Homme - anno I - n.46 - 11 ottobre 1854

CAMP DE BOULOGNE. S Octobre 1854. Nom; sommes depuiri qu~tre mois dans les baraques, et continuellement sur pied depuis la p-ointe du jour jusqu'à 5 ou 6 heures du soir. Quelquefois nous allons passer la nuit à la bel1e étoile à sept ou huit lienes. du camp pour parader le lendemain devant sa 11,lajesté, ou faire la haie pendant trois heures l'arme au pie!l ou a1,1 bras. A. l'arrivée de Madame Eugénie qui venait nous 11asser en revue, nous les avons attendus e1wiron quatre heures sous un soleil aTdent. Rien n'est plus ignoble 11ue notre état. Le servilisme a envahi tous les grades. C'est à qui fora des dénonciations, de l'espionnagP. et surtout de la piété pour avoir de l'avancement. Croiriez-vous que la recommandation de 111. le curé un tel vaut mille .fuis .mieux que les meilleurs états de services? Tout est bon pour s'attirer la bienveillance de l'empereur. . C'est la formule d'usage que j'ai entendue sortir de la bouche de mon colonel à .qui un général demandait des nDtes sur mon compte: j'étais marqué sur le livre noir, la livre des suspec-ts ! Notez bien que j'ai de longues années cle service, des campagnes en Afrique et une conduite sans repro~he, eh bien, pour toute récompense, je n'ai eu que des insultes et des humiliations qui auraient pu m'abrutir comme une foule de mes malheureux camantdes, pauvres 111achinessans aucune énergie. Ce sont plutôt des nègres de Bonaparte que des soldats. Je n'ai jamais v.u .un tel degré de bassesse. Malheur à qui ne salue1:ait ·pas sa J.lfajesté, un cent-garde ou M:. le commissaire de police. Malheur à qui lirait les journaux qu'on dit libéraux. Le mot le plus innocent contient une menace contre le gouvernement et les gendarmes. Ceux qui i,ont assez audacieux pour manifester leur indignation disparaissent du régiment, et d~fense expresse tl' en parler. La mauvaise nourriture fait aussi bon nom·bre de victimes. Les hôpitaux et les fosses regorgent : silence ! Le pain de munition est tellement mauvais que les pauvres gens n'en veulent pas, même pour rien. J'ai lu dernièr-ement en cachette la Cabane de Z'Oncle Tom. J'ai frémi d'horreur au récit des féroces traitements infligés par le planteur Legrée à ses nègres. Eh bien, c'est exactement notre vie, sauf les coups de fouet ; mais la prison, les marches forcées, les insultes et l'hôpital les valent bien. S9yez stir qu'il existe dans l'armée une phalange d'honnêtes gens qui dévorent en silence leurs douleurs et leurs larmes. La plupart d'entr'eux ont été incorpbr~s ùans les régiments. envoyés en Crimée. Tous ces suspects forment précisément le corps de cette vaillante avantgarde qn'on a lancée sur les Russes. Tous les coups ont été pour eux et les honneurs pour ceux qui étaient derrière ; ainsi, l'on verra bientôt le Prince maréchal et le maréchal prince. Comme vous voyez, notre empereur est toujours très babile; il se débarasserait volontiers du ma1·éehal et du prince en gagnant quelques petites vi~toires ... ça viendra peu·-~tre. En attendant, croyez-moi votre sincère et dévouô. 'Un suspect du camp de Boulogne. CORRESPONDANCE D'ESPAGNE. 4 octobre 1854. L'Espagt1e e~"t très arriérée, très ignorante, ses enfants les plus avancés eux-mêmes sont forcés J'en convenir; mais en même temps l'Espagne, il faut le dire aussi, est profondément démocratique. Il en résulte deux choses qui, au premier abord, paraissent contradictoires, mais qn i s'expliquent très bien l'une par l'autre. A cause de l'ignorance, on n'a eu jusqu'ici qne des mouvements peu 1nofon<ls, ce qu'on appelle des demi-rérnlutions ; et encore, en employant ce dernier mot, se sert-on d'une pa,- ro!e un peu trop ambitieuse. Peut-on nommer Révolution une secousse presqu'aussitôt compriméei qui a laissé debout tous les abus, toutes les institutions mauvaises, c1uia ouvert un vaste champ d'exploitation à des hommes qui ne valent guèr6 mieux que les conjurés de la fraction vaincue, du parti· modéré?. Voilà le mauvais côté de la situation espagnole; mais il y en a un autre qui rassure et qni donne les plus grandes espérances, c'est que, je vous le répète, le peuple est réellement démocrate, et non pas depuis hier, mais depuis un temps immémorial, en, vertu de ses luttes historiques pour l'indépendance. Les vieilles Constitutions, dont a cru jusqu'à ce jour qu'il était si fort entiché, sont tombées dans un discrédit complet; il ne lui reste qu'un sentiment très puissant d'égalîté et une passion pour la liberté qui n'attend pour éclater que les occasions favorables, et qui, bien certainement, -<lét'erminera avant qu'il soit peu des événements décisifs. Si vous vous placez à ce double poi-nt de vue, vous eomprenrlrez pourqùoi si peu de temps après les journées de juillet, un gouvernement armé a eu raii:;on, à l\fadrid même, de la liberté de la presse, de la liberté <leréunion, enfin de toutes les libertés spéciales pour lesquelles le peuple s'était battu, mais vous comprendrez aussi qne cette situation est anormale, précaire, et que d'un instant à l'autre elle peut faire explosion. Tout ce que j'ai à vous dire s'explique par ce qui préctde. Les denx hommes qui ont comprimé le mouvement, Espartero et O'Donnel marchent exactement, quoiqu'en L'1lO~l ll E. ennemis, dans b même voie que leurs devanciers; mais outre les di visions, les querelles sourdes qui ont déjà éclaté entr'enx, ils rencontrent a:.1dehors des oppositions -et des obstacles dont il leur sera bien difficile de venir à bout. Le mécontentement est partout; je ne vous parle pas tant de Madrid qui aujourd'hui ne peut guère prendre l'initiative, riue des provinces et surtout de celles du 11ordoù la compression est moins grande et où par conséquent le sentiment public a plus de force. Le gouvernement actuel a toutes les craintes, parce qu'il est véritablement exposé à tous les datJgcrs. Il craint ks Carlistes dans· le pays .,..ascongade, en Navarre, en Aragon, en Catalogne, mais ce n'est là que sa moindre terreur, il craint surtout les démocrates qui, dans ces deux dernières provinces ont acquis une prépondérance latente, mais incontestable, ainsi qu'à Valence, Cadix •et autres villes importantes; il craint· enfin jusqu'à la milice nationale de Madrid au sein de laquelle le ferment <le l'opposition prend, d'heure en heure, un redoutable développement. Telle est la situation en ce qui concerne les dispo~itions générales de l'Espagne. Y ... Samedi cÎernîer, ·-8octobre, la proscription francaise a dit le dernier adieu au neuvième citoyen tombé dans ses rangs, depuis que le Deux Décembre a jeté la _France républicaine à l'exil ou dans ses colonies-tourments. Celui-ci était un mécanicien que le peuple de Paris avait accepté comme candidat aux assemhlées législatives, et qui est mort, proscrit, après avoir traversé les pontons de Juin et de Décembre. li s'a~pelait ·Drevet, et l'un de ses compagnons de snpphcP, an Canada, comme au Duguesclin, le citoyen ,-rhéophile Guérin, a 1prououcé le discours qui suit sur sa tombe: CITOYErs, ·La mort nous frappe sans relâche, elle est en permanence parmi nous. ·Cette fosse que vous voyez béante est celle qui s'ouvrait, il y a dix jours à peine, pour un cles ~ondamnés à mort de l'empereur-bourreau. La proscription laboure les cimetières. Les proscrits viennent l'un après l'antre se coucher et se reposer dans la Justice éternelle. :fier, un homme illustre ,·ous disait à cette place où je suis ému et tremblant: "On meurt ici, on meurt souvent, on meurt sans cesse ... " Oui, nous mourons! Nous mourons en lai~sant après nous l'idée sainte et sacré,e qui nous a fait vivre dans la misère, la d~uleur, la calomnie, mais qui nous fait vivre aussi ,dans l'espoir de l'avenir. Le 12 décembre 18.51, un homme usé par le travail, y.ar la lutte, par les prisons cle la monarchie, était saisi _par les gardes-chiourmes de Sa Majesté, l'empereur des Français ; il était jeté dans une des salles immondes de la Pr6fecture <lepolice ; c'est lù que je l'.ii connu. Il était, lui, faible et souffrant, trainé au fort de Bicêtre, avec quelques autres, par une l6gion de soldats avec des canons ; il était enfermé dans unC' casemate sans air, sans feu ; puis dans un autre fort; puis, l'armée qui l'.miit conduit le reprenait avec son attirail de canons: il était mené, avec ses complices du droit, à un chemin de fer. Et tous entrainés dans un port de mer, enfouis dans un faux-pont ob:1cur, pestilentiel, dans une caoe comme Louis XI aurait à peine osé la rêver! 5 L'administration de SR l\Iaj,esté bâtarde lui donnait en pâture des gourgannes fétides, rebut des bagnes! Elle le transbordait, cette administration, d'une frégate poiurie dans laquelle il avait failli sombrer, dans une autre léproserie flottante où, après deux mois de gale et de poux, - ceci est vrai, j'y étais, - on le chassait avec le germe de la maladie dont il est mort en exil. Cet homme, dont le corp.s est dans cette fosse et dont l'àme nous écoute, s'appelait DREVET.... Il y a dans le monde quelque cinq ou six bandits s'appelant Bonaparte, François-Joseph, Nicolas, l\Iastaï, Ferdinand de Bourbon qui, de temps en temps, les nns pour caler les pieds vermoulus de leurs trône8, les antres pour y grimper à l'aide d'un escalier de cercueils, imaginent d'arracher les libertés et les· consciences des peuples comme on arrache les fleurs d'une plante; qui écrasent les Hongries, qui brûlent les Messines, qui égorgent les Polognes, qui tueut les femmes sur les promenades! Ils sont cinq ou six .._. et nous sommes ùeux cent vingt-huit millions, dai!s l'Europe civilisée, soulfomt ces monstres, leur. donnant nos hommes les pl1 Js jeunes et les plus forts pour accomplir leurs sombres desseins ! Eh bien, citoyens, il y a ùes hommes qui se dévouent au milieu <leces hontes, il y a des hommes qui parlent dans les ateliers, dans les caves, qui crient tout haut dans les bois : Liberté, Socialisme, Amour, et qui meurent ! ... Ceux-là ont répandu dans le monde une semence qui y germe, ils ont fait l'idée révolutionnaire, idée qui revient toujours et qui, comme Antée, touche la terre et reprend ses forces. Citoyens, le géant révolutionnaire a repris haleine, il reco:nmenre la. lutte. Une grande parole vous a montré l'Orient et ses sanglantes a\·entnres. Tpurnez-vons maintenant d'un autre côté ; regardez l'Espagne, catholi11ueet monarchique: il y a qui11ze ans qu'elle ::t jeté la loque catholi~ue à l'égoût ; elle est en train, aujourd'hui, d'y jeter le haillon royal. Son gouvernement voudrait y éteindre le flambeau de la liberté. Essai insensé: on ne met pas d'éteignoir au soleil. La Révolution vient, je la vois, je la sens.- C'est nne maré~ qui mo~1te, qui monte encore, qui monte toujo11rs; le~,digues ploient et cèdent, le flot qui emportera la prem1ere ren\'ersera toutes les autres. Attendons donc encore un peu, suppoi;tons avec courage ces derniers jours d'un étonnement qui déjà se dissipe. A bientôt 1a réalisation rle l'idée pour laquelle beaucoup sont morts et pour la.- quelle tant vivent encore ! • VrvF. LA RÉPUBLIQUE UNIVERSELLE, DÉMOCRATIQUE El' SOCIALE. LA QUESTIONSOCIALE. On se tromperait fort si on s'attenclai t à trouver dans c~ travail _unprojet. r.o.mplet et détaillé d'organisation sociale, et s1 on me disait e1:conséquence: " Voyons; nous supposons qne dans les villes et dans les campagnes le peuple s'est emparé du champ et de l'usine, comme·vous le Ùésirez; comment organiserez-vous le tra-vail ? " Moi, répondrais-je, organiser le travail! moi, étreindre dans mes débiles mains le sphinx formidable de la Révolution! moi, essayer ce qu'il n'est donné à aucun individu de faire, ce que les forces combinées de tout un. peuple peuvent seules oser! non, non. Je me trouverai assez heureux si je puis ~ntr,evoir ~es grandes lignes suivant lesqueUes le travail s or,9anisera ( et non suivant lesquelles on l'organisera) et si je puis travailler utilement à l'accomplissement lle ,quelques-uns des faits nécessaires à cette organisation. . Sans doute j~ pourrais comme tout autre dire mon ntop!e. Il est fa~ile à chacun de faire sa description idéale d un ordre social nouveau. Cela est même très uti'le. c , ' l l ' ar ce n est qu à a c arté de .cette lumière idéale que nous po~vo~s marcher d'u~ pa$ assuré à la réalisation rlu bien. Mais il y a dans ces sortes de créations une trop grand part laiss~e aux f~nt~is:es du cœur et de l'imaginatio: pou~. q~e JC me lai~se aller, ~ans un travail dn genre de celm-ci, .à entretenir le public des châteaux q1 1e je bâtis dans le ciel. . J c le_répète donc, avant de clore 1 cette étude sur Ja Révolution dans la propriété, et de passer à l'étude sur la Révolution dans la famille : Je n'~i pas de :;olution du problème social. De to1.1tcs les utopies, la plus utopique me paraît celle <les homm . l l . es qui_ont c,:s l'. so utlol~~ àd.to11tR;t, qui ne prétendent à rien morn~ qu, J ermer ere es evolutions. L'ère des Révolutions ne se_ ferme pas. La Révolution est étenullc:; parce que la vie est. le mom~ement, le progrès, et 11011 le repos. Que ~eux ~ui s?~t fatigués aillen't se reposer dans la mort; mais qu ils n aient pas la prétention que l'humanité s'arrête de peur de troubler leur sommeil. Je n'ai pas de solution du problème social. La fusion de l'état dans l'atelier, l'organisation do l'atel~cr p;1itiquC' et 1 inùt~striedln'est pas une chose simple et qu un omme sen p~1sse_ onner. Il faut pour cela le concours de toute~ les 111tell1gences,de toutes les volontés, de t~us les. br~s. Io~t homme peut connaître Je principe de l orgamsation sociale future. Il est proclamé. II a nom Eg~lité. l\foi_snul ne peut embrasser le détail des 'applicat1~us multiples de ce même principe anxriuellcs la diversité des rapports entre les hommes doit donner lieu Je n'ai pas <lesolution du problème social. • La vérité absolue ne luit pour aucun. La vérité relativ~ foit p~nr tous. Rejeté "iolemmcnt vers l'étude des questions sociales par le dégoût et le sentiment de révolte que m'inspire les !nfa_miesque l'on enseigne, à l'école, sous le nom de droit, Je cherche depuis longtemps la vérité, et je la dis telle qu'elle m'apparait. , J'ai vu q,~e ~ans tous l_este~ps C't dans tons les pays l homm:. n et_a1t souvera~n qn autant qu'il possédait la for~e, l mtell1ge_ncc, la richesse, et que la poursuite du droit de sou:era.meté, du droit politique était une illusion clécevante s1 on ne poursuivait en même temps la con- ~uête du [er, de l'or et de la pardle qui sont les incarnat'.ons sociales de la force, de la richesse, et de l'intelligence. Alors je me suis dit: le cri de la Révolution doit être la continuation et le développement du cri des Hussiles - la coupe au peuple - et voici mon programme: - A tous le for, à tous l'or, à tous la parole. - C'est-à-dire : . _-A tous les armes, à tous les richesses, à tous ]a science; ~ t~us le lu:e ; à tous, tout cc qui fait de la vie une bénérhct10n du ciel et non une damnation de l'enfer : à tous, avec et par ces biens, la liberté et la souveraineté. - On aura beau dire pour ou contre ·l'égoïsme, pour ou contre le dévouement, pour ou contre les passions de toutes ~ortes ; la vi~ de l'homme consiste à poursuivre la P?ssess1on. de ces biens po~r lui-même et pour ceux qu'il aime ; à se développer, lm et les objets de $CS affections.

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