S. ESSÉNINE Mon cher Sandro, 1 Je t'écris du bateau qui me ramène à Paris. Nous voyageons tous les deux, Isadora et moi. Vetlouguine est resté en Amérique ; il veut tenter sa chance avec son roman « Mémoires d'une canaille », imitant en cela son héros, l'homme aux dents couronnées 2 • Mes impressions d'Amérique, je te les raconterai plus tard. C'est une épouvantable saloperie : extérieurement, Bakou tout craché, intérieurement l'accouplement de Couillanski avec Serpinka 3 • Voilà, mon petit vieux. J'ai entendu dire que tu avais été à Moscou. Je voudrais bien avoir quelques détails sur mes affaires. Tolia (Marienhoff) m'a écrit que Kojeb (atkin) et Eisen (stadt) ont quitté la boutique 4 • Et moi ? qu'est-ce que je deviens dans tout ça ? J'aimerais le savoir, car, distrait comme il est, il a oublié de m'en parler. Sandro, Sandro, j'ai un cafard insupportable, à en mourir. Je me sens ici étranger, inutile, mais dès que j'évoque la Russie, dès que je pense à ce qui m'attend là-bas, je n'ai absolument pas envie d'y retourner. Si j'étais seul, s'il n'y avait pas mes sœurs, j'enverrais tout faire foutre et je partirais pour l'Afrique ou quelque part ailleurs. Ça me fait mal au cœur, à moi, fils légitime de la Russie, d'être traité en bâtard dans mon propre pays. J'en ai marre de cette attitude de condescendance et de putasserie des puissants du jour et plus encore de supporter la lèche que leur font mes confrères. Je n'en peux plus, vraiment je n'en peux plus, c'est à hurler ou à se faire voleur de grand chemin. Maintenant qu'il ne reste plus de la révolution que des cons et des couillons, et que là-bas on serre la main à ceux qu'avant on fusillait, il saute aux yeux que toi et moi, nous avons été et nous continuons d'être les salauds qu'on peut charger de tous les péchés mortels. Ecoute, vieux frère ! Même naguère à Moscou encore, tu te souviens, quand nous allions les voir, ils ne nous offraient même pas une chaise pour nous asseoir. Mais maintenant, maintenant;:; un méchant dégoût m'envahit. Je ne comprends plus à quelle révolution j'ai appartenu. Sûrement pas à celle de Février ni à celle d'Octobre. En nous, c'est plutôt quelque novembre qui se dissimulait et se dissimule encore. Bon ! ça suffit. Laissons là ces propos pour ne rien dire. Envoie-moi, mon cher vieux, ce que tu as ramené de nouveau de Moscou, et, dans ta lettre, raconte-moi tout en détail. Seulement, ne me dis pas les bêtises que l'on raconte de moi ; garde-les plutôt soigneusement en réserve (griffonnées au mur au-dessus de ton lit 6, comme tu écris tes vers). Ecris-moi quelque chose de bon, de chaleureux et de gai, en ami. Tu vois, je me prends à parler comme un charretier. Preuve que j'ai mal et que je suis dégoûté. Ton SERGE Paris, rue de la Pompe, 103. Océan Atlantique, 7 février 1923. (Traduit du russe par E.P.) 251 1. L'orthographe et la ponctuation sont de l'auteur. 2. Allusion au livre d'A. Vetlouguine, « Mémoires d'une canaille», Berlin, 1922, dédié à Essénine et à Koussikov. Vetlouguine avait accompagné Essénine et Isadora Duncan dans leur voyage en Amérique, fin septembre 1922. 4. A. M. Kojebatkine et D. S. Eisenstadt avaient aidé Essénine et Anatole Marienhoff (Tolia) à tenir la librairie des lmaginistes, rue Bokhaïa Nikitskaïa, à Moscou. 3. Jeu de mots grossier sur le nom de N. ZakharovMenski. BibliotecaGino Bianco 5. Sic. 6. Allusion à une habitude de Koussikov de griffonner des vers sur le mur, au-dessus de son lit.
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