parler et tiennent tablettes hebdomadaires. Dans ce bienheureux empire, il y a partout, dans les casernes et les ateliers principalement, des succursalistes de la rue de Jérusalem ! Et ne croyez pas que les chefs d'administration répugnent plus que les autres à cet immonde métier de la confidence venitiennc; on en connait qui touchent jusqu'à 30 mille francs d'appointement et qui n'en émargent pas moins au registré Piétri, Collet-Maigret et Cie. Que voulez. vous que deviennent les mœurs publiques sons cet ignoble régime des polices de f:,mille? Le père n'est pas sûr de ses enfants et l'amitié la plus éprouvée vous est menace ou du moins problême ! Le camp du Midi comme celui du Nord a été presqu 'un eamp-cimetière. Le choléra l'a fauché trois mois durant, et ce qui en reste, expédié pour Sébastopol n'y fera pas grande besogne. ' Nous ne ~avons rien, ici, de ce grand siége qui devait être un si rapide et si beau triomphe. La feuille officielle ne dit rien; les autres journaux n'osent pas parler et l'opinion s'égarE! dans l'ombre. Il y a cependant quelques lettres particuli~res qui nous arrivent à travers les filets de la police impériale, et cc qu'elles disent est bien triste! Non ·seulement l'armée a eu les Russes et le choléra, mais l'anarchie est da11s lee états-majors : le:, commanL' li OM~lE. dans des diverses armes sont tous divisés et ne s'appuient guèrcs ou concourent mal. La flotte est en lutte avec l'armée de terre~ et si les Russes résistent e11core quelque temp~, c'en est fait de notre armée : car la tempt'He est là qui coupera le retour. Tristes nouvelles! XXX. LA FRANCE ET LA. RÉVOLUTION. LA 1110XA!tCHU,: DE JUILLET. J'ai à parler maintenant de la monarchie du Juillet. J'écarte les idées secondaires, et je ne m'attache qu'aux' idées tout-à-fait générales. La ,-,ituation de la branche cadette des Bourbons fut, à i>onorigine, tout le contraire de celle de la branche ainée. La monardlie de la Restauration avait été imposée par l'étranger. La monarchie de Juillet sortit <l'une insurrection populaire, commencée, poursuivie et achevée au nom des lois audacieusement violées. L,1 première soulevait contre elle le patriotisme national. La seconde fut le produit de ce patriotisme triomphant. • L'une, s'appuyant sur le droit divin, henrtait les idées du temps. L'autre, fondée :.ur le dogme de la souveraineté du peuple, était en p.1rfaite harmonie avec ces idées. Celle-là, par ses sentiments, ses tendances, ses projets, ses sectes, inquiétait la France nouvelle; celle-ci, par les même~ causes, la rassurait complètement. Il y a plus : ce contraste entre les deux monarchies SP. manifestait même jusque rlans le caractère des membres des deux familles royales. Fiers, hautains dans leur langage, leurs habitudes et leurs manières, s'entourant pi esque exclusivement de descendants des familles féodales, les Bourbons de la branche aînée semblaient lies I evenants d'un autre âge. ''Ils n'ont rien oublié, rien appris," disait-on d'eu"!. Dans ces quelques mots, l'esprit franç:iis, souvent si vrai dans sa vivacité et sa concision, les avait peints admirablement. Les princes de la famille d'Orléans étaient tout l'opposé. Sans faste, sans morgue, simplr.s en toutes choses, ils avaient les mœurs de la bonrgcoisie; d'ailleurs, le chef de la famille, le roi Louis-Philippe, p,1ssait pour un esprit éclairé et sans préjugés, pour un partisan siflcère de la liberté. On savait que, sous la Restauratiou, il avait été l'ami des hommes les plus populaires de cette époque, de Laffitte, du général Foy, de Casimir Périer, de Manuel lni-même, et que sa maison et sa bourse avaiet,t été ouvertes aux victimes de la cause libérale. Et puis, Béranger, le poète de la gloire et de la liberté, n'avait-il pas fait des vers en son honneur? Paul-Louis, le mordant pamphlétaire, ne s'était-il pas départi envers lui de son humeur ombrageuse et sarcastique? N'avait-il pas dit : "J'aime ... le duc d'Orléans particulièrement, parce yu'é- " tant ué prince il daigne être honnête homme ... Le cas " avenant je me fierais à. lui, quoiqu'il m'.cn ait mal pris " avec d'autres drjà? " Et, en voyant au collége le ùuc de Chartres, fils ainé du duc d'Orléans, il n'avait pu contenir sa jubilation, et il s'était écrié: "Jamais de dra- " gonnarles ni de Saint-Barthélemy, quand les rois, élt:vés " au milieu de leurs peuples, parleront la même langue, " s'entendront avec eux sans truchement ni intermé- " diaire; de Jacquerie nan plus, <le Ligues. de Barri- " cades.'' • Dans tout cela, que de causes de force, de <lurée, de puissance, de splendeur, pour la monarchie de Juillet ! Et, pourtant, après dix-huit ans de règne, elle aussi a disparu à son tour! La faiblesse, la bouté du roi, sa répugnance à faire verser le sang, et, d'un autre côté, l'audace des républicains, ont-elles amené la catastrophe, ainsi qu'on l'a prétendu? La Révolution de Février n'estelle qu'un coup de main heureux ? Louis-Philippe serait encore sur le trône, disait naguère l'Asse•nblée nationale, s'il avait fait tirer à boulets rouges sur les Parisiens. Et, là-dessus, dé,olatio11 du journal de la fusion de ce que le roi 11'a pas t>U recours à ce moyen héroïque. Eh bien, examinons, et voyons si telle a été en effet la pierr .. d ·achoppi=ment de la monarchie de Juillet, ou bien si, au contraire, elle n'a pas été tout autre, bien plus profonde et bien plus éloignée. Je crois tiue, pour cela, il f<tut no11s demander et rechercher deux choses : d'abord, qu'ell~ était la tâche historique de la monarchie de Juillet, ensuite, comment cette monarchie ra accomplie. Car, évidemment, si elle n'était tombée que pour y avoir m nqué, toutes les petites explications que nous venons de noter seraie1 t sans faleur. Jamais mission n'a été plus clairement rléterminée que celle de la monarchie de Juillet, tant au dehors qu 'an dedans. Par rapport à l'étranger, qu'est-ce que c'était que la Révolution de 1830 ? rLa France se relevant de ses défaites et de ses humiliations, et venant reprendre en Europe la place et l'importance qui !ni appartiennent. Car, depuis 1814 et 1815, cette place et r:ettc importance elle 11eles posséclait plus. Dépouillée de toutes les conquêtes de la République et de l'Empire, réduite aux limites de l'ancienne monarchie, ouverte d11 côté clu nord aux invasions de l'ennemi, la· France u'était plus en r6alité qu'une puissance de second ordre, tandis que les autres ~tats s'étaient accrus et fortifiés en proportion même de son abaissement. Et de plus, enferm!!e comme dans un cercle par la Sainte-A liancc, elle 11' vait pas un seul allié sur le continent, et ôtait àès lors encore affaiblie par-là. Dans cette situation, le rOle du gouvernement ùc Juillet était tout tracé. Il consistait, d'une part, à ne pas reconnaître le traité de la Sainte-Alliance, à s'appuyer ainsi sur son i111lépendance et sa liberté ; et, d'antre part, à former contre la Sainte-Alliance des rois absolus, la Saint~· Alliance des peuples et des gouvernements libres. Or, il n'y avait qu'à vouloir pour atteindre ce double résultat. En effet, en même temps qu'elle avait ébrar.Jé et rendu impuissant l'absolutisrue européen, la Ré,volntion de 1830 avait remué et agité tous les peuples. La Pologne, la Belgique, l'Italie s'étaient soulevées; l'Espagne, les Provinces rhénanes, le centre da l'Allemagne lui-même arnient frémi; et l'Angleterre, se dépouillant noblement de sa haine séculairC: pour la France, avait applaudi à la victoire des Parisiens. Ainsi, voilà des alliés naturel.;; qui venaient au gouvernement français. Leur donuer la main c'était son intérrt et son devoir, car, ùu même coup, il se fortifiait et il servait la liberté d'où il tirait son origne. Au lieu de cela, qu'est-ce qu'il fit? Il reconnut le traité de la Sainte-Alliance, -et il abandonna successivement tous les peuples qui attendaient de lui leur salut; il abandonna l'Italie, cette noble terre d~s arts et de la poésie, qu'écrase mais que ne peut ni abattre ni tuer la plus exécrable des oppressions; et il n'intervint en Belgique en Hollande que pour y exécuter les ordres de la ~ainte-Alliance. Aussi, profitarit de la circonstance, la Sainte-Alliance se refit contre nous plus formidable qu'avant 1830, nous fùmes de nouveau réduits à l'isolement, et, pour conserver la paix, notre gouvernement se vit contraint à entasser concessions sur concessions, hontes sur hontes. Trist,: et inévitable résult 1t d'une politique 11011 moins inintelligente que misérab:ement égoïste! A l'intérieur, la tàche du gouvernement de Juillet n'était pas moins bien déterminée qu'à l'extérieur, tant dans l'orJre politique que dans l'ordre social. Quel est le caractère de la Révolution rie 1830, considérée à l'intérieur, et sous le rapport politique 't c'est la France se rattachant directement à la tradition révolutionnaire, c'est le peul'le reprenant sa sou,·eraineté et ses ,droits. Or, de quelle manière les législateurs d~ 1830 cons tcrèrent-ils la souverai.neté du peuple? Après l'avoir reconnue comme prinr:ipe fondamental de leur Charte, ils la violèrent impudemment dans l'application, si bien que, sur près de dix millions de citoyens majeurs, ils n'attribuèrent la capacité politique qu'à deux cent mille environ. Si, selon moi, il existe des institutions politiques, seuli:s et éternellement légitimes, je reco1111ais,l'un autre côté qn:!, pour subsister et se développer, elles rloi\'cnt ètre en harmonie avec l'état social des peuples pour lesquelles elles sont établies. Je comprend-, dès lors que le législateur de 18,30 eût dit: "Je m'incline devant le principe "de la sou,·eraineté du peuple d'où je tire mon être erma " vie, mais en raisou de l'état i1ct11el des esprits et des "lumières, l'application complète m'en parait dangereuse; " par con<;équent, eu concentrant le pouvoir politiqne <lans " un certain 11omhre de citoyens, je ne fais que sanvegar- " der la société, comme· c'est mou droit et mon devoir." Bieu que ce me parai:<se un outrage ~norme et gratuit fait à la France du d1x-neuviè11w siècle que cet octroi du droit politique à deuJ; ce11tmille personnes seulement sur une population de plus ,le trente quatre millions d'âmes, je compreuds toutefois, je le répète, ce raisonnement. l\Iais quel en est le sens? Il saute aux yenx. Le voici : c'est la proclamation implicite du progrès clans la législation, et l'engagl.'ment pris <le le réalist:!r lorsque le besoin s'en fnait srntir. Le besoin ù\rne réforme d tns la loi éledorale ne tarda pas à $e manifester, clairement, énergiquement. Qu'estce que fit le gouvernement? Non seu 1ement il méconnut, il nia ce besoin ; mais, cle plus, il prit ses mesures pour que les portes <lu parlement lui fussent fermées, et qu'ainsi il ne püt se con\'crtir en loi. Je v<;ux dire qu'il organisa la corruption politique sur la plus large échelle : il acheta les députés, et ceux-ci achetèrent les électeurs, en sorte que, n'étant en coi:itact qu'avC'c une opinion publique factice, il ne vit point la réalité des choses. Passons à l'ordre social. Considérée sot,ts ce rapport, l'histoire de la nationalité française c'est l'amélioration progressive et continue de la condition des classes inférieures, commençant par l'abolition de l'esclavag-e, se continuant par l'affranchissement des serfs, et s'achevant à la Révolution de 1789 par l'établissement Je l'égalité des droits et de la proportionnalité de l'impôt. Or, ce mouvement réparateur et bienfaisant a-t-il atteint sa dernière limite ? Assurément non. Il est certain que, de notre temps, il y a, en France, infiniment plus de bic•n-être qu'avant l 789, et qu'en outre il est réparti sur un nombre de têtes beaucoup plus considérable. Néanmoins, la misère y est plus étendue et plus profonde qu'on ne le croit généralement. J'ouvre diverses statistiques, et je lis que, suivant les unes, le nombre des indigmts, c'est-à-dire des individus vivant soit en totalit~ soit pour partie, de la charité publique, y est de 4 à 5 millions, et, suivant les autres, d'environ l O millions. Prenone la moyenne, soit ; 7 mil-lion3 000 mitk inti~~1rfs.
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