DE LA MODE ET DES SNOBS par Manès Ce texte est un extrait substantiel d'un essai écrit dans l'hiver de 1953 et publié en traduction allemande sous le titre « Snobisme 1954 » par la revue viennoise Das Forum. En le relisant, je suis moins frappé par sa désactualisation que par ce qu'on pourrait appeler un « déplacement d'accents ». Le lecteur constatera avec quelque surprise que la position des « oudénistes », que je caractérisais alors comme étant de droite, semble avoir été adoptée par des « gauchistes » d'aujourd'hui. Le mot le plus souvent cité pendant les « événements de Mai » était - on ne l'a pas oublié - : « Nous refusons un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s'échange contre le risque de périr d'ennui. » Or, en 1953, je dénonçais comme intolérables les cris : « Ici on se meurt d'ennui» que j'attribuais aux snobs de droite. Comme les gauchistes d'aujourd'hui, ils méritaient le reproche que « leur hostilité contre la technique ne les pousse pas à refuser le confort qu'elle apporte ; ils croient seulement qu'elle vide les âmes des autres ». APRÈS le triomphe de la Sainte-Alliance et pendant quelque trente ans - jusqu'à 1848 - le snobisme trouva son ambiance dans un ennui cosmique : les pères avaient servi ou combattu un usurpateur conquérant, les fils devaient renoncer aux ambitions sans mesure et jouir en paix de l'ordre rétabli. Alexandre eût connu leur ennui, si Philippe avait conquis l'Orient. Installés dans une mélancolie décorative et confortable, ils rêvaient d'exotisme, et l'invasion des touristes succéda à celle des armées. Lord Byron allait mourir en vain à Missolonghi pour une Hellade effacée. Les génies mouraient jeunes et bêtement : Shelley, Buechner, Lermontov, Pouchkine. (C'est un des grands mérites du romantisme d'avoir réglé son compte à l'ennui démonstratif, et couvert de ses cris de passion la senBibliotecaGino Bianco Sperber Les écrivains du néant se sont depuis lors portés vers l'extrême gauche, sans beaucoup changer, d'ailleurs. Leur littérature est sans doute la plus asociale que l'on puisse imaginer, mais dans leurs manifestations politiques qu'ils ont tendance à répéter hebdomadairement, ils se placent pour ainsi dire à gauche de l'extrême gauche. Le rôle attribué au parti communiste n'est plus le même, les snobs de gauche ne se sentent réellement bien situés qu'en tant que protagonistes de guerillas partout dans le monde et que promoteurs d'au moins « deux, trois guerres du Vietnam ». C'est ainsi qu'ils se dévouent à la cause de la révolution. Evidemment, ces snobs politiques, les « oudénistes » et les « ontistes », ne se placent ni à gauche, ni à droite, mais en dehors, en biais des vrais problèmes. Ces contemporains sont trop souvent désespérants, ils ne sont jamais sérieux. M. S. siblerie qui remplaçait les grands sentiments disparus.) Le snobisme fut une des premières expressions du refus de la bourgeoisie de reconnaître sa propre idéologie. Non sans profiter de l'avoir, le jeune bourgeois conquit par le snoune mélancolie décorative et confortable, ils ne dut rien à la généalogie, tout à la création. Une carrière de Médicis n'était plus possible, le snobisme n'incitait pas à des actes éclatants, mais à des attitudes d'éclat parfois démesurément coûteuses, voire héroïques. L'histoire des snobs serait donc une comique anthologie biographique qui ferait moins souvent rire que sourire, une suite d'anecdotes où s'illustrerait un goût qui se veut original en tout, et si possible unique. L'histoire du sno-
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