LETTRE A ALEXANDRE KOUSSIKOV par Serge Essénine En 1919 apparut en Russie soviétique le groupe de poètes et de peintres qui se dénommèrent Imaginistes et dont la revue la Sirène publia une déclaration-manifeste. Autour de leur théoricien A. Marienhoff et du génial Serge Essénine se rassemblaient des poètes de grand talent, comme A. Koussikov, V. Cherchénévitch, R. lvniev, I. Grouzinov, M. Roïzman, N. Erdman et de jeunes peintres. Ils fréquentaient volontiers le fameux café l'Ecurie de Pégase, publiaient des recueils de vers et des revues, entre autres L'Auberge pour voyageurs dans l'admirable. L'évolution du régime soviétique leur fut fatale. En 1926, Serge Essénine désespéré se suicida et le groupe des lmaginistes ne survécut guère à son poète le plus illustre. Le mensonge officiel du pouvoir communiste servi à l'intérieur de l'Union soviétique par une police et une censure sans pareilles, servi à l'extérieur par des partis, des agents, des courtisans et des valets aux ordres de Moscou, ce mensonge omniprésent a trompé l'opinion publique sur le suicide de Serge Essénine comme sur celui de Vladimir Maïakovski, tous deux présentés comme résultant uniquement d'une dépression nerveuse, de motifs psycho-pathologiques personnels. En réalité ces poètes de la révolution ont pour la plus large part quitté notre monde sublunaire par désespoir devant la dégénérescence du bolchévisme, par dégoût devant la prépondérance croissante des philistins, des parvenus et des profiteurs qui piétinaient les principes et bafouaient l'idéal de la révolution. Bien des écrivains écœurés par le régime soviétique n'ont trouvé d'autre issue que dans la mort volontaire. Ce fut le cas, d'abord, en 1924, d'André Goloub qui laissa ce billet laconique : « Je quitte ce monde et j'ai le plaisir de vous rendre ma carte du Parti. » Le poète prolétaire Kouznietsov se suicida la même année. André Sobol en fit autant en 1926, comme Essénine. Le poète symboliste Vladimir Piast se pendit en 1930, l'année même oû Maïakovski eut recours à son revolver quand Staline lui refusa le visa de sortie qui lui eût permis de rejoindre Tatiana D. en France. En 1941, ce fut le tour de Marina Tsvetaïeva qui eut l'imprudence de renoncer à vivre en France pour rentrer dans son pays en pleine guerre. Alexandre Fadéiev se suicida en 1956, peu après le discours de Khrouchtchev révélant une très petite partie des crimes de Staline. Ce n'est là qu'une liste partielle des suicides d'écrivains et de poètes dans la pseudo-patrie du socialisme. * Le martyrologe de la littérature russo-soviétique sera écrit, quelque jour. En attendant, nous versons au BibliotecaGino Bianco dossier un document qui dément clairement la version soviétique du suicide de Serge Essénine. Il s'agit d'une lettre de celui-ci à son ami A. Koussikov, où le poète exprime sans équivoque ses sentiments à l'égard du régime pseudo-communiste. Encore est-elle datée de 1923, et l'on sait ce que ce régime est devenu après la mort de Lénine : tout ce qui était déjà odieux à la sensibilité d'Essénine en 1923 s'avéra intenable en 1926. * * * Alexandre Borissovi tch Koussikov, de nationalité tcherkesse, né en 1900, est présenté à tort par les Encyclopédies littéraires soviétiques comme étant d'origine arménienne et né en 1896. Il doit le savoir mieux que ses biographes. D'abord poète futuriste, il rallia le groupe des Imaginistes et publia entre 1917 et 1923 avec succès une bonne douzaine de plaquettes et recueils de ses poèmes. Ayant émigré de bonne heure, il se fixa à Paris où il vit toujours. De ses relations avec nombre d'écrivains, ses contemporains, il a gardé de précieuses correspondances. En 1967, un commando franco-soviétique se disant délégué par la Bibliothèque Lénine, de Moscou, pour consulter les archives de Koussikov, trompa la confiance de leur hôte et subtilisa plusieurs pièces, notamment la lettre d'Essénine. Par chance, le professeur Mc Vay qui prépare une thèse sur Essénine avait pris copie de cette lettre, et il la publia en russe dans la Slavonie and East European Review (de juillet 1968). Ce que voyant, les « sans-scrupules conscients » du stalinisme finirent par renvoyer, sous enveloppe expédiée de Paris, la lettre d'Essénine à son destinataire : le mauvais coup était raté. A notre tour, nous reproduisons ce précieux document en russe, avec une traduction en regard. (Il était malaisé de traduire littéralement : certains jeux de mots obscènes déforment des noms d'écrivains. Il fallait choisir entre la déformation de noms inconnus en France et l'obscénité. On s'est efforcé de conserver le ton familier et grossier de la lettre.) Le lecteur jugera de la valeur du document pour l'histoire littéraire et de l'intérêt qu'ont eu les communistes de vouloir le faire disparaître. • Cr. • L'(?cole soviéliquc ùu suicide •• pnr B. Souvnrine, dons Esope, du 15 juillet 1956, cl • Dcslim\t' tl'~crlvains •• pur lvnnov-Huzoumnlk, dnns le Contrai social, n°• 5 el 6 de 1964, cl n° 1 de 1965.
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