Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

M. BODY L'échec de Lyon ne décourageait pas Bakounine. Dès son arrivée à Marseille, il avait repris la plume pour continuer sa Lettre à un Français. De ce séjour sortira un nouveau « Manuscrit de 114 pages » 3 où l'auteur analyse la situation politique et sociale de la France après la chute de l'Empire. Il écrit : Voici bientôt un mois que l'infâme régime des Bonaparte, renversé par les baïonnettes prussiennes, a croulé dans la boue. Un gouvernement provisoire, composé de bourgeois plus ou moins radicaux, a pris sa place. Qu'a-t-il fait pour sauver la France ? En présence de l'immense catastrophe qui menace d'anéantir ce beau et grand pays, la sottise et l'impuissance flagrantes et désormais constatées des hommes qui composent ce gouvernement ne peuvent inspirer que l'indignation et le dégoût. Après avoir montré ce que furent la « sottise et l'impuissance » des Gambetta et consorts lors de la formation par l'impératrice Eugénie du ministère Palikao, Bakounine pose la question : le prolétariat et la bourgeoisie veulent-ils la même chose ? Et il répond : Pas du tout. Les ouvriers de France veulent Je salut de la France à tout prix, dût-on même pour la sauver brûler toutes les maisons, exterminer toutes les villes ; les ouvriers veulent la guerre à outrance, la guerre barbare au couteau, s'il le faut. N'ayant aucun bien à sacrifier, ils donnent leur vie. Ils comprennent d'ailleurs instinctivement que l'asservissement de la France sous le joug des Prussiens serait la mort pour toutes leurs espérances d'avenir, et ils sont déterminés à mourir plutôt que de laisser à leurs enfants un avenir d'esclavage et de misère. Puis il revient sur l'union indispensable des ouvriers des villes et des travailleurs des campagnes : Ce qui sépare les paysans des ouvriers des villes, ce ne sont point des intérêts différents, ce sont des idées différentes, des préjugés produits par l'ignorance systématique imposée par tous les gouvernements précédents aux populations des campagnes. ( ...) Les paysans sont les vrais patriotes de la France. Les ouvriers défendront l'idée de la France. Les paysans seront les défenseurs naturels de son territoire. Ils adorent cette terre qu'ils arrosent de la sueur de leur front et qu'ils cultivent de leurs bras. Et lorsqu'on leur aura bien expliqué qu'il s'agit de défendre cette terre contre l'envahissement des Prussiens (...) alors, les paysans se lèveront aussi, et cette levée en masse des travailleurs des campagnes unis aux travailleurs des villes sauvera la France. Mais le nerf de la guerre, c'est l'argent : Où le prendre? Mais partout où il se trouve. Ne s'agit-il pas du salut de tous les Français ? Plus que cela, ne s'agit-il pas de la liberté de l'Europe qui, si la France succombait sous les baïonnettes prussiennes, aurait à supporter un esclavage de cinquante ans au 3. C'est sous ce titre qu'il est reproduit dans le IV• tome des Œuvru, Paris 1910, Ed. Stock. BibliotecaGino Bianco 255 moins ? Dans de pareilles circonstances, lorsqu'on s'appelle gouvernement de la Défense nationale, ce n'est pas seulement un droit, c'est un devoir de prendre à tous les Français, en observant sans doute une juste proportion, tout ce qui est nécessaire pour le salut de la France : aux uns leur vie, aux autres leur bourse. D'ailleurs « il y avait pour le gouvernement prov1sotre tant de moyens de faire de l'argent » : Et d'abord, il ne fallait point laisser partir l'impératrice Eugénie, la tendre épouse du plus ignoble coquin qui ait jamais régné en France. Il fallait l'arr~- ter, non pour lui faire du mal, mais pour la retenir prisonnière, au pain et à l'eau, tant que Napoléon III n'aurait point dégorgé les deux milliards à peu près qu'il a volés à la France. (...) De même, n'aurait-on pas dû arrêter, dès le premier jour de la proclamation de la République, les plus illustres et les plus zélés serviteurs de l'Empire? (...) D'abord pour les empêcher de faire de la réaction dans les campagnes de France et ensuite pour leur faire dégorger tout ce qu'ils ont si honorablement gagné avec la permission de leur maître. On les aurait tenus en prison jusqu'à la fin de la guerre. S'adressant directement au destinataire de sa lettre, Bakounine expose une conception de la vindicte du peuple qui, sous sa plume, ne manquera pas de surprendre : Tu vois, cher ami, je ne dis pas qu'il eût fallu guillotiner tous ces coquins. Ce serait retomber dans les errements du jacobinisme de 1793 et 1794, système suran11é et impuissant. ( ...) Ce système a contre lui l'épreuve historique, car il a produit le contraire de ce qu'il voulait atteindre : la guillotine, cet instrument incisif de l'Etat, n'a point tué la réaction, elle l'a fait revivre. Et d'ailleurs, comme l'immense majorité de la bourgeoisie est réactionnaire, il aurait fallu, pour exterminer la réaction d'aujourd'hui, couper dix fois plus de têtes que Marat ne l'avait osé rêver dans ses nuits les plus sombres. Verser le sang à froid, avec tout l'accompagnement obligé de l'hypocrisie juridique, est une chose odieuse et horrible. Lorsqu'on fait la révolution pour l'émancipation de l'humanité, il faut respecter la vie et la liberté des hommes ; mais je ne vois pas pourquoi on respecterait les bourses, lorsque ces bourses se sont remplies par le pillage, par le vol, par le crime, par tous les sales moyens du régime bonapartiste. Mais comment évaluer ce que tout ce grand monde a volé à la France ? C'eût été bien simple : Depuis Napoléon III et son épouse Eugénie jusqu'au dernier de leurs serviteurs, ils sont tous entrés gueux comme Job et criblés de dettes au pouvoir. Maintenant, en examinant leurs papiers, il n'était point difficile de déterminer approximativement ce qu'ils possèdent. N'est-ce pas ainsi que la loi en use avec tous les banqueroutiers ? Et alors on aurait pu déclarer à chacun : « Vous resterez en prison, au pain et à l'eau, tant que vous n'aurez pas déboursé telle somme. »

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