en voulant se perpétuer au-delà des limites que son rôle et sa nature lui assignent, devenu un obstacle au progrès. Battu en: brêche et co□stamment amoindri par les révolutions religieuses, philosophiques, politiques et sociales qui, depuis plusieurs siècles, s-~succèdent avec une rapidité toujours croissante, il devait, selon la logique inflexible du progrès, être cléfinitivement évincé dn domaine social par la grande R~volution universelle de Février. Dans toute l'Europe l'él6ment révolutionnairt!, riche des magnifiqnes successions de 93 et de 1830, disputait de force et de moyens suffisants pour fonder la liberté et as- . surer l'avenir d'un nouvel ordre de choses. Mais, par une déplorable confusion d'idées et de faits, à peine les despotes furent-ils renversés, que les vainqueurs du principe d'autorité s'empressèrent de le rétablir ou de la mairitenir, se contentant d'en changer la forme ou le nom. Cet organisme bâtard créé au milieu de l'orage, au nom et dans l'intérêt de la liberté, mais ayant l'autorité pour base et pour auxiliaires inévitables l'armée, le clergé, le crédit féodal et toutes les cupidités alarmées, devait naturellement, logiquement, ramener au pouvoir l'homme en qui, selon les préjugés populaires, se résume et s'incarne le principe d'autorité. C'est ce qui est arrivé en France, en Allemagne, en Hongrie et à Naples. Cette déplorable méprise a replongé l'Europe dans toutes les horreurs d'un despotisme exaspéré par la peur et les humiliations qu'il a subies et les terreurs que l'avenir lui inspire. Cet avortement si subit et si profond dans les conséquences immédiates a dù porter le trouble et le désespoir clans bien des cœurs dévoués et leur faire croire à la compression définitive du progrès social. S'il en est parmi nous que cette crainte agite, qu'ils se rassurent; le progrès est incompre,sible ; gêné dans le clomaine des faits, il s'achemine cl :ns l'idée, et celle-_ci,électricité irrésistible, ne tarde pas à briser les entraves qui s'enchainent. Je l'assure hautement, et tou~ les hommes de cœur qui m'entendent, l'affirmeront avec moi : nulle puissance ne pent prévaloir contre le progrès! Autaut yaudrait emp~cher la matière de peser et la lumière de luire! Le mouvement c'est la vie ; vivre c'est se transformer. Conséquemment, le mouvement est à la vie ce que la puissance e~t à la matière et l'éclat à la lumière. Et puis, citoyens, le spectacle navrant que nous donne l'Europe et qui a si juste sujet de nous affliger, mais non de nous décourager, n'est pas nouveau clans l'histoire, de l'humanité ; ces perturbations sont même un des éléments essentiels de son développement intellectuel et moral. Action et réaction s'impliquent et se supposent mutuellement. Nous eh subissons les conséquences sans trop nous en rendre compte, ne voulant pas ou ne pouvant pas comprendre que chercher à étouffer la révolution soit aussi naturel, sinon aussi légitime, que chercher à la sauver et à la propager. Il y a néanmoins cette différence entre les deux tendances que l'une, quoique ayant toutes les forces vives de la société à son service, reçoit de constants démentis, tandis que l'autre, sans autres ressources que celles qu'elle puise en sa virtualité, reço:t des confirmations de plus eil plus éclatantes : c'est ce que le passé nous enseigne et que le présent confirme. N'avons-nous pas vu en France Mirabeau tout puissant et irrésistible tant qu'il resta l'orageux interprète de la révolution, s'éteindre soudain comme un cratère épuisé le jour où ses rancunes personnelles satisfaites et ses calculs égoïstes aboutis, il voulut, croyant sienne la force souveraine dont il disposait, la tourner contre le prodigieux mouvement qùi entraînait la société française toute entière ? La révolution, grandie par la résistance que ce transfuge lui opposa l'abattit de son souffle dévorant, passa outre et continua son œuvre. Mais il est dans les destinées de la vérité d'avoir toujours à •combattre : Après Mirabeau, c'est Bonaparte. Doué d'un génie incomparable, sorti des flancs mêmes de la révolution, armé et revêtu par elle de sa toute-puis. sance pour poursuivre et achever l'œuvre si largement ébauchée par les Titans de 89 et de 93, il ne tarda pas, oubliant sa mission et son origine, de s'abandonner aux rêves les plus extravagants d'une ambition effrénée. Pendant dix ans, on vit ce rude et infatigable soldat, poussant les nations éperdues les unes contre les autres, comme des vagues vivantes, tailler et façonner l'Europe à son image. Et quand tout se taisait devant lui, quand toutes les nations se courbaient devant son impériale volonté, et que César semblait gouverner le destin, l'idée, qu'il croyait morte, se dressa subitement devant ses légions victorieuses, et l'empire et l'empereur s'évanouirent comme 11n rêve! Que resta-t-il de tout ce bruit et de ce tourbillonnement prestigieux que l'on appelle l'épopée impériale?... Des trônes ébranlés, une papauté sans prestige et sans vie, la raison humaine granclie, des préjugés vaincus, le droit mieux compris, et le devoir entrevu ! Non, non ! la révolution ne peut pas avoir tort, parce qu'elle est le signe évident de la vie, et que la vie ne peut faillir à elle-même ; elle ne peut pas non plus être uincue, parce qu'elle a une force d'expansion qui ne s'arrête pas et qui grandit en proportion de l'obstacle qu'elle rencontre. C'est à tel point qu'il est aussi indifférent pour le triomphe de l'idée que toute révolution porte en lui, qu'elle soit combattue ou favorisée. Cela n'avance ni ne retarde sa marche d'une minute. Je dirai plus : tout semble démontrer que la persécution, par le bruit et l'éclat dont elle entoure la victime d!vouée, contribue puissamment à son triomphe,eµ excitant l'attention et le mouveL'HOM~IE: ment dans le domaine dex esprits. Du choc des idées jaillissent des clartés qui élargissent les horizons <lu moude intellectuel et laissent entreroir des vérités jusqu'alors inco-:inues. Citoyens, encore un mot et je termine. En février 184-8 le sphinx révolutionnaire a jeté au monde sa fulgurante énigme. Le socialisme est apparu non pas c.ommeune abstraction chimérique, bonne tout au plus à exercer la verve des rhéteurs, mais comme une vérité sociale fille et héritière du passé, et à ce titre destinée à précipiter la ~uine de l'ancien ordre de choses et à le remplacer par un ordre entièrement nouveau. Mais il arriva alors ce qui arrive toujours en pareille circonstance. Le verbe nouveau, mal compris des hommes de bonne comme de mauvaise volonté, produisit une stupeur générale, st11peur qui habilement exploitée et entretenue donna aux despotes et à leurs séïdes, le moyen de ressaisir partout le pouvoir. C'est alors qu'un spectacle vraiment sublime a été ,tonné au monde. D'un côté toutes les puissances et tous les intérêts menacés, coalisés, se troublant de plus en plus, et par suite se livrant à tous les excès qu'entraîne le paroxisme de la peur ; et de l'autre les petits et les faibles, la vile multitude enfin, malgré la plus horrible persécution, malgré la ruine apparente de ses espérances, persistant dans ce calme apparent, dans ce calme solennel, vrécurseurs de la tempête que produit toujours la réflexion. La lente élaboration de la pemée humaine a enfin abouti. La vérité nouvelle est sortie toute entière du cerveau <lnpeuple et prête à la lutte décisive qui se prépare. Vienne le moment, vienne le signal! et ce signal éclatant comme la trompette du jugement dernier, éblouissant comme l'éclair qui embrase l'horizon tout entier, vienclra, je vous le jure, et viendra demain ! et alors aura lieu la confusion chaotique, les déchirements douloureux qui accompagnent toujours l'enfantement d'une civilisation nouvelle. Mais le jour se fera rapidement dans ces ténèbres, et sous l'influence fécondante du soleil des intelligences, les nations rendues à elles-mêmes, <lébarassées des.obstacles sociaux qui les empêchaient de se reconnaitre et de s'embrasser comme sœurs, fou<lerout la République Universelle, réalisatiori du dogme humanitaire : Liberté, Egalité, Fraternité ! VARIETES. Le citoyen Herzen nous envoie les lettres suivantes, adressées à W .-J. Linton, artiste plein de talent et de cœur, et qui les a publiées dans le journal mensuel The English Republic, imprimé à Newcastle. Suivant le désir exprimé par le citoyen Herzen, nous lui laissons toute la responsabilité <le ses appréciations, de ses opinions, dont il ne veut pas, dit-il, nous imposer la solidarité morale. L' English Republic, dont la devise est " Dieu et le Peuple," a dû sans doute faire ses réserves? En faisant cet emprunt à notre confrère du nord de)' Angleterre, nous le remercions de l'accueil qu'il a fait à notre journal dont il a publié le programme dans son numéro de mars. LA RUSSIE ET LE VIEUX MONDE. (Deuxième lettre à W. L1:sToN, Esq.) Cher Linton, La formule de la vie européennne est beaucoup plus compliquée.. que ne l'était celle du monde antique. Lorsque la culture de la Grèce déborda _les limites étroites des républiques urbaines, ses formes politiques furent de suite épuisées et s'usèrent avec une grande célérité. La Grèce devint province romaine. Lorsque Rome dépensa son fond ù'organisation et transgressa ses institutions politiques, elle ne trouva plus de ressources pour sa régénération et se désaggrégea en se combinant de diverses manières avec les barbares. Les états antiques n'étaient pas pevenniels, ils n'existaient qu'une saison. Vers le XVe siècle, l'Europe arriva à un de ces cataclysmes, qui, pour les états antiq1rns, aurait été le précurseur d'une mort certaine. La conscience et la pensée rejetaient les bases de l'édifice social. Le catholicisme et le féodalisme furent attaqués. Une lutte sourde dura plus de deux siècles... minant l'église et le château. L'Europe était si près de la mort, que déjà on commençait à entrevoir les barbares au-delà des frontières - ces corbeaux qui flairent de loin l'agonie des peuples. Bysance était dans leur mains, ils paraissaient tout prêts à fondre sur Vienne, mais le croissant fut arrêté au bord de l'Adriatique. Un autre peuple barbare s'agitait au Nord, s'organisait, se préparait.- Un peuple en peaa de mouton et aux yeux de lézard. Les déserts du W olga et de l'Oural ont vu de tout temps les bivouacs des peuples en migration ; oe sont les salles d'attente et de rassemblement, officina 9eutium,_ où, en silence, la destinh prfpare cea nut\es de sauvages pour les làcher sur les peuples mouvants, sur les civilisations en marasme-afin de les achever. Pourtant la lune des Islamistes ne se levait pas et se contentait d'éclairer les ruines cle l'Acropolis et les eaux de !'Hellespont. Et les barbares du W olga, au lieu de tenter une inrnsion en Europe- allèrent enfin, dans la personne d'un de leurs Tzars, solliciter de leurs voisins la civilisation et l'organisation politique. Le premier orage p9.ssa au-dessus des têtes.· Que s'est-il donc passé? La migration éternelle des peuples vers l'Occidentretenue par l'Atlantique, se continuait; l'humanité avait trouvé un guide : - Christophe Colomh-lui montrait le chemin. L'Amérique sauva l'Europe. Et l'Europe entra dans une nouvelle phase d'existence qui manquait aux états antiques : une phase de décomposition à l'intérieur et de développement au-delà de l'océan. La Réformation et la Révolution ne sortirent pas des mur11 de l'église ni des enceintes des états monarchiques: évidemment elles ne purent pas abattre le vieil édifice. Le o.ô:ne gothique s'affaissa, le trône se pencha de côté, mais leurs ruines subsistèrent. Et, ni la Réforme, ni la. Révolution n'avaient plus prise contre eux. On a beau être réformé, évangélique, luthérien, protestant, quaker-l'église existe, c'est-à-dire que la liberté de la conscience n'existe pas, ou c'est un acte de rébellion individu.elle. On a beau être parlementaire, constitutionnel à deux chambres ou à une seule, au suffrage restreint ou au suffrage universel.. .. le trône penche, mais existe toujonrs ; et quoique les rois fassent la culbute à chaque instant,-il s'en trouve d'autrts.-A défaut d'un roi dans une république, si c'est en France, il y a un roi de paille qu'on met sur le trône et pour lequel on garde les châteaux et les parc.5, les Tuileries et les Sai11t-Clo11d. Tandis qu'un christianisme laïque et rationalistelutte contre l'église. sans s'apercevoir qu'il sera écrasé le premier par la voüte, - tandis qu'un républicanisme monarchique lutte contre le trône, pour s'y asseoir royalement.- Le souille révolutionnaire est ailleurs,- le torrent a changé de direction et laisse ces vieux Monteschi et Capuletti continuer lellI lutte héréditaire sur le second plan. L'étendard se lève, non plus contre le prêtre, - non plus contre le roi, non plus contre le noble, mais. contre leur héritier à tous,- contre le maître;- contre le détenteur patenté des instruments de travail. Et le. révolutionnaire n·cst plus ni huguenot, ni protestant, ni libéral : il s'appelle Ouvrier. Et voilà que l'Europe - r~jeunie une fois - deux fois même, - s'arrête à une troisième limite n'osant la franchir. Elle tremble devant le mot de "Socialisme" qu'elle lit sur la pqrte. - On lui a dit que c'est Catilina qui doit ouvrir la porte, et cela est vrai. La porte peut ne pas s'ouvrir; mais si elle est ouverte, ce sera par Catilina ... et un Catilina qui a tant d'amis, qu'il est impossible de les étrangler tous dans une prison. Cicéron, l'assass.in consciencieux et civil, fot plus :;.1eureuxque son_ émule Cavaignac. . Cette limite est plus difficile à passer que ne furent les autres. Tontes les réformes conservent la moitié du vieux monde, qu'elles couvrent ù'un nouveau drap ; le cœur ne .,e brise pas entièrement ; on ne perd pas tout à la fois; une partie de ce q11'onaimait, de ce qui nous etait che.r depuis l'enfance. que nous vénérions, ce qui était traditionnel, reste et console les faibles... Adieu chansons des nourrices, adieu réminiscences de la maison paternelle, adieu l'habitude dont la force est plus grande q11e la force du génie, clit Bacon. ... Rien ne passera la douane pendant l'orage ; a11ra- ~on la patience d'attendre le calme? Peu à peu tous les intérêts, toutes les préoccupations, complications, aspirations qui ont agité pendant un siècle les esprits en Europe-pâlissent, deviennent indifférentes, choses de routine, questions de coterie. Où sont tous les grands mots qui faisaient vibrer le cœur et verser les larmes! ... Où sont les drnpeaux vénérés depuis Jean Huss dans un des camps, depuis 89 dans un autre? Depuis que le brouillard opaque, qui enveloppait la révolution de Février, a disparu, on commence à voir de plus en plus . clair; une simplicité tranchante remplace les complica- .. tions : il n'y a que deux questions réelles : La question sociale,- La question russe. Et, au fond, c'est la même. La question russe, c'est le· côté accidentel, l'épreuve négative ; c'est la nouvelle apparition des barbares, flairant l'agonie, criant leur " memento mori " au vieux monde, et lui offrant un assassin s'il ne veut pas se suicider. En effet, si le socialisme révolutionnaire ne parvient pas à en finir avec la société en décadence-la Russie en finira. Je ne dis pas que cela soit nécessaire,-mais cela est possible. • ' Rien n'est absolument nécessaire. L'avenir n'est jamais immuablement arrêté d'avance : il n'y a aucune prédestination invariable. L'avenir peut ne pas être du tout. Un cataclysme géologique pourrait bien mettre fin non seulement à la question orientale - mais à toutes les autres, faute de questionneUJs? L'avenir se forme, se crée des élémens qui sont sous mains, et des conditions qui les ento1uent, il continue le passé ; les tendances générales, vaguement exprimées, ae modifient d'après les circollata1u:es. Les circonalaDC~
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